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L’HOMME OCCIDENTAL ET LA NUIT

1.1 UNE RELATION AMBIVALENTE

1.1.1 Des peurs enfantines aux cauchemars adultes 1 Nuit et rêves

1.1.1.2 Les peurs adultes

La peur de la nuit apparaît « normale » quand il s’agit d’enfants, mais elle l’est tout autant pour des adultes. Entre les dires populaires et un certain atavisme qui leur est lié, la disparition des principales fonctions cognitives liées à la vue, les actualités faisant la part belle aux faits divers subvenus « dans la nuit » et des séries télévisuelles mettant en scènes des policiers ou détectives agissants principalement « quand toute la ville dort », la nuit reste – même dans l’imaginaire adulte – le moment du risque. Ajoutons à cela des mythes ancestraux qui font du noir la couleur « impure », celle de la chute, de la traîtrise, du complot, et la panoplie des ingrédients de la peur devient complète.

Des sensations confuses qui désorientent

« Ne rentre pas trop tard, surtout ne prend pas froid ». Ces « mots des pauvres gens » que chantait Léo Ferré pourraient traduire la peur des « mauvaises rencontres » qui se trouve décuplée chez la plupart des personnes dès que la nuit tombe, dès qu’est passé le moment « entre chien et loup » et qui pousse tout un chacun à recommander la prudence pour tout déplacement nocturne.

Jean-Jacques Rousseau associe la peur de la nuit – mais certainement pouvons-nous étendre ses réflexions à la peur dans la nuit – au ressenti de dangers parfaitement objectifs48. Réminiscences des peurs ancestrales de l’Homme qui doit faire face aux bêtes sauvages durant la nuit ? S’il est certain qu’une part non négligeable de cette peur provient de mécanismes psychologiques, physiologiques ou culturels très anciens49, il n’en reste pas moins que la peur des rues « coupe-gorge », la peur de l’isolement nocturne – car une des clefs de la peur dans la nuit est bien ici – dans une rue ou une ville que l’on ne connaît bien, pour l’avoir arpentée, que sous ses aspects diurnes, est bien réelle.

47 STEPHANOFF M., 2004, « Avoir peur fait-il grandir ? », Peurs et terreurs d’enfance - la lettre de l'enfance et de l'adolescence,

n° 56, p. 95.

48 CABANTOUS A., 2009, Histoire de la nuit, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard.

La perte des repères visuels habituels, laissant place à une quasi hyperesthésie auditive, est l’élément le plus déroutant et pouvant engendrer le plus de mal-être, de stress dans la pratique du nocturne, et des événements anodins de jour prennent, de nuit, une toute autre dimension. La nuit noire privant quasiment l’Homme de sa vue, c’est l’ouïe qui devient le premier sens en éveil, amenant une perception de l’espace environnant totalement différente : les distances deviennent plus difficiles à évaluer grâce aux seuls sons, et les sensations confuses désorientent. L’historien nous rappelle l’ancrage de ces peurs nées de perceptions déformées50 :

« La nuit donne toujours une dimension autre à la réalité, amplifie un détail ou un incident remémorés, un bruit entendu, un souci à affronter, dans l’esprit de l’individu insomniaque ou réveillé. Ces perceptions essentiellement subjectives, aux interprétations souvent pessimistes ou affligeantes mais éprouvées au cœur de l’intime, transforment la nuit en une sorte de loupe psychologique dont la dramaturgie s’estompera avec le jour. Les malades plus encore que les bien-portants subissent la nuit comme un temps qui les laisse impuissants face à leur(s) douleur(s) et à l’angoisse qui s’y trouve associée51. Mais le phénomène ne concerne pas

seulement la personne et ses propres troubles. […] il intéresse tout évènement porteur de rupture qui, nocturne, se transforme pour la collectivité comme pour l’individu en une catastrophe d’une toute autre portée. »52

Marie-Madeleine Davy53, citée par Le Breton54 donne sa vision du rôle des bruits et des sons dans cette désorientation. Sa position peut cependant apparaître comme trop caricaturale, opposant presque une ville tumultueuse mais réconfortante à des ténèbres rurales dans lesquelles remonteraient du plus profond de nous « des bêtes sauvages » :

« Lorsque l’homme se trouve seul, éloigné du tumulte des villes, écrit Marie-Madeleine Davy, il perçoit les voix des bêtes sauvages qui font en lui litière. Il sursaute en éprouvant une certaine panique difficile à surmonter. En effet, il ignorait nourrir en lui-même les animaux dont il perçoit les clameurs. »55

Des préoccupations sécuritaires entretenues

La nuit, on dort ; et si par malheur vous ne dormez pas, cela vous classe. « Minuit, l’heure du crime » : le jour serait du côté de l’ordre, la nuit du côté du catastrophique, de la criminalité, de la délinquance bref, de ces grandes peurs.

