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recommandations et réalité

En touchant la plus grande majorité des malades cancéreux, et en étant directement associée à l’augmentation de risques de complications postopératoires et de toxicités de la chimiothérapie et de la radiothérapie, à la diminution de la survie et à l’altération de la qualité de vie des malades (Ravasco et al., 2004 ; Senesse et al., 2012), la lutte contre la perte de poids et la dénutrition est aujourd’hui le principal objectif de la prise en charge diététique des malades en cancérologie. Les recommandations nutritionnelles délivrées par le personnel soignant sont présentées comme un levier d’action visant à lutter contre cet état contraignant pour l’action thérapeutique et pour les malades eux-mêmes. L’arrivée des soins de support en cancérologie, avec le lancement du Plan-Cancer (2003-2007), a engendrée une nette évolution de la prise en charge diététique. Cependant, en raison des politiques organisationnelles et de financements des structures de soins, ces derniers restaient un des points faibles du premier Plan-Cancer (HCSP, 2009) et leur accès est encore aujourd’hui à améliorer (Rapport final du Plan-cancer 2009-2013, 2013 ; AFSOS, 2014 ; Cohen et al., 2015). Le Plan Cancer 2009-2013 revendiquait l’importance d’une prise en charge diététique pour les malades, qu’elles soient diagnostiques, préventives ou thérapeutiques (AFDN, 2006). En ce sens, la mesure 11.4 de l’axe Prévention-Dépistage propose d’ « Améliorer la connaissance sur le risque nutritionnel et la prise en charge diététique des personnes atteintes de cancer » (Plan Cancer 2009-2013). Ceci engendre une redéfinition du travail du diététicien basé sur les recommandations de bonnes pratiques de la consultation diététique (AFDN, 2006). Cependant, bien que les Plans Cancer revendiquent que les malades devraient lors de leur prise en charge médicale avoir accès aux consultations diététiques, aucune mesure concrète n’est proposée par les instances de santé publique. Plusieurs groupes de travail internes aux structures médicales ont élaboré des supports permettant d’évaluer l’état nutritionnel des malades, de proposer des recommandations alimentaires adaptées à la toxicité des traitements, d’évaluer la nécessité de prescription de CNO ou d’un recours aux modes d’alimentation artificielle. Hormis quelques études prônant l’impact positif d’une prise en charge diététique sur le statut nutritionnel, sur la diminution des toxicités des traitements (nausées, vomissements, etc.), et sur l’amélioration de la qualité de vie des malades (Meuric et Besnard, 2012), aucune

54 évaluation concrète au niveau national de l’utilisation de ces outils et conseils dans la prise en charge des malades n’est faite à ce jour. Une forte avancée peut se constater au travers de la revue Nutrition clinique et métabolisme qui consacre son numéro de décembre 2012 à la « Nutrition chez le patient adulte atteint de cancer » (Senesse et al., 2012). Ce numéro propose des recommandations de prise en charge de la dénutrition des malades depuis le dépistage jusqu’au stade palliatif avancé, en exposant les indications et les différentes formes de support nutritionnel de prise en charge. Cependant, le principal problème de l’accessibilité aux soins de support en cancérologie, dont la prise en charge diététique, réside dans le nombre, le statut et l’affectation non systématique des personnels spécialisés (Cohen et al., 2015). Selon les cas, ces personnels sont soit absents du service soit affectés sur plusieurs services simultanément. Concernant la prise en charge diététique, lorsque le diététicien est présent, son rôle est souvent réduit à l’évaluation rapide et souvent non adaptée de l’état nutritionnel des malades cancéreux (Spiro et al., 2006 ; Senesse et al., 2012). De plus, la prise en charge diététique ferait l’objet d’une légitimité variable auprès des personnels soignants en cancérologie. Pour certains, la prévention par l’alimentation n’est une préoccupation que si le tube digestif est directement atteint ; d’autres accordent une importance à la prescription de CNO et à l’information lorsque certains aliments ou types de consommation peuvent interférer avec le traitement administré ; pour d’autres encore, le rôle du diététicien est reconnu et un contact avec les malades sera systématique quelle que soit la pathologie cancéreuse ; enfin, quelques personnels peuvent guider les malades vers des recours moins ou non conventionnels. Dans ce contexte, les formes de la prise en charge diététique, quand celle-ci a lieu, sont extrêmement variables. Pour pallier l’ensemble de ces contraintes, de nouvelles structures telles que les Unités Transversales de Nutrition Clinique, ayant des missions de dépistage, de prise en charge des troubles nutritionnels des malades, de formations du personnel et d’activités de recherche en nutrition, se mettent progressivement en place.

