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L’HOMME OCCIDENTAL ET LA NUIT

1.1 UNE RELATION AMBIVALENTE

1.1.2 La nuit, moment de la « dénormalisation » sociale par excellence ?

1.1.2.2 Une redistribution du jeu diurne ?

La relation à « l’autre »

La nuit est souvent synonyme de réduction de sentiment de sécurité en cas d’isolement, ainsi que d’une augmentation de la taille de ce que l’on pourrait appeler la « sphère cognitive » – cette bulle qui entoure chaque individu et à l’intérieur de laquelle toute intrusion sera perçue comme une agression. Mais la nuit est aussi synonyme de rapprochement des corps dans les lieux festifs. Bars, discothèques, bals, concerts de musiques actuelles, les exemples sont nombreux dans lesquels nul besoin d’un but de séduction pour que, rapidement et l’alcool aidant souvent, chacun accepte de réduire considérablement cette sphère, laissant dans ces lieux les corps tout autant que les conversations se croiser, se frôler, se toucher voire s’entrechoquer. Ici, pratiquement tous les comportements paraissent « normaux ». Aucun n’est réellement stigmatisé ; tout au plus font-ils sourire, jusqu’au lendemain, où la norme fera son retour avec le jour. De nuit, « l’autre » apparaît beaucoup plus accessible. Murilo Cardoso de Castro écrit, dans un article à propos de Vladimir Jankélévitch, que « La nuit tout est possible, et les difficultés de l’action et de la connaissance fondent comme par enchantement dans l’immensité océanique de l’ombre. La lumière, au fond, est plus décourageante encore que rassurante : elle nous révèle un monde cloisonné, compartimenté et articulé en corps impénétrables qui n’occupent chacun que leur portion d’étendue ; l’espace est ce qui distribue les places et délimite, sur la mappemonde de la nature, des territoires bien extérieurs les uns aux autres ;

68 T

REPOS J.-Y., 2002, « La nuit, entre métaphore et synecdoque (Présentation) », Le Portique [En ligne], n° 9, 2002, mis en ligne le 08 mars 2005, consulté le 30 août 2010. URL : http://leportique.revues.org/index168.html

indifférent aux corps qui le meublent, l’espace diurne veut pour chacun un lieu privé, et absolument exclusif de tout autre. »70

Quelques moments et lieux d’inversion des jeux sociaux

La ville nocturne donne indéniablement chez ses jeunes usagers la sensation qu’elle leur appartient, et donc la sensation d’une liberté accrue. Parmi les causes de cette sensation, on trouve l’inversion des jeux sociaux tels qu’ils se présentent « habituellement », c'est-à- dire en période diurne. Comme pour les rites d'inversion qui, dans les sociétés stratifiées, font qu'en certaines occasions l’ordre hiérarchique s’inverse71, la nuit est le moment où les jeunes passent « maîtres du jeu » : ils ne sont plus « au service de » (travail diurne, répartition des responsabilités en fonction des âges), mais sont servis dans les restaurants, les bars, les boîtes de nuit ou encore les salles de concerts (mais une fois la fête terminée, chacun retourne à sa « position sociale »). Le fait de devenir les utilisateurs majoritaires de la ville nocturne renforce, chez ces classes d’âges, ce sentiment d’inversion des rôles diurnes (figure 1).

Figure 1 « La ville la nuit : une appropriation inversée en fonction de l’âge ».

Lamand (2006), d’après le sondage SOFRES « Les français et le temps dans la ville » de mai 2001.

Autour de ces « points chauds » de la vie nocturne se dessinent les zones vides d’activités (zones résidentielles, espaces commerciaux), voire les zones « à éviter la nuit » (certains quartiers périphériques ou certaines rues du centre-ville). Il est intéressant de noter que chaque groupe social a, de nuit comme de jour, ses propres critères de définition de ce qu’est un « quartier à éviter » et « un bon spot pour faire la fête ». Ainsi, par exemple, si les quartiers de boîtes de nuit sont recherchés par certains, ils seront soigneusement évités par d’autres qui leur préfèreront les « petites rues à troquets ». Toutes ces pratiques dessinent une ville nocturne en archipels, dans laquelle ces moments et ces lieux d’inversion – toute relative – des jeux sociaux diurnes apparaissent bien restreints (Figure 2).

70 D

E CASTRO M.C., 2009, « Vladimir Jankélévitch : le nocturne », Philosophia perennis [En ligne], mis en ligne le 1er

février 2009. URL : http://sophia.free-h.net/spip.php?article415

71 JOURNET N., 2001, « Les rites de passage », Sciences Humaines, Les hommes en question. Pouvoir, identité, rôles..., n°

En outre, Gwiazdzinski montre dans ses travaux sur Strasbourg la nuit72, que les médias viennent aider la lumière à grossir les traits de la ville nocturne en stigmatisant « les quartiers à éviter », embellissant d’autant plus les « quartiers qui bougent ». Ainsi, chaque ville a désormais son lot de petits magazines gratuits posés sur les présentoirs des bars, discothèques, salles de concerts et financés essentiellement par des encarts publicitaires pour ces structures, ne servant donc, au final, qu’à leur servir la soupe promotionnelle dont elles se nourrissent. À bien regarder cette masse de mensuels publicitaires, on entrevoit une ville nocturne aux pratiques très ségréguées : il y a à notre disposition un « gratuit » nous informant des lieux du jazz, un « gratuit » pour la musique classique et le théâtre, un « gratuit » pour la restauration et – de façon incontournable – un « gratuit » relatant grâce au poids des photos les soirées des diverses discothèques de la ville. Ainsi, chaque groupe de noctambules a son magazine, correspondant à son utilisation de la (sa) ville nocturne.

Figure 2 Schématisation de la ville nocturne festive en archipels. D’après Lamand73.

72 GWIAZDZINSKI L., 2002a, La nuit dimension oubliée de la ville, entre insécurité et animation, thèse de Doctorat en

géographie, Faculté de géographie de Strasbourg, sous la direction de CAUVIN-RAYMOND C.

73 LAMAND T., 2006, La nuit dans les nouvelles temporalités urbaines, mémoire de Master I d’urbanisme, sous la direction

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