Là encore, l’historien rappelle à nous la « concordance des temps » en matière de ressenti collectif face à « la tragédie de l’évènement » nocturne56. Mémoires, « Affiches » ou, plus tardivement, périodiques ont gardé traces de catastrophes survenues dans le temps

50 C

ABANTOUS A., 2009, Histoire de la nuit, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, p. 46.

51 BURKHARDT A., Les Clients des saints. Maladies et quête du miracle à travers les procès de canonisation de la première moitié

du XVIIe siècle en France, Rome, École Française de Rome, p. 505-506. Cité par CABANTOUS A., 2009.

52 CABANTOUS A., 2009, Histoire de la nuit, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, p. 46.

53 D

AVY M.-M., 1984, (3e édition), Un itinéraire : à la découverte de l'intériorité, Paris, Desclée de Brouwer. 54 LE BRETON D., 1999, L’Adieu au corps, Paris, Métaillé.

55 LE BRETON D., 1999, L’Adieu au corps, Paris, Métaillé.

nocturne : tremblements de terre, inondations, orages et, plus encore, incendies. Ces événements, lorsqu’ils se produisent de nuit, participent à la rupture du temps théoriquement consacré au sommeil et l’ancrent ainsi dans la catastrophe.

Ces peurs collectives, si elles prennent d’autres formes, sont encore présentes de façon récurrente dans le discours politique, mais aussi – surtout – dans le discours du nouveau média de masse qui a remplacé les « Affiches » ou les périodiques57. Car l’un des vecteurs de l’assimilation de la nuit à l’insécurité est bien le fait divers relayé par les médias régionaux ou nationaux. Le braquage a toujours eu lieu « la nuit dernière », les « échauffourées entre jeunes et forces de l’ordre » se sont déroulés « cette nuit », tel violeur ou tel meurtrier a fait une victime « hier soir, tard dans la nuit, alors qu’elle rentrait chez elle ». Le fait que les journaux télévisuels ou radiodiffusés soient essentiellement produits, vus et écoutés durant la journée pousse à la mise en avant de « la nuit » comme décor global, général et quasi acteur de beaucoup de drames sociaux et de faits divers.

Cette mise en scène de la nuit se retrouve bien évidemment dans beaucoup de films, mais plus encore dans les téléfilms de fiction policière – les « polars » et autres téléfilms traitant « d’unités spéciales » de la police criminelle ou du FBI et distillant leur ambiance sécuritaire chaque soir en « prime time ». La nuit est actrice des pires crimes, des pires disparitions ; c’est la nuit que le policier ou l’enquêteur de « l’unité spéciale » doute, cherche, enquête avec son équipe et se trouve aux prises avec ses démons intérieurs – qui doivent aussi être ceux de chacun de nous, pour que l’assimilation fonctionne à plein – et avec « ce que l’homme peut faire de pire ».

Le succès de ces productions télévisuelles, dans lesquelles sont omniprésentes la criminalité et l’insécurité n’est pas un hasard. Le spectateur ressent le besoin de se confronter à ses peurs pour se rassurer. Ce sont donc bien des mécanismes de réassurance de la part des personnes qui sont à l’œuvre : le spectateur de ces fictions croit pouvoir appliquer les conseils des « experts du crime et de l’insécurité » lors, par exemple, d’un déplacement dans la ville nocturne, et pense ainsi être mieux prémuni contre les risques.

Mais le bât blesse lorsque l’on compare les « scénarios du pire » de ces téléfilms avec la réalité de la nuit telle qu’elle est. Lors d’un entretien personnel informel avec un commandant de gendarmerie, celui-ci a ainsi résumé ce problème d’une perception de la violence amplifiée et déformée par tout un ensemble médiatique :

« le meilleur moyen de ne pas penser que la nuit dehors c’est Règlement de comptes à OK Corral tous les soirs c’est d’arrêter de regarder TF1 »

On trouve chez Nietzsche les premiers décryptages des pulsions qui poussent l'homme à éprouver plus d'attrait pour ce que représentent chez lui le nocturne, les ténèbres que pour la lumière. En imaginant ou amplifiant un monde pessimiste, noir, effrayant, on alimente

un pôle négatif qui s’oppose à notre vie quotidienne, nous permettant de la percevoir comme étant « meilleure ».

