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Les premiers dispositifs d’éclairage des rues

UNE NUIT URBAINE SOUS ÉCLAIRAGE ARTIFICIEL

2.1 LA QUÊTE DU « SOLEIL PERMANENT » 1 L’avènement de l’éclairage artificiel

2.1.1.1 Les premiers dispositifs d’éclairage des rues

Les principes de l’Art Urbain

À partir du XVe et surtout du XVIe siècle, la ville est pensée au travers des principes de l’art urbain, et ceux-ci se reflètent dans l’éclairage des rues et les illuminations festives royales. Les illuminations représentent le pouvoir des prélats et de la noblesse. L’utilisation du feu comme expression de joie est déjà ancienne, mais les illuminations festives qui rythment la vie de la cour durant l’Ancien Régime sont conçues comme des manifestations de puissance et de richesse, mettant en œuvre la symbolique destructrice de la flamme, et étalant un gaspillage sans équivoque au regard du coût du matériel détruit (bougies de cire, extrêmement coûteuses). L’éclairage des rues, quant à lui, traduit la volonté de composition urbaine qui est de corriger formellement le désordre de la ville médiévale. Au- delà de la logique sécuritaire du maintien de l’ordre dans laquelle est conçu l’éclairage, ce dernier est aussi envisagé en termes d’ordonnancement : à cause du faible pouvoir éclairant des sources lumineuses de l’époque, celles-ci servent surtout une logique de repérage de la structure des espaces urbains, servent à prolonger, la nuit, l’ordre spatial de la ville132. L’éclairage public des rues voit son véritable départ à la fin du XVIIe, et surtout durant le XVIIIe siècle, glissant de cette conception initiale de composition urbaine à des stratégies de maintien de l’ordre dans la ville, de fonctionnalité et d’hygiène. À partir du milieu du XVIIe siècle, de vrais dispositifs d’éclairage urbain sont mis en place, comme des lanternes spécialement adaptées à un éclairage fixe des rues. Ainsi, la lanterne à huile du Hollandais Jan van des Heyden est utilisée à Amsterdam dès 1669 et, en un demi siècle, les grandes villes d’Europe se mettent à éclairer leurs rues, suivant les précurseurs que sont Paris et Londres133.

La rue soumise à l’ordre d’un État absolutiste

C’est tout d’abord l’avènement de la mesure mécanique du temps, et avec elle la fixation des horaires de la journée de travail, qui va faire naître l’idée d’un éclairage fixe dans les rues, au XVIe siècle. Mais celle-ci coïncide également avec la réglementation des usages des espaces urbains – à des fins politiques, fonctionnelles, sanitaire – et, par là, avec la naissance de l’idée d’espace communal, d’espace public s’opposant au droit clanique et à celui des grandes familles. L’implantation régulière des lanternes, en terme de hauteur et d’espacement, est faite simultanément aux recherches de régularité et de symétrie des plans, de géométrie des compositions autour de la place royale, et donc sous l’influence du rationalisme comme logique dominante de l’époque.

L’éclairage public naît donc, à la fin du XVIIe siècle, en lien fort avec une volonté de soumettre la rue à l’ordre et au contrôle du nouvel État absolutiste. L’éclairage s’inscrit

132 MOSSER S., 2003, Éclairage urbain : enjeux et instruments d’actions, Thèse de doctorat, sous la direction de GUILLERME

A., Université Paris 8, Vincennes Saint Denis.

133 MOSSER S., 2003, Éclairage urbain : enjeux et instruments d’actions, Thèse de doctorat, sous la direction de GUILLERME

ainsi dans le cadre plus large d’un ensemble de procédures visant à quadriller, contrôler, mesurer et discipliner les individus134. Mosser remarque ainsi que « les dates charnières du démarrage de l’éclairage public urbain soulignent […] sa corrélation avec l’organisation de l’appareil policier. Les ordonnances qui instaurent l’éclairage des rues (en 1667 pour Paris, en 1697 pour les autres villes) sont celles du lieutenant de police La Reynie, choisi par Louis XIV sur les conseils de Colbert, pour appliquer le mot d’ordre “clarté et sûreté” »135.

« Après minuit, chaque lanterne vaut un veilleur de nuit »136

À partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les principales villes de France bénéficient d’un dispositif d’éclairage public. Les techniques d’éclairage vont alors évoluer rapidement, profitant des travaux de Lavoisier sur la combustion. L’amélioration de l’intensité lumineuse est permise à la fois par les progrès techniques sur la source elle-même, mais également par ceux sur les éléments optiques que sont les réflecteurs et lentilles (la lanterne à réflecteur est ainsi mise au point dans les années 1760). Ils amènent à une plus grande visibilité dans la ville nocturne, toujours liée aux nouvelles stratégies de sécurité à l’œuvre, celles-ci n’étant pas sans rappeler les approches actuelles de la prévention situationnelle par l’éclairage. Foucault nous donne ainsi l’exemple du Panoptique de Jeremy Bentham, cette tour d’incarcération bâtie sur un plan permettant à une seule personne, en position centrale, de surveiller tous les captifs :

« De là l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action, que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. »137

La meilleure des polices est ainsi celle que chaque individu porte en lui, sous l’effet d’une surveillance avérée ou potentielle : plutôt que de multiplier les actions fortement visibles de maintien de l’ordre (gardes et rondes de nuit, par exemple), il s’agit par la visibilité de

signifier à chacun qu’il est potentiellement surveillé. Ainsi, « la surveillance effective devient

moins importante que l’idée constante, pour chacun, d’une surveillance possible ; la surveillance active continue n’est donc plus nécessaire, permettant une économie des forces de police. »138

À partir de la fin du XVIIIe siècle, la dimension sécuritaire de l’éclairage quitte les préoccupations apparentes de la société, et ce jusqu’au début du XXe siècle où elle

134 F

OUCAULT M., 1975, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard.

Cité par MOSSER S., 2003, Éclairage urbain : enjeux et instruments d’actions, Thèse de doctorat, sous la direction de GUILLERME A., Université Paris 8, Vincennes Saint Denis.

135 MOSSER S., 2003, Éclairage urbain : enjeux et instruments d’actions, Thèse de doctorat, sous la direction de GUILLERME

A., Université Paris 8, Vincennes Saint Denis, p. 24.

136 Maxime citée par SCHIVELBUSCH W., 1993, La nuit désenchantée. À propos de l’histoire de l’éclairage électrique au XIXe

siècle. Paris, éditions du Promeneur.

137 FOUCAULT M., 1975, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard. Chapitre III : le panoptisme, p. 228-

264.

138 MOSSER S., 2003, Éclairage urbain : enjeux et instruments d’actions, Thèse de doctorat, sous la direction de GUILLERME

réapparaîtra par le biais de la fonction de sécurisation des déplacements automobiles puis dans la thématique de la prévention situationnelle à la fin du XXe siècle. Mais si l’attention sociétale n’est plus focalisée sur cette dimension sécuritaire, c’est bien parce que celle-ci a été pérennisées, assimilée, et donc oubliée. Deleuil et Toussaint rapportent ainsi cette déclaration d’un conseiller municipal de Paris, datée de 1890 :

« Nous sommes convaincus qu’un peu de vive lumière ferait plus pour la tranquillité et la sécurité publiques que le passage, peu fréquent d’ailleurs, des deux agents traditionnels. »139 Ou bien encore celle d’un élu lyonnais, durant un conseil municipal, en 1905 :

« Un candélabre coûte moins cher qu’un policier. »140

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