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L’espace social alimentaire

C HAPITRE 2- L ES DIMENSIONS SOCIALES DE L ’ ALIMENTATION

1. Entre surdétermination et liberté de choix

1.3 L’espace social alimentaire

Le concept « d’espace social alimentaire » (Poulain 2001, 2003, 2012b) (cf. Annexe 5) s’est construit à partir des travaux de Condominas (1980) sur la notion d’ « espace social »49. Il permet de penser l’organisation alimentaire d’une société. L’alimentation humaine est régie par un jeu de double contraintes. Les premières sont des contraintes biologiques, et résultent du statut d’omnivore de l’espèce humaine. Elles imposent la nécessité de trouver dans le biotope les ressources énergétiques nécessaires pour assurer la croissance et le maintien en l’état de l’organisme. Les secondes sont des contraintes écologiques liées au milieu dans lequel vit la communauté humaine. Elles rendent compte des caractéristiques matérielles (climat, faune, flore, etc.) et des conditions d’exploitation des nourritures au sein des sociétés. Ces contraintes relatives au milieu ne se réduisent pas à des questions de disponibilité, mais inclues également des dimensions économiques d’accessibilité. Toutefois, bien que s’imposant aux hommes ces contraintes se retrouvent façonnées par des processus sociaux et culturels caractérisant un espace de liberté dans lequel se forge des formes de socialités et d’identités sociales. L’alimentation est ainsi définie comme un fait social total (au sens maussien) relevant de dimensions pluridimensionnelles présentées sous formes de strates, de paliers (Gurvitch, 2007 [1958])50, interagissant entre eux. Sans reprendre entièrement les « paliers » décrit par

49 Condominas définit l « espace social » comme étant « l’espace déterminé par l’ensemble des systèmes de relations, caractéristiques du groupe considéré » (1980 : 77). Il précise : « ce concept, construit sur la catégorie d’espace et de temps qualifié de « social », traduit pour moi, la volonté de respecter le principe d’autonomisation du social, mais en même temps, d’en faire le lieu d’articulation du naturel et du culturel, du social et du biologique. » (Condominas, 2003 : 3).

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Gurvitch (2007 [1958]) a montré que « les phénomènes sociaux totaux sont pluridimensionnels, disposés en étagements, en couche, en paliers en profondeurs ». L’auteur identifie dix paliers en profondeur : 1) la surface morphologique et écologique ; 2) les organisations établies ; 3) les modèles sociaux ; 4) les trames des rôles sociaux ; 5) les attitudes collectives ; 6) les symboles sociaux ; 7) les conduites collectives effervescentes, novatrices et créatrices ; 8) les idées et valeurs collectives ; 9) les états mentaux ; et 10) les actes psychiques collectifs.

64 Gurvitch, Poulain (2001, 2003, 2012b) propose de définir « l’espace social alimentaire » au travers de différentes dimensions.

- Le registre du mangeable correspond à « l’ensemble des choix qu’opère, dans un milieu naturel, un groupe humain pour sélectionner, acquérir (au sens anthropologique, c’est-à-dire l’ensemble des actions qui vont de la cueillette à la production) ou conserver ses aliments » (Poulain, 2002 : 228). Il renvoie à la catégorisation dans un espace du comestible ou du non comestible des substances nutritives disponibles dans le biotope. Cette catégorisation marque les particularismes sociaux et culturels puisque, à biotope identique, elle peut différer d’une société à l’autre voire au sein des divers groupes sociaux d’une même société. L’espace du mangeable rend ainsi compte du processus de construction sociale de l’identité alimentaire, c’est-à-dire d’un ensemble de règles permettant à un produit disposant d’une charge nutritionnelle d’être inclus ou exclu des systèmes de classification lui donnant un sens, et étant propres à chaque culture. Ces systèmes façonnent les qualités symboliques des aliments en connectant le naturel au culturel. Ils permettent ainsi la définition de l’ordre du mangeable, des modalités de mise en œuvre du « meurtre alimentaire », et de celles relatives à la préparation et à la consommation des aliments.

- Le système alimentaire d’une société renvoie à l’ensemble des interactions sociales construisant la décision alimentaire du mangeur. Lewin (1959) définit ce mécanisme de décision comme résultant non pas d’un choix individuel mais d’une série d’interactions sociales. Pour arriver jusqu'au mangeur, l’aliment doit traverser différents canaux renvoyant à ce que les économistes nomment de « filière ». La perspective sociologique élargit cette notion de filière en prenant en compte, en aval, le mangeur qui de l’acquisition jusqu’à la consommation finale va contribuer au transit du produit alimentaire. Une représentation « complète » de cette filière est notamment proposée par Corbeau (1997) au travers du concept de « filière du manger » où, outre l’ajout en aval du mangeur, l’auteur propose d’ajouter en amont de la filière l’ensemble des décideurs contribuant à orienter les cultures.

65 - La cuisine correspond à « un langage dans lequel chaque société code des messages qui lui permettent de signifier au moins une partie de ce qu’elle est » (Levi-Strauss, 1968). L’espace du culinaire regroupe l’ensemble des actions techniques, opératoires, symboliques et rituelles, participant à la construction de l’identité alimentaire d’un produit d’ordre naturel, afin de le rendre consommable. Il est à la fois un espace au sens géographique du terme, c’est-à-dire au niveau de la distribution des lieux du culinaire comme la position de la cuisine dans un foyer ou dans un espace extérieur ; un espace au sens social, prenant en compte la répartition sexuelle et sociale des différentes tâches inscrites dans le culinaire ; puis un espace au sens logique du terme, relevant des relations formelles et structurelles du culinaire.