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4. Conclusion du Chapitre 1

Malgré les divers investissements des équipes médicales et les demandes des groupes de recherche travaillant sur la thématique Nutrition-Cancer, les politiques publiques françaises semblent encore délaisser la prise en charge diététique des malades. Sur 180 actions de préventions primaires, secondaires et tertiaires proposées dans le Plan Cancer 2014-2019, seulement 13 abordent le phénomène alimentaire, dont 7 portent sur la prévention primaire. L’alimentation est ainsi plus largement inscrite dans des problématiques d’inégalités sociales de santé dans l’espace du préventif où diverses actions de santé publique sont menées pour réduire le risque de cancer par l’alimentation et l’activité physique (Plans Cancer ; PNNS ; Plan obésité). Alors que le Plan Cancer 2009-2013 semblait s’investir dans une démarche plus active de la prise en charge diététique des malades, via notamment le développement des soins de support, les actions de préventions secondaires et tertiaires définies dans le dernier Plan Cancer (2014-2019) restent insatisfaisantes. De plus, le manque de recul et certaines lacunes méthodologiques ne permettent pas à ce jour d’établir des conclusions scientifiques concrètes concernant les recommandations de prise en charge diététique des malades cancéreux (Senesse et Hébuterne, 2012). Dans ce contexte les recommandations nutritionnelles issues de la prévention sont encore largement transférées au stade de la maladie déclarée. Ces constats posent les réelles limites de la prise en charge diététique dans les services de cancérologie. D’une part, le manque de légitimité accordée pour cette prise en charge, tant par les pouvoirs publics que par les personnels soignants eux-mêmes, freine son développement. D’autre part, les conseils proposés restent trop centrés sur l’aspect purement physiologique de la perte de poids en proposant des recommandations de prise en charge générale, communes à l’ensemble des malades.

Deux lignes directrices ressortent de cette contextualisation : soit l’alimentation est inscrite comme un problème de santé publique dans l’espace du préventif lui conférant donc un rôle dans la survenue des pathologies cancéreuses ; soit, au contraire, elle est directement décrite comme un levier d’action dans la prise en charge médicale du malade cancéreux.

De cette opposition découle de nombreux questionnements marquant le tiraillement entre le monde médical et le monde profane. Nous avons commencé à exposer l’approche des pouvoirs publics et des professionnels de santé sur les problèmes alimentaires relatifs aux cancers. Mais qu’en est-il du malade ? L’approche purement nutritionnelle du fait alimentaire pendant la pathologie tend à délaisser, voire oublier, certaines dimensions du

56 fait alimentaire. Bien que certains chercheurs en sciences de la nature et certains nutritionnistes ou diététiciens revendiquent une prise en compte de la « Culture » des individus dans leurs recherches ou conseils nutritionnels, se réduisant en fait à la nationalité des individus, les dimensions sociales du fait alimentaire sont largement délaissées. L’incrimination faite de l’alimentation dans la survenue des cancers et son rôle majeur dans la prise en charge n’est pas anodine pour l’individu se retrouvant confronté à sa maladie. Alors que pendant des décennies, ses représentations et pratiques alimentaires se sont forgées en réponse aux directives des pouvoirs publics où le « bien manger » et le plaisir sont relativement opposés aux recommandations nutritionnelles, où l’excès alimentaire et la déstructuration des repas et prises alimentaires sont stigmatisés ; bref où le non respect de la norme nutritionnelle largement médiatisée est signe de risques pour l’état de santé, l’annonce du cancer inverse cette construction. Désormais, l’excès calorique et protéique ainsi que la déstructuration des repas et prises alimentaires sont définis comme étant la norme et sont valorisés en tant que levier d’action thérapeutique pour le bon déroulement des traitements anticancéreux. Ce basculement complet entre le « Avant » et le « Après » le diagnostic (Herzlich, 1998) façonne le nouveau rapport que le malade va construire à l’égard de son alimentation pour lutter contre son cancer.

