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La compréhension de l’observance nutritionnelle

C HAPITRE 2- L ES DIMENSIONS SOCIALES DE L ’ ALIMENTATION

2. Le modèle alimentaire à l’épreuve de la maladie

2.2 La compréhension de l’observance nutritionnelle

Dès les années 1970, de nombreux chercheurs se sont intéressés aux comportements des malades face à la prescription médicale. Rapidement le concept d’observance57 s’impose pour décrire les comportements normatifs d’un malade suivant une prescription ou une recommandation médicale. Haynes la décrit comme étant « l’importance avec laquelle les comportements (en termes de médicaments, de suivi des régimes, ou de changements des habitudes de vie) d’un individu coïncident avec les conseils médicaux ou de santé » (Haynes, 1979 : 2). Inversement, le comportement d’un individu est qualifié de non-observant, voire de déviant, lorsqu’il ne respecte pas l’autorité médicale. Les sciences humaines et sociales, dont les études portent principalement sur la consommation médicamenteuse (Ankri et al., 1995), se sont attachées à porter un regard critique sur cette relation médico-centrée façonnant les interactions entre les médecins et les malades (Sarradon-Eck, 2007). Bien qu’un manque d’observance des discours nutritionnels de santé publique soit identifié en France (Escalon et al., 2009b), la thématique de l’observance nutritionnelle reste aujourd’hui peu étudiée. Certains auteurs se sont cependant intéressés aux déterminants de la non-observance nutritionnelle afin de rendre compte des difficultés des changements de comportements alimentaires au vu d’améliorer l’état de santé. En ce sens, des déterminants culturels et de différenciations sociales ont été mis en relation avec

57 Le terme anglais de l’observance, notamment repris en psychologie de la santé, est compliance. Pour rester fidèle aux travaux portant sur les prescriptions de régimes alimentaires nous emploierons le terme d’observance et de non-observance nutritionnelle.

74 les comportements des individus. Dans leur enquête réalisée auprès de six pays occidentaux58, Fischler et Masson (2008) identifient des différenciations culturelles marquant chez le mangeur français un engouement plus prononcé pour les dimensions hédoniques, gustatives et de convivialité de l’acte alimentaire au détriment des caractéristiques nutritionnelles et de santé, alors plus recherchées chez les mangeurs américains. Fournier (2011, 2012a, 2014) présente ces mêmes conclusions concernant les mangeurs souffrant d’hypercholestérolémie dans un contexte français. De même, une surdétermination sociale du rapport à l’alimentation et à la santé semble se dégager. D’une manière générale, les études portant sur les différences genrées en matières de choix alimentaires accordent aux femmes un alimentation composée principalement de fruits, de légumes, de céréales et de produits céréaliers, de lait et de produits laitiers (Wardle et al., 2004 ; Sobal, 2005 ; de Saint Pol, 2008 ; Arganini et al., 2012) ; et aux hommes un goût plus affirmé pour les viandes rouges, la charcuterie (Poulain, 1998 ; Sobal, 2005 ; de Saint Pol, 2008 ; Rozin & al, 2012), d’aliments hautement énergétiques, d’alcool et de boissons sucrées (Beardsworth et al., 2002 ; Sobal, 2005 ; Arganini et al., 2012). Gough B. (2007) n’hésite pas à qualifier les femmes d’« experts » et les hommes de « naïfs et vulnérables » concernant la relation faite entre l’alimentation et la santé. De même, les niveaux d’éducation et de revenu restent des facteurs déterminants de l’état de santé puisqu’ils influencent l’accès à l’information et surtout la capacité de l’individu à interpréter cette information et à agir en fonction (Inserm, 2014). Les personnes ayant un statut socio-économique faible ont un risque plus élevé de développer des maladies chroniques en lien avec les modes de vie, du fait d’une plus grande exposition aux facteurs de risques tels que le tabagisme, l’alcoolisme, l’inactivité physique et l’alimentation déséquilibrée (Shankar et al., 2010). En bref, l’attention portée à la relation entre l’alimentation et la santé est socialement déterminée. Outre ces aspects de différenciation sociale de l’acte alimentaire, l’approche interactionniste a étudié l’acte alimentaire dans sa dimension plurielle en insistant sur l’interaction présente entre à la fois des facteurs individuels, des déterminants sociaux et un cadre contextuel. Cette conception dynamique de la décision alimentaire a notamment été illustrée par Corbeau (1997) au travers du « triangle du manger » (cf. Annexe 6). L’interaction entre un mangeur, un aliment et une situation, tout trois

