• Aucun résultat trouvé

Modèle préindustriel de l’articulation entre parcours d’entrée en vie adulte et

Chapitre 2 : Problématique et questions de recherche

2.1 Modèle préindustriel de l’articulation entre parcours d’entrée en vie adulte et

Il existe une diversité d’idées reçues sur les sociétés africaines préindustrielles. Ces idées reçues sont d’ailleurs souvent véhiculées tout en ignorant le fait que les réalités, d’un bout à l’autre du continent, sont diverses. Nous tentons ici à partir de quelques auteurs, et sur la base d’exemples de certains clans ou tribus, de faire ressortir les principales caractéristiques du modèle préindustriel de parcours d’entrée en vie adulte, dont par ailleurs la localisation dans le temps constitue un autre défi scientifique important. Il faut préciser que ce modèle

46

préindustriel de parcours d’entrée en vie adulte s’inscrit bien dans le cadre d’une socialisation de type communautaire, tel que présenté à la section 1.3.1.

Le Thành Khôi (1965) distingue trois phases marquantes de la socialisation dans les sociétés africaines traditionnelles. D’abord vers l'âge de sept ou huit ans, les enfants reçoivent une éducation générale qui constitue la base du processus de socialisation : ils s'imprègnent à ce moment des croyances de leur groupe social, en ce qui concerne ses origines, ses mythes, son totem, sa morale et ses traditions guerrières. La seconde phase a lieu plus tard, vers l’âge de douze ans, et permet aux enfants, dépendamment de la fonction de leur père, d’apprendre progressivement les secrets d’un métier pour prendre la relève de leur père. La troisième étape, enfin, représente la véritable initiation par laquelle les jeunes, dans la solitude, le jeûne, la peur et la souffrance, accèdent à un statut de personne sexuée dotée de responsabilités. Les épreuves redoutables qu'ils doivent passer leur apprennent non seulement à vivre dangereusement, mais aussi, sous peine de sanctions rigoureuses allant jusqu'à la mort, à respecter la discipline et la solidarité collectives : elles leur insufflent la volonté de préserver le fonds commun de valeurs sans lequel le groupe perd son âme et se désintègre. Comme l’ajoute Le Thành Khôi (1965), les deux fonctions de socialisation et de différenciation se complètent ainsi à travers un processus où chacun est éduqué selon sa place dans l'échelle sociale, mais une morale commune s'impose à tous et intègre tout le monde dans un ensemble cohérent (Le Thành Khôi, 1965, p. 338).

Le système ainsi présenté affiche une rigidité quant à la régulation sociale, à la conservation des valeurs sociales et spirituelles sur lesquelles il repose. Le but étant de prévenir tout changement et de maintenir la cohésion et l'ordre social existant par le biais de la reproduction et de la ritualisation des parcours. C’est pourquoi Calvès et al. (2006) affirment que « dans la plupart des sociétés africaines, la socialisation des jeunes générations est traditionnellement une responsabilité communautaire qui s’effectue sous le strict contrôle des aînés » (Calvès et al., 2006, p. 143).

47 En réexaminant les éléments constitutifs du modèle préindustriel de parcours d’entrée en vie adulte en Afrique, il appert que ce modèle reste activement encadré par les fondements du lien social que nous avions évoqué plus haut : Notion de personne, famille et parenté, hiérarchie, autorité et de pouvoir, dialectique entre dépendance et solidarité, puis le sens du don, du devoir et de la honte. Dans ce contexte, le parcours d’entrée en vie adulte est précédé d’une phase de préparation ultime constituée par une série de rites de passage et de cérémonies initiatiques. Les rites de passage sont décrits dans les sources ethnographiques restituées par Mircea Eliade (1959) et surtout Van Gennep (1909) comme le processus marquant la puberté sociale, qu’il faut distinguer de la puberté physiologique.

Au Bénin, on connait les rites de circoncision et de camp initiatique chez les Tanéka et les Oshori ainsi que les rites d’excision des filles Gourmantché et Waaba comme étant des processus permettant aux jeunes hommes et jeunes femmes concernés d’intégrer la classe démographique et sociale des personnes dotées d’un sexe et susceptibles de cheminer vers la vie adulte. On retrouve aussi des rites de circoncision suivie de camp initiatique chez les Diola du Sénégal (Pison et al., 2001), les Mossi du Burkina et chez plusieurs autres ethnies ou tribus (Peulh, Dogons, Malinkés, Sinikés, Bambaras, Kabiéys, Yorubas, Bozos, et Pygmées équatoriaux). Chez les Peulh du Mali on retrouve le « Tchoodi, » qui est un rite au cours duquel les femmes reçoivent des tatouages très douloureux sur le contour de la bouche, tandis que chez les Peulh du Bénin on retrouve le « Goja » (Guichard, 1990) qui prépare l’entrée en vie adulte des jeunes hommes par un processus où ces derniers affichent leur bravoure grâce à des acrobaties et à la flagellation. Au Cameroun, le rite Sò et sa retraite initiatique marquent l’entrée des garçons Béti dans la sphère des hommes (Mbala Owon, 1982; Atangana, 1945) tandis que le Mevungu prépare les filles pubères à leur futur rôle d’épouse et de mère (Ngoa, 1968; Laburthe-Tolr, 1985). Il y a aussi le très redoutable rite de l’Oukouli, cérémonie d’initiation pour les jeunes chez les Hamer d’Éthiopie ou le Saginé des Surma éthiopien (Abbink, 1999).