- L’espace des habitudes de consommation désigne l’ensemble des pratiques et des rituels entourant l’acte alimentaire au sens strict. La définition structurelle et organisationnelle du repas ; la progression de la journée alimentaire structurée par le nombre de prise, les différentes formes, horaires et contextes sociaux du repas ; les modalités de consommation alimentaire définies par le rapport qu’entretient le mangeur avec la nourriture relatif notamment aux modes de consommation ; la localisation des prises, les règles de placements des mangeurs, etc.

- La temporalité alimentaire renvoie aux différents cycles temporels socialement déterminés. Il s’agit tout d’abord des régimes et styles alimentaires adaptés à chacun des cycles de la vie (naissance, enfance, adolescence, âge adulte, vieillissement). Puis des temps cycliques contribuant au développement du biotope (rythme des saisons, des travaux dans les champs, les migrations des gibiers, les périodes d’abondance ou de pénurie, etc.). Enfin, le rythme journalier de prise alimentaire gravitant autour des moments d’activité ou d’inactivité.

- L’espace des différenciations sociales marque les frontières identitaires entre les différentes cultures et les divers groupes sociaux présents dans une même culture. Il correspond aux modes de différenciations et distanciations sociales et géographiques agissant sur les particularismes des choix alimentaires.

66 - L’espace politique alimentaire renvoie dans un premier temps à l’utilisation de l’alimentation comme un outil de communication dans les conflits et les rapports de force entre les Etats (embargo, distribution et aide alimentaire, etc.). Dans un second temps, la dimension politique s’inscrit dans un contexte de crise de la science, et notamment d’une volonté d’expertise sur les impacts principalement sanitaires de l’alimentation. La scientifisation de l’alimentation se traduisant par le développement de nouvelles technologies (production, transformation, conservation des aliments) mais aussi par le phénomène de médicalisation et de nutritionnalisation que nous exposerons dans le point suivant, contribue au développement d’un cadre juridique distinguant la « juridisation » et la « juriciarisation » de l’alimentation. S’inscrivant dans le développement du consumérisme de la thématique de la protection du consommateur, la « juridisation » renvoie aux réglementations des pratiques de production, transformation, conservation et commercialisation des aliments, mais aussi de la chaîne de responsabilité des différents acteurs de la « filière alimentaire » (dispositif de traçabilité) (Corbeau, 1997). La « juriciarisation » de l’alimentation correspondant à l’utilisation du judiciaire pour régler les différends entre les acteurs de la filière, mais aussi avec les consommateurs. Les différentes crises alimentaires telles que la crise de la vache folle, le développement des OGM, la grippe aviaire, etc., mais aussi aujourd’hui le développement de l’obésité et d’autres pathologies incriminant directement l’alimentation et notamment l’industrie agroalimentaire et les chaînes de restauration rapide, « posent la question des relations entre la recherche, l’expertise et la décision politique faisant émerger la figure du consommateur citoyen » (Poulain, 2012b : 380).

L’espace social alimentaire51 permet de « penser, dans le respect de l’autonomie du social, certains mécanismes sociaux étayés sur l’alimentation, en même temps qu’il offre une voie d’entrée dans les phénomènes d’interaction entre le biologique et le social » (Poulain, 2012b : 487). Il est directement mis à contribution pour l’étude des modèles alimentaires puisqu’il en représente une configuration particulière. Les modèles alimentaires sont définis comme « des ensembles sociotechniques et symboliques qui articulent un groupe humain à son milieu, fondent son identité et assurent la mise en place de processus de différenciation sociale interne. Ils sont un corps de connaissances technologiques

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67 accumulées de génération en génération, permettant de sélectionner des ressources dans un espace naturel, de les préparer pour en faire des aliments, puis des plats et de les consommer. Mais ils sont en même temps des systèmes de codes symboliques qui mettent en scène les valeurs d’un groupe humain participant à la construction des identités culturelles et aux processus de personnalisation » (Poulain, 2001 : 25). Il semble donc opportun de considérer le modèle alimentaire du mangeur souffrant d’une pathologique chronique. En effet, qu’elle soit directement ou indirectement reliée à l’acte alimentaire, l’arrivée d’une pathologie chronique engendre des restructurations de la vie quotidienne marquées par de nouveaux comportements de vie et de nouvelles interactions sociales. Certes ces restructurations divergent selon les pathologies mais le malade doit apprendre à s’adapter afin de vivre au quotidien avec sa maladie. En étant un acte de la vie quotidienne de l’espèce humaine, l’alimentation se retrouve dans une grande majorité des cas « touchée » au cours d’une pathologie chronique. Nous avons précédemment vu que l’alimentation était directement incriminée dans la survenue des pathologies cancéreuses et qu’elle suscitait un intérêt dans la prise en charge des malades. Afin de comprendre les mécanismes de la restructuration du rapport à l’alimentation des personnes atteintes d’un cancer, il convient tout d’abord d’appréhender le fait alimentaire dans la relation qu’il entretien avec la santé.