Cette recherche se propose d’interroger ce repositionnement en questionnant directement la construction du ou des sens que les mangeurs-malades accordent à leur alimentation tant dans la survenue de leur pathologie cancéreuse que comme étant un levier d’action thérapeutique. Nous proposons de construire un cadre d’analyse à ces questionnements à l’articulation de la socio-anthropologie de l’alimentation et de la socio-anthropologie de la santé. Dans un premier temps l’exposition du fait alimentaire en tant que fait social total nous amènera à décrire les dimensions sociales de l’acte alimentaire et leur interaction en situation pathologique notamment au travers du concept de l’observance thérapeutique, et plus précisément dans notre cas de l’observance nutritionnelle. Appréhender le fait alimentaire au cours d’une pathologie chronique nécessite de l’imbriquer dans ce que les socio-anthropologues de la santé ont conceptualisé sous le terme « d’expérience de la maladie chronique » reliant notamment la gestion des relations et interactions sociales et les formes explicatives de la maladie. A l’issue de cette réflexion nous présenterons la problématique et les hypothèses de recherche ayant cadrées notre travail de thèse.

57 Fait biologique ? Fait social ? Fait social total ? Aux frontières de diverses disciplines, et courants de pensée, l’alimentation s’est rapidement retrouvée tiraillée entre un fait trop biologique ou psychologique et un fait s’imposant à l’individu de l’extérieur, c’est-à-dire comme étant un fait social43. Bien qu’aujourd’hui l’alimentation soit clairement définie comme « un fait de culture et qu’elle constitue l’un des lieux de construction des identités sociales » (Poulain et Corbeau, 2012 : 1329), cette ambiguïté entre son aspect biologique et social a pendant longtemps peser sur la manière dont la socio-anthropologie s’est emparée de l’alimentation comme objet d’étude44. Face à cette tension épistémologique, entre fait social et fait social total, une socio-anthropologie de et par l’alimentation va progressivement se mettre en place dès les années 1930. A l’encontre des divers courants de pensée sociologique et des différentes branches de la sociologie et de l’anthropologie, les socio-anthropologues de l’alimentation vont s’attacher à étudier et comprendre les mouvements s’étirant entre changements et stabilités des pratiques et représentations alimentaires au sein des sociétés (Poulain, 2002). Par une approche interactionniste du fait alimentaire, nous proposons de décrire les mécanismes de la décision alimentaire des mangeurs contemporains en les confrontant au phénomène pathologique. La socio-anthropologie a mis en évidence le fait que l’alimentation était impliquée dans un ensemble de phénomènes sociaux comme la construction et l’entretien des identités sociales ou encore la mise en place de modalités de l’être ensemble, de la convivialité.Ces dimensions culturelles et sociales de l’alimentation se déploient dans un espace laissé libre au mangeur par un jeu de double contrainte : le fonctionnement biologique de l’homme lié à son statut d’omnivore et la disponibilité des substances nutritives dans son

43 Dans son ouvrage « Les règles de la méthode sociologique » dans lequel Durkheim (2010 [1894]) propose de définir les phénomènes humains qui peuvent être caractérisés comme étant des « faits sociaux », l’alimentation apparaît tantôt comme étant trop biologique et psychologique pour être un fait social, tantôt comme étant un phénomène s’imposant à l’individu de l’extérieur par la société, c’est-à-dire comme étant un fait social. En introduisant la notion de « fait social total », Mauss (1925) propose une articulation entre les dimensions biologique, psychologique et sociale des faits sociaux.

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La première approche, délimitant les travaux en sociologie, aborde le fait alimentaire comme un lieu de lecture d’autres phénomènes sociaux et de leur mutation dans les sociétés modernes. La seconde approche, construite au croisement de l’anthropologie, l’ethnologie, l’histoire, la paléontologie et des sciences médicales, aborde le fait alimentaire comme un objet des sciences humaines et sociales en s’intéressant plus précisément au façonnage des corps par le social.