L’imaginaire du noir, de la chute aux complots

La couleur noire est fortement associée à des éléments supposés appartenir à l'autre côté du monde, en particulier les ténèbres ; l'origine de cette symbolique réside dans le fait que le noir est la couleur de la nuit, de l'obscurité, du non-vu car du non-visible. La mythologie juive dépeint ainsi Lilith, la Lune Noire, mauvais démon de la nuit, parfaite compagne de Satan et une meurtrière d’enfants. Les messes sont dites « noires » quand elles servent des idoles ou Lucifer, l’Ange Déchu ; quand elles sont traîtrise, complot, désobéissance ou rébellion contre le Dieu de lumière.

Le noir est la couleur de la chute, du péché ayant servi à la justification des thèses racistes. Certaines interprétations du mythe hébreu de l’ivresse de Noé en sont les fondements. Nous lisons ainsi, au chapitre 9 de la Genèse :

« Noé, le cultivateur, commença de planter la vigne. Ayant bu du vin, il fut enivré et se dénuda à l'intérieur de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et avertit ses deux frères au-dehors. Mais Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leur épaule et, marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père; leurs visages étaient tournés en arrière et ils ne virent pas la nudité de leur père. Lorsque Noé se réveilla de son ivresse, il apprit ce qui lui avait fait son fils le plus jeune. Et il dit : Maudit soit Canaan ! Qu'il soit pour ses frères le dernier des esclaves ! Il dit aussi : Béni soit Yahvé, le Dieu de Sem, et que Canaan soit son esclave ! Que Dieu mette Japhet au large, qu'il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit son esclave ! Après le déluge, Noé vécut trois cent cinquante ans. Toute la durée de la vie de Noé fut de neuf cent cinquante ans, puis il mourut. » (Genèse, 9:20-29).

La tradition judaïque est riche d’interprétations autour de la faute et la punition de Cham, dont la charge sera portée par sa descendance. Certaines interprétations du Pentateuque vont plus loin, parlant des enfants de Canaan qui naîtront « vilains et noirs ». Graves, Patai et Landais nous livrent ainsi la suivante :

« D’autres disent que Cham émascula lui-même Noé, lequel se réveillant de son sommeil d’homme ivre et réalisant ce qu’on lui avait fait s’écria :

« Désormais je ne peux plus engendrer les quatre fils dont j’aurais donné l’ordre que les enfants te servent toi et tes frères ! Il faut donc que ce soit Canaan, ton premier, qu’ils prennent pour esclave. Et comme tu m’as rendu incapable de faire de vilaines choses au plus noir de la nuit, les enfants de Canaan naîtront vilains et noirs ! De plus, puisque tu t’es contorsionné pour voir ma nudité, les cheveux de tes petits enfants s’entortilleront jusqu’à devenir crépus, et ils auront les yeux rouges ; en outre, puisque tes lèvres ont plaisanté sur mon infortune, les tiennent vont enfler ; et puisque tu as manqué d’égards pour ma nudité, ils iront tous nus et leur membre viril s’allongera ignominieusement ».

Les hommes de cette race sont appelés nègres ; leur ancêtre Canaan leur commande d’aimer la fornication, de se liguer en haine de leurs maîtres et de ne jamais dire la

vérité. »58 (Fin de citation). Guinzberg, dans Les légendes des juifs59, montre que les termes utilisés sont parfois moins directs, faisant disparaître la noirceur de la peau et ne parlant que de cheveux bouclés. Les chrétientés européennes ont suivi ce dénigrement (au sens propre de « rendre noir »). La négritude de Cham demeure donc bien constante dans l’exégèse, en dépit des incohérences et des contradictions des différentes interprétations, et survient bien d’une faute commise, d’une chute dans le péché.

Ces fondements négatifs du noir se retrouveront plus tard, au XVIIIe siècle, dans l’opposition entre les « illuminés » et les Lumières. Car le Siècle des Lumières est aussi un siècle d’occultisme et d’illuminés : en marge des grands philosophes rationalistes, détenteurs du Savoir et de la Raison, se trouve un grand nombre d’irrationalistes, allant « du mystique authentique, comme le théosophe Louis-Claude de Saint-Martin, aux vulgaires charlatans. »60. Sociétés secrètes et franc-maçonnerie offriront à ces différentes tendances de la pensée des illuminés un milieu fertile, donnant naissance à l’illuminisme, à l’inspiration divine en réaction au matérialisme des encyclopédistes (voir ci-après). Aujourd’hui encore, les théories du « complot Illuminati » soutiennent la survivance de la « société » des Illuminati et viennent se synthétiser avec les théories faisant de divers groupes des conspirateurs en puissance cherchant la maîtrise du monde et opérant, pour ce faire, dans le noir, cachés dans l’ombre : franc-maçons, juifs, sionistes, grandes organisations internationales, sociétés secrètes, etc.

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