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75 socialement identifiés, évoluant tant dans le temps que dans l’espace59, permet de concevoir les adaptations et actualisations des expériences sociales et des contextes d’interaction dans lesquels le mangeur évolue. En ce sens, Corbeau parle de « mangeur pluriel ». S’intéresser à l’observance nutritionnelle des individus semble indissociable à cette approche. En effet, « le suivi des conseils nutritionnels semble dépendre non seulement du contexte social dans lequel le mangeur se situe à un instant « t », mais aussi de l’étape de vie à laquelle le régime lui est prescrit » (Fournier, 2012b : 958). Ainsi les interactions sociales façonnant la décision alimentaire du mangeur doivent impérativement être prises en compte dans l’étude des comportements alimentaires soumis à une prescription ou à une recommandation médicale. Ceci passe par l’intégration du contexte familial et social dans lequel se dessine une distribution de rôles sociaux amenant le mangeur, sous le poids de certaines influences sociales, à observer ou non le régime auquel il est soumis. Ainsi, les contextes sociaux de consommation alimentaire sont identifiés comme des déterminants de la non-observance nutritionnelle (Fournier, 2011, 2012a, 2014).

De plus, s’intéresser à l’observance nutritionnelle renvoie à la conception que l’individu a à se sentir acteur de sa santé. Ceci nous renvoie aux travaux en psychologie de la santé portant sur la notion de « Lieu de contrôle relatif à la santé » (Nuissier, 1994)60, consistant à identifier les croyances que l’individu a sur la gestion de sa propre santé. Trois types de lieux de contrôle sont identifiés : 1) le lieu de contrôle interne par lequel l’individu se perçoit comme étant un acteur de santé ; 2) le lieu de contrôle externe de type personnage puissant où la gestion de la santé est déléguée à un élément extérieur à l’individu et ayant une forte influence (par exemple l’autorité médicale) ; et 3) le lieu de contrôle externe de type chance ou fatalité par lequel l’individu ne se conçoit pas comme un acteur de sa

59 « Le triangle varie dans l’espace puisque nous postulons que le consommateur est pluriel, que les pratiques et comportements changent selon les individus mais aussi selon les situations dans lesquelles ils se trouvent impliquées ; selon la nature de l’aliment, son aspect, l’imaginaire qui s’y associe. Le triangle varie aussi dans le temps puisque chacun des éléments possède une histoire : individuelle ou collective pour le mangeur ; créatrice de symbolique pour le produit (moment d’apparition dans nos société, rareté, canal emprunté pour parvenir jusqu’au mangeur) recoupant la mutation de formes et des rituels alimentaires pour la situation de consommation » (Corbeau, 1997 : 155).

60 La notion de Lieu de contrôle relatif à la santé découle des travaux en psychologie de Rotter (1966) sur le Lieux de contrôle. La notion de lieu de contrôle renvoie à la croyance que l’individu a à être acteur des événements de sa vie (lieu de contrôle interne) ou inversement à en être une victime (lieu de contrôle externe).

76 propre santé, et s’en remet au destin, à la fatalité. Le processus de médicalisation de l’alimentation, s’inscrivant aujourd’hui dans une forme de discours de santé publique axée sur « l’éducation pour la santé », tendrait à internaliser le lieu de contrôle des individus afin qu’ils soient en mesure de modifier leurs comportements au vu d’être acteur de leur santé (Fournier, 2011). En effet, comme le précisent Consoli et Bruckert : « Les individus possédant un lieu de contrôle interne perçoivent plus volontiers que les individus ayant un lieu de contrôle externe une situation stressante comme contrôlable, évaluent mieux leurs capacités à l’affronter et mobilisent plus efficacement leurs ressources personnelles » (Consoli et Bruckert, 2004 : 332). Or, comme nous venons de le montrer, la décision alimentaire n’est pas l’œuvre du seul choix individuel, mais se construit dans une interaction constante avec l’environnement dans lequel évolue le mangeur. En mettant l’accent sur les effets de la commensalité sur la décision alimentaire dans un contexte d’hypercholestérolémie, Fournier (2011) montre qu’un lieu de contrôle externe déléguant la décision à l’entourage social peut être efficace pour l’observance des prescriptions nutritionnelles et de ce fait être un marqueur de la régulation des maladies chroniques alimentaires. L’auteur précise : « tenter d’internaliser le lieu de contrôle (par des conseils alimentaires diffusés de manière individuelle) d’un individu ayant aucune prise sur son alimentation est inefficace voire contre-productif. L’internalisation du lieu de contrôle est donc une stratégie intéressante mais faisant fi des processus sociaux particulièrement prégnants dans les domaines de l’alimentation et de la santé » (Fournier, 2011 : 434-435). Le positionnement du mangeur à l’égard de cette décision d’observance ou de non-observance du régime auquel il est soumis nous amène à ainsi interroger les concepts gravitant autour du concept de la « rationalité alimentaire ».

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