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L’HOMME OCCIDENTAL ET LA NUIT

1.1 UNE RELATION AMBIVALENTE

1.1.2 La nuit, moment de la « dénormalisation » sociale par excellence ?

1.1.2.3 Et pourtant, une nuit ségréguée

Une ségrégation par le travail

Le recours au travail de nuit tend à se développer : si, en 2005, 15 % des salariées travaillaient habituellement de nuit, en 2010 ce chiffre se rapproche de 20 %. Le CESE considère ainsi qu’il devrait être considéré comme une véritable question de santé publique et figurer dans le Plan « santé au travail » 2010-2014. Car, s’il est apprécié par certains qui l’ont choisi, il n’en reste pas moins que le travail de nuit – qui n’est pas la norme, ni même la « normalité biologique » au regard du rythme de vie diurne de l’homme – « ségrègue » fortement nos sociétés du « non-stop ». Ainsi la ville diurne a-t-elle besoin, pour pouvoir fonctionner, d’une ville nocturne faite de « petites mains », sous contrats souvent précaires, s’affairant pour nettoyer les bureaux des immeubles « tertiarisés », des universités, des technopôles. C’est d’ailleurs dans la nécessité de « continuité de l’activité économique » (qui reste aujourd’hui, aux dires du CESE, à préciser) que le Code du travail va chercher une des justifications du recours au travail de nuit. Ainsi, les places financières de La Défense, à Paris, « ne peuvent s’arrêter » : lorsque les Bourses européennes ferment, les places américaines prennent le relais, puis vient le tour des places asiatiques avant la reprise, le matin, des places européennes.

Le 8 juillet 2010, le CESE a adopté un avis soulignant l’impact du travail de nuit sur les conditions de vie et de travail (déroulements de carrière et accès aux formations moins aisés) des salariés. Le travail de nuit entraîne des perturbations de la vie sociale et familiale des salariés et fait peser des risques sur leur santé (voir troisième chapitre de cette partie). Aussi, le CESE souhaite la création d’un repos compensateur minimal légal pour donner aux travailleurs nocturnes un temps de repos supplémentaire. Les autres propositions concernent l’amélioration des conditions de travail (ménager des temps de pause, aménager les postes en fonction de critères ergonomiques, etc.), ainsi que l’articulation de la vie familiale et professionnelle (développer des modes de garde sur horaires décalés, prise en compte du temps et des coûts de transports la nuit).

Une ségrégation par les usages

Les usagers de la nuit festive cherchent les lieux qui leur ressemblent et, finalement, la ségrégation entre les différents lieux de fêtes reste très prononcée. Ouverts, mais sur leurs semblables, c’est ainsi que l’on pourrait définir les utilisateurs de la ville nocturne. Cette sensation de n’être plus entouré, de nuit, que par des personnes qui nous sont semblables n’est pas étrangère au fait que ce temps soit en-dehors du travail. Le temps des relations professionnelles, plus ou moins forcées, laisse place au temps des retrouvailles familiales, amicales ou amoureuses. Léo Ferré résumait cette idée en une phrase laconique : « La nuit les cons dorment, voila pourquoi j’aime la nuit ! ».

Ainsi, les noctambules opèrent, souvent en s’en défendant, une ségrégation ethno-spatiale, voire socio-spatiale. La différence d’usages la plus flagrante est celle qui oppose les tenants de l’utilisation de l’espace public aux tenants des espaces privés qui, eux, sortent pour

« entrer dans »74. Ceux-ci préfèreront ainsi utiliser les bars, les boîtes ou les appartements privés pour leurs festivités, alors que les autres feront de l’espace public le refuge de toute une soirée, souvent en déambulant de place en place au gré des rencontres.

Il est des heures où ces deux types de comportements se rencontrent, se croisent, souvent dans une incompréhension mutuelle : à 2 h 00, quand les bars ferment leurs portes, et à 5 h 00 quand c’est au tour des boîtes de nuit. Les usagers des espaces privés débordent alors sur l’espace public qui, de par les différences entre les deux modes d’utilisation du nocturne, est souvent perçu comme l’espace potentiellement dangereux.

Une ségrégation par les moyens

La ville nocturne ne se donne pas. Elle est chère, très chère au regard des tarifs pratiqués en journée. Le coût des loisirs nocturnes est très élevé, mais dans un contexte de représentation sociale il apparaît que les usagers de la nuit sont enclins à payer pour entrer dans les salles de concerts, les restaurants, les bars ou encore – surtout, au vu des tarifs – les discothèques. Une part non négligeable des usagers de la nuit utilise d’ailleurs cet espace- temps pour montrer son argent (il faut « s’habiller pour sortir », et aller « se faire un resto » avant d’aller « boire un verre » et éventuellement « (se) finir en boîte »). Par ailleurs, la grande majorité des activités nocturnes se fait dans les lieux privés, lieux exigeant un droit d’entrée et/ou la consommation sur le lieu.

La mobilité nocturne coûte également plus cher, surtout si l’on réside en zone périurbaine : la desserte des transports en communs vers le centre ville, qui regroupe l’essentiel de l’offre d’activités, est moins importante la nuit, obligeant souvent à l’utilisation, directe ou indirecte, d’un véhicule personnel.

L’enquête de 2001 intitulée « Les français et le temps dans la ville », réalisée par la SOFRES, montre très bien que la fréquence d’usage de la ville nocturne est directement proportionnelle aux revenus mensuels. La nuit, en ville, est faite par et pour les hauts revenus qui sont aussi les plus forts « consommateurs » de ville.

