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Avatars de l’économie monétaire et crises économiques

Chapitre 1 : Lien social et socialisation en Afrique de l’Ouest

1.4 Les facteurs socio-économiques et démographiques porteurs du changement

1.4.3 Avatars de l’économie monétaire et crises économiques

L’introduction de la monnaie dans le contexte africain a été le moteur de changements importants dans les structures sociales. Avec en plus les crises économiques et leurs corollaires de chômage et de pauvreté dans un environnement où l’argent s’est largement installé dans toutes les instances de la vie quotidienne, les rapports familiaux sont appelés à s’adapter. L’Afrique a en effet été soumise à un contexte contradictoire de monétarisation accrue de l’ensemble des rapports sociaux et de raréfaction simultanée des ressources monétaires (Marie et al. 1997, p. 424). Kokou Vignikin (1992) explique comment, avec la pénétration coloniale, de nouveaux besoins sont apparus. L’introduction des cultures de rentes et la levée des taxes civiques ont déstabilisé les principes fondamentaux de l’organisation sociale communautaire par le biais de l’émergence de la logique capitalistique d’accumulation et l’évolution vers la propriété privée (Pilon et Vignikin, 2006) dans des sociétés où, comme on peut le lire chez Marie (1997), la ressource monétaire avait toujours rempli une fonction de médiation et de régulation des rapports sociaux.

Cela se vérifie déjà dans les relations entre hommes et femmes (le paiement de la compensation matrimoniale, la dot...), entre aînés et cadets (dans le cadre du système d’avances-restitutions, de l’héritage...), entre ressortissants d’un même collectif (dans le cadre familial, lignager ou rural, participer à des cérémonies comme le baptême, le mariage ou les funérailles, s’accompagne d’une obligation d’apporter sa « quote-part »). Traditionnellement, la ressource monétaire trouve l’objet de sa circulation dans le fonctionnement du don et du contre-don, et plus encore de la dette entre générations qui participe à l’assignation des places et rôles individuels (Marie et al., 1997, p. 424).

41 L‘argent est à ce titre un moyen d’accumuler divers capitaux socio-économique (femmes, intrants, etc.) et de nature symbolique (prestige social, influence, rang, créances). Ce qui a changé donc, ce sont les nouveaux besoins qui sont apparus, c’est aussi l’apparition de nouveaux produits d’origine occidentale, permettant désormais de relever le prestige social individuel ainsi que la possibilité maintenant offerte d’accumuler du capital culturel en dehors du cercle familial (scolarisation, diplôme ou formation professionnelle) et de réaliser une accumulation privée de capitaux par le biais du salariat. Dans ce contexte, la monétarisation tend à ne plus être seulement au service de la reproduction de rapports sociaux préexistants, ces rapports se renouvellent, s’adaptent ou se transforment.

Depuis la fin des années soixante-dix, la crise économique s’est installée en Afrique. Il s’agissait au départ de la « tragédie des cycles économiques » et des effets de la crise économique mondiale des années 1970 (Severino et Ray, 2010). Ensuite, l’Afrique a été le théâtre de la « crise des ciseaux », dans les années 1980-1990 caractérisé par un poids croissant de la dette, conjugué à une baisse des revenus des exportations (Severino et Ray, 2010). Dans le même temps, l'aide publique au développement sert de plus en plus au refinancement de la dette souveraine africaine envers les créanciers publics, et de moins en moins à l'investissement tant économique que social. Cette crise s’est complexifiée du fait des fameux plans d’ajustements structurels successifs imposés par les institutions de « Bretton Woods » prônant le dogme du « moins d'État » comme mesure corrective, accompagnés de leurs cortèges de mesures déflationnistes8, puis la dévaluation du franc CFA dans les années 90 qui renchérit le coût de la vie par le biais de l’augmentation du coût des produits importés et des produits locaux. Tous ces facteurs concourent à mettre radicalement en cause le contrat social (Marie et al., 1997; Antoine 1992; Vimard, 1993; Pilon et Vignikin, 2006).

8 Désengagement de 1’État; privatisations assorties de compressions de personnel; « dégraissages » des

effectifs de la fonction publique; faillites, dépôts de bilan et licenciements collectifs; blocages des salaires et suppression des avantages indirects; aggravation de la pression fiscale; détérioration des services publics - santé, assainissement, transport, école - etc.

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Face à l’incapacité de plus en en plus marquée de subvenir de façon adéquate aux besoins de leurs membres, les familles africaines adoptent de nouveaux comportements en matière de constitution, des unions conjugales, d’éducation et de socialisation des enfants (Pilon et Vignikin, 2006, p. 94). I1 s’avère ainsi que cette crise aux multiples visages et quasi permanente depuis les années 70, n’est pas seulement économique, mais indissociablement sociale et politique. En l’occurrence la crise économique combinée à la forte démographie et la poussée de la scolarisation met à rude épreuve la capacité des États africains à enrôler les diplômés. Les solidarités publiques sont en panne et les solidarités sociales sont extrêmement sollicitées. Achille Mbembe (1992), souligne que les crises économiques n’affectent « pas seulement l’institution étatique en tant que telle », mais elles menacent aussi et surtout de « pourrir l’ensemble de la fabrique sociale » (Mbembe, 1992, p. 44).

D’autres crises interagissent avec les trois types de facteurs clés présentés pour induire en Afrique des transformations du lien social et de la régulation sociale. Ces transformations demeurent encore faiblement étudiées. Au nombre des autres crises, on peut noter l’épidémie du VIH-Sida et les conflits armés.

S’il est vrai que le changement social enclenché en Afrique semble marquer une mutation de la famille élargie vers la famille nucléaire puis de la famille nucléaire vers la famille « individu », les auteurs ne sont pas unanimes sur les tendances en cours. De la même manière, l’hypothèse d’une évolution conséquente du modèle communautaire vers le modèle d’hyper-individualisation ne fait pas l’unanimité.

Certains auteurs (Marie 1997 et al., Marcoux et Piché 2001, Pilon et Vignikin 2006, Antoine 2007, etc.) pensent en effet, que les facteurs de changement social, ne conduisent pas la famille africaine vers le modèle nucléaire et la socialisation africaine vers le modèle

43 d’hyper-individualisation de façon stricto sensu. Certes, les ménages nucléaires font partie du paysage familial, mais ils n’en constituent pas le modèle dominant.

Il faut reconnaitre que sur la base de la littérature, il n’est pas aisé d’identifier à travers le temps les transformations de la socialisation, des parcours de vie et de la régulation sociale qui accompagnent les facteurs socio-économiques et démographiques abordés plus haut.

Notre travail aborde la problématique de la dynamique du lien social et de la socialisation à travers le temps en se focalisant sur une portion importante des parcours de vie individuels : le parcours d’entrée en vie adulte de deux générations de Cotonois, marquées par des contextes socio-économiques et démographiques fort différents.

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