48

Le contenu des rites qui apprête l’individu à entrer dans la vie adulte révèle que les rites masculins se définissent par un rapport problématique à la filiation alors que les initiations féminines sont généralement orientées vers le mariage. Il n’en reste pas moins que plusieurs rites féminins soient composés d’épreuves rituelles, de révélations de secrets et d’enseignement initiatique (Azria et al., 2010): On peut citer à titre d’exemple le Tchoodi chez les Peulh, le mevungu chez les Beti au Cameroun, le Sande des Kpelle en Sierra Leone, le Chisungu des Bemba en Zambie, ou le Ndjembe des Myene au Gabon.

En fait, on pourrait citer quasiment autant d’exemples de rites que de sociétés traditionnelles. Au-delà de leur diversité, il semble que le sens fondamental de l’ensemble de ces rites reste le même. Van Gennep (1909) dira d’ailleurs que ces « rites prennent place dans tout un ensemble organisé, allant des rites de la naissance à ceux de la mort et c’est pourquoi ils ne peuvent être compris que si on les situe dans cette totalité » (Van Gennep, 1909, pp. 13-14) : comme on dit, l'Afrique (traditionnelle) est une multitude de sociétés initiatiques où tout est rites (rite de passage ou rite initiatique).

Toutes les sociétés traditionnelles se sont préoccupées d’organiser le passage à l’âge adulte en proposant un modèle initiatique aussi efficace que possible pour réaliser de la façon la plus économique les transformations et l’acquisition des capacités sociales inhérentes à cet âge (Galland, 2011). Pour Van Gennep (1909), les rites qui préparent l’individu à entrer dans la vie adulte constituent un élément important du fonctionnement des sociétés traditionnelles, que l’on peut caractériser de sociétés « compartimentées » dans la mesure où les compartiments sociaux y sont bien isolés les uns des autres et qu’en particulier l’enfance se distingue nettement de l’âge adulte (Van Gennep, 1909, p. 114). Il s’agit alors pour les adultes d’intégrer les enfants au groupe social en leur imposant des épreuves relativement violentes, qui exigent une soumission totale, où le corps est directement concerné, recevant les marques tangibles qui doivent le situer dans la lignée des sexes et des générations. En même temps, le sujet reçoit un enseignement destiné à l’introduire aux secrets de la tradition (Galland, 2011). Van Gennep (1909), distingue trois phases du parcours initiatique : la séparation, la réclusion en marge ou limen (liminalité, seuil) puis

49 l’agrégation et le retour. La séparation est toujours brutale, l’enfant est comme arraché à sa famille et on feint de faire croire qu’il ne reviendra pas, comme s’il était destiné à une mort certaine. La phase de réclusion peut être assimilée à un semblant de retour dans le ventre maternel. Les néophytes, le plus souvent relativement nus, sont réunis dans un lieu et subissent des épreuves tant physiques que psychiques puis reçoivent un enseignement social, moral, religieux et pratique qui les introduit au monde des croyances, des pouvoirs occultes, de la magie, des mystères de la filiation, de la sexualité et de la génération. Circoncision, excision, infibulation et autres mutilations visent, à conférer un statut de personne dotée d’un sexe bien défini, en supprimant les signes d’ambiguïté sexuelle propres à l’enfance. Cette phase s’achève par des rites qui miment l’accouchement et qui font clairement comprendre à l’initié qu’il est définitivement mort à sa condition d’enfant, radicalement séparé du monde maternel et affranchi de la bisexualité (Galland, 2011). Enfin l’agrégation ou retour consacre la réinsertion sociale, mais avec un nouveau statut et de nouveaux rôles sociaux. Le rite permet de superposer l’idéal du moi avec l’idéal du groupe, d’affirmer la primauté du collectif sur l’individuel (Gluckman, 1962). C’est un puissant outil de socialisation, qui permet à la société de contraindre l’individu à adopter des comportements conformes à ses valeurs et normes. Ces rites apparaissent alors non seulement comme élément central d’une forte régulation sociale, mais aussi comme important vecteur de reproduction sociale (Bozon, 1997; Bonhomme 2006). L’aspect formel du rite est tout aussi important que sa signification sociale : il constitue, pour le sujet, un moment d’apprentissage de la société, qui lui permet d’être intégré dans de nouveaux réseaux d’échanges matériels et symboliques et d’être initié aux mythes et aux fondements sacrés de la communauté (Bozon, 1997).

En dehors de son rôle formateur, intégrateur et d’identification formelle à un sexe, le rite vise à préparer le jeune homme ou la jeune femme à assumer efficacement les rôles traditionnels, dévoués au statut d’adulte en devenir : le mariage, la procréation, et la perpétuation du groupe, de ses normes et de ses valeurs. S’il est vrai que ces rites existent encore dans plusieurs communautés à travers l’Afrique, il faut reconnaitre que surtout en milieu urbain, ils ont quasiment disparu avec certainement des conséquences encore mal

50

connues sur les formes de régulation sociale, les parcours de vie et les parcours d’entrée en vie adulte.

2.2 Facteurs sociohistoriques influençant le modèle traditionnel de parcours d’entrée en vie