Enfin, le ressenti visuel durant une déambulation nocturne est d’autant plus violent que la ville, la nuit, donne à voir sans fard le blanc comme le noir sans toute la gamme de gris entre ces deux valeurs que l’on peut voir durant la journée : une population aisée s’amusant aux terrasses des restaurants et autres bars côtoie, pour une partie de la nuit, une population dont la rue est le dernier refuge. Dans la ville nocturne il n’y a presque, visuellement, que deux catégories de personnes : celles qui rentreront d’un pas pressé, qui prendront leur voiture, le dernier métro ou le dernier bus, et celles qui resteront dormir sur la bouche d’aération au-dessus des voies, ou sous l’abribus si la municipalité n’a pas, par souci de « tranquillité publique », installée un mobilier urbain dernier cri interdisant à l’Homme de s’allonger.

Souvent ces deux populations s’évitent, ou du moins essayent de s’ignorer pour ne pas gâcher la fête des uns, alors que les autres parfois, provoquent. L’alcool ne génère pas les mêmes réactions chez les uns, qu’il va égayer, que chez les autres où il est bu dès le matin et où il va faire naître l’agressivité du désenchantement et du désespoir.

Une ségrégation par les pratiques du « monde de la nuit »

Lieux qui gonflent les tarifs pour s’afficher « selects », « tenue correcte exigée », horaires de gratuité pour les filles, discothèques à l’entrée desquelles un code vestimentaire est à respecter, sans parler des contrôles au faciès par des « videurs » (aussi appelés « physionomistes », terme désignant leur capacité à reconnaître. « Re-connaissance » utilisée ici sans connaissance préalable mais sur des critères subjectifs dictés pas la direction de l’établissement). Ordre leur est donné de faire entrer en priorité les jeunes filles, puis les jeunes hommes « avec lesquels on sait par expérience que l’on aura moins de problèmes », mais surtout pas les jeunes arrivés des banlieues avoisinantes. En France, l’association SOS Racisme a médiatisé ces pratiques au travers de « testings » aux entrées de boîtes de nuit, de salles de concerts et autres lieux de festivités, poussant certains gérants d’établissements du « monde de la nuit » à reconnaître leur existence. Malek Boutih, président de SOS Racisme, fait une distinction dans la manière dont ces endroits pratiquent leur sélection :

« Soit elle se veut totale et pas un seul étranger n’entre, mais c’est de plus en plus rare ; soit elle se base sur des quotas avec tant de Blacks et pas plus, tant de Beurs et pas plus. »75

Karelle Ménine, journaliste pour l’Humanité, cite ainsi, dans un article paru le 21 mai 1999, une personne victime de ce qui est maintenant communément appelé « le contrôle au faciès » :

« Certains samedis, je vais faire trois ou quatre boîtes de nuit avant d’en trouver une qui m’accepte avec mes copains. C’est classique, mais qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse ? À la limite, si toute la file d’attente se révoltait contre ces procédures, cela pourrait faire réfléchir les dirigeants de discothèques, mais souvent les gens ne réalisent même pas pourquoi on n’entre pas… Et dire que certains s’étonnent de voir des bandes traîner dehors… mais où aller ? »76

Ainsi donc, la « dénormalisation sociale » permise par la ville nocturne ne serait qu’illusoire et la nuit urbaine synonyme de limitations ? Sandra Mallet vient corroborer ces observations, en affirmant à la suite des travaux précurseurs de Coquelin77 puis de Gwiazdzinski que « la nuit, c’est bien la présence de limites, en offrant un sentiment de

75 M

ENINE K., 1999, « Montre-moi ta couleur, je te dirai si tu rentres ! », l’Humanité daté du 21 mai [en ligne]. URL : http://www.humanite.fr/1999-05-21_Societe_Montre-moi-ta-couleur-je-te-dirai-si-tu-rentres.

76 MENINE K., 1999, « Montre-moi ta couleur, je te dirai si tu rentres ! », l’Humanité daté du 21 mai [en ligne]. URL :

http://www.humanite.fr/1999-05-21_Societe_Montre-moi-ta-couleur-je-te-dirai-si-tu-rentres.

sécurité et de solidarité, qui permet l’illusion d’une liberté plus grande. »78 Ainsi, « les transgressions ne se font pas en-dehors des limites mais à l’intérieur des barrières temporelles et spatiales, suivant des codes, des normes et s’inscrivant dans des réseaux fermés. […] Cette version de la ville, plus fermée mais aussi plus secrète que celle exposée en plein jour, constitue la vraie ville de ces noctambules, leur liberté, leur plaisir. »79

78 M

ALLET S., 2009, Des plans-lumière nocturnes à la chronotopie, Vers un urbanisme temporel, Thèse de doctorat en

urbanisme à l’Institut d’Urbanisme de Paris, présentée le 17 novembre 2009, sous la direction de PAQUOT T, p. 103.

79 MALLET S., 2009, Des plans-lumière nocturnes à la chronotopie, Vers un urbanisme temporel, Thèse de doctorat en

urbanisme à l’Institut d’Urbanisme de Paris, présentée le 17 novembre 2009, sous la direction de PAQUOT T, p. 103.

« Oh ! contemplez le ciel ! et dès qu'a fui le jour, En tout temps, en tout lieu, d'un ineffable amour, Regardez à travers ses voiles ;

Un mystère est au fond de leur grave beauté, L'hiver, quand ils sont noirs comme un linceul, l'été, Quand la nuit les brode d'étoiles. »

Les feuilles d'automne, Victor Hugo.

1.2 LA NUIT DES ARTISTES, DE L’IMAGINAIRE ET DE LA

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