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Conclusion du Chapitre 2

C HAPITRE 2- L ES DIMENSIONS SOCIALES DE L ’ ALIMENTATION

3. Conclusion du Chapitre 2

La socio-anthropologie a mis en évidence le fait que l’alimentation était impliquée dans un ensemble de phénomènes sociaux comme la construction et l’entretien des identités sociales ou encore la mise en place de modalités de l’être ensemble, de la convivialité. Les dimensions sociales de l’alimentation sont façonnées par des contraintes biologiques et par un certain déterminisme social et culturel, se déployant dans un espace laissé libre au mangeur. L’interaction dynamique et évolutive de ce mécanisme délimite ce que Poulain nomme d’espace social alimentaire61, permettant de décrire les différents niveaux d’influence du social sur l’alimentation, et mettant l’accent sur les processus de différenciation sociale, sexuée et générationnelle dont l’alimentation est le support. L’arrivée de la pathologie cancéreuse et des différentes perturbations alimentaires qu’elle implique, vient bouleverser ce mécanisme. Les contraintes nutritionnelles renvoyant aux risques de la perte de poids et de la dénutrition et les contraintes sensorielles confrontant le malade à des perturbations d’identifications et perceptions sensorielles restructurent le rapport à l’alimentation des malades et plus précisément à la consommation ou non de certaines nourritures. Ces deux types de contraintes viennent directement redéfinir la structure organisationnelle et sociale de l’acte alimentaire. Du registre du mangeable à l’espace du culinaire, en passant par les temporalités alimentaires, les dimensions de l’espace social alimentaire se retrouvent redéfinies face à la pathologie. Cette affectation positionne le mangeur dans une nouvelle sociabilisation alimentaire imposée par son nouveau statut de malade générant de nouvelles interactions sociales et refaçonnant sa trajectoire alimentaire (Corbeau et Poulain, 2002). Cependant face à ces contraintes, les restructurations de décisions des mangeurs ne sauraient se réduire à un simple calcul coûts/avantages d’une part, du fait de la multiplicité de dimensions pouvant être prise en compte (prix, qualité, temps de préparation, effets supposés sur la santé, perception sensorielle), et d’autre part, parce qu’elles s’inscrivent dans des systèmes de valeurs, de jeux d’interactions sociales et d’un ensemble de routines (Corbeau et Poulain, 2002). La compréhension des décisions alimentaires des mangeurs impose une prise en compte des processus sociaux, plus ou moins complexes, qui dès l’annonce du diagnostic du cancer peuvent subir de nouveaux types d’interactions et de restructurations, dont l’objectif est de

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81 faire face à la maladie et au traitement. Cette recherche se propose d’identifier et de comprendre les restructurations de la décision alimentaire impulsées par la pathologie cancéreuse.

Nous allons maintenant nous attacher à décrire et analyser ces processus sociaux permettant aux malades d’accorder un sens à leur alimentation au cours de leur pathologie. En débutant par une approche en termes de réseaux sociaux, nous souhaitons rendre compte des interactions et relations sociales amenant le malade à acquérir des connaissances nécessaires sur sa pathologie, mais également d’entrevoir leurs éventuels impact sur les pratiques alimentaires. Ceci nous amènera à décrire les formes de causalité de la pathologie cancéreuse. En ces termes, nous parlerons désormais de « mangeurs-malades » afin de rendre compte de cette articulation entre l’identité du mangeur et son nouveau statut de malade venant redéfinir sa décision alimentaire.

83 Les recherches ethnographiques et anthropologiques rendant compte du vécu et du sens accordé à la maladie, et les approches sociologiques s’intéressant à la subjectivité et aux conditions de vie des malades ainsi qu’aux contextes institutionnels dans lesquels ils se retrouvent, participent, dès le début des années 1980, au développement d’un nouveau regard des maladies chroniques sur l’expérience de la maladie. Ce cadre d’analyse étudie « les réaménagements dans la vie quotidienne et les perturbations biographiques à la suite d’une maladie grave. Il privilégie le point de vue des personnes concernées pour identifier les ressources et les stratégies adoptées face à la maladie dans un contexte social, politique et médical donné » (Pierret, 2006 : 4-5). Les auteurs s’attarderont ainsi à définir les ajustements psychologiques et les stratégies d’adaptation des malades en proposant des typologies relatives à diverses maladies, en tentant de décrire ce qu’est une « bonne » adaptation à la pathologie chronique. Cependant, ces typologies proposent des adaptations idéalisées et comme le précise Mulot : « L’hétérogénéité des pathologies, de leurs évolutions, des populations atteintes, des protocoles thérapeutiques, des situations de vie et des interactions avec l’entourage et les services de santé, produit une diversité d’expériences possibles. Une telle hétérogénéité ne permet pas de construire des typologies ni des modèles idéaux applicables à toutes les maladies chroniques. Mais elle oblige aussi à sortir d’une approche médico-centrée pour étudier directement l’expérience que les malades eux-mêmes font de la maladie, des traitements et de la médecine, et les ajustements et adaptations que la maladie impose dans leur vie quotidienne » (Mulot, 2011 : 95). Avec le concept de « perturbation biographique » (biographical disruption)62, Bury (1982) pose un cadre d’analyse pour l’étude de l’expérience de la maladie. Il distingue des perturbations au niveau : 1) des comportements acquis avant la maladie ; 2) des systèmes explicatifs de la maladie et 3) de la gestion des relations sociales conduisant à la mobilisation de ressources pour faire face à la maladie. Ce concept met en évidence « la place des interprétations sur la souffrance liée à la maladie dans la société moderne, les

62 Nous reprenons ici la traduction de Pierret (2006) qui précise : « Dans les précédentes publications, j’ai à tort traduit disruption par rupture, ce qui a contribué à des malentendus et à la radicalisation de certaines analyses » (p. 6).