• Aucun résultat trouvé

Le concept de la rationalité alimentaire

C HAPITRE 2- L ES DIMENSIONS SOCIALES DE L ’ ALIMENTATION

2. Le modèle alimentaire à l’épreuve de la maladie

2.3 Le concept de la rationalité alimentaire

Le mécanisme de la décision alimentaire fait entrevoir des formes de rationalités renvoyant à des logiques inscrites dans un processus rendant compte de l’articulation entre une prise de décision et la pratique qui en découle. Ces différentes formes de rationalité se déploient dans l’espace de liberté dont disposent les mangeurs pour effectuer leurs choix. En reprenant les formes de rationalités décrites par Weber (1959 [1919], 1971 [1921]), Poulain (2002) propose, en axant fortement ses propos sur la dimension santé de l’acte alimentaire, de décrire trois grandes formes de rationalités alimentaires. La première, la rationalité en finalité, se limite à un raisonnement basé sur le calcul coût/avantage d’une action. L’individu devant faire un choix compare l’ensemble des moyens dont il dispose pour parvenir à un même objectif. Par ce principe de la rationalité en finalité l’individu choisi le moyen qu’il identifie comme étant le plus efficace pour atteindre son objectif. La décision alimentaire rend compte de ce mécanisme lorsque par exemple le mangeur dirige ses choix alimentaires pour des raisons de santé, d’esthétique corporelle, de plaisirs, pour des raisons économiques, mais aussi dans un but spirituel. Ce raisonnement nécessite que l’individu ait une connaissance, partielle ou totale, de ces relations entre l’alimentation et la santé, l’esthétique, la spiritualité, le plaisir et la dimension économique. Cette approche de la rationalité considère que l’individu ayant l’information suffisante agira en conséquence en prenant une décision avantageuse pour sa santé, son esthétique corporelle, son budget, etc. S’il n’effectue pas le « bon » choix, c’est-à-dire qu’il agit de manière irrationnelle, sa décision sera interprétée comme le résultat d’un déficit d’information. Pour pallier ce manque de connaissance, des interventions auprès des individus, qu’elles soient individuelles ou collectives, sont mises en place en ayant pour objectif d’accroitre les connaissances du mangeur afin qu’il fasse les « bons » choix alimentaires. Les principes de l’éducation thérapeutique à destination des individus souffrant d’une pathologie les contraignant à un régime alimentaire, ainsi que les différentes actions de santé publique touchant de près ou de loin l’acte alimentaire, suivent cette réflexion. La deuxième forme de rationalité décrite par Weber, et reprise par Poulain (2002), est la rationalité en valeur. Ici la/les valeur(s) morale(s) que l’individu accorde à l’action justifie(nt) la décision, c’est-à-dire que la/les valeur(s) est/sont légitime(s) pour l’individu. En prenant le contexte de l’autorité politique, Weber présente quatre types de dominations légitimes rendant compte de l’acceptation des acteurs sociaux de se soumettre à une

78 autorité. 1) La légitimité charismatique repose sur la délégation de la décision à une instance reconnue comme étant prestigieuse. Dans le domaine de l’alimentation, Poulain fait principalement référence à l’autorité religieuse et envisage une forme dite dégradée de la légitimation charismatique en accordant ce caractère dominant aux icônes médiatiques, telles que les stars et mannequins. 2) La légitimité traditionnelle rend acceptable une pratique par son ancrage dans la tradition. 3) La légitimité de type rationaliste rend compte du pouvoir de valeurs inscrites dans une démarche scientifique. Les sciences de la nutrition au travers des discours diététiques incarnent ici cette dynamique. 4) La rationalité de type légale bureaucratique renvoie aux instances technico-politiques dont les discours sont fondés sur l’expertise scientifique. Nous retrouvons par exemple dans cette forme de légitimité les discours et expertises instruits par les différents organismes de qualité et de sécurité alimentaire tels que l’Institut National des Appellation d’Origine (INAO), la Direction Générale de l’ALimentation (DGAL), mais également l’ensemble des groupements et syndicats de producteurs et de consommateurs. Enfin la troisième forme de rationalité reprise par Poulain (2002) pour apporter des éléments d’explication du fait alimentaire, se rapprochant notamment de la légitimité traditionnelle de Weber, est la rationalité en routine. Une routine peut être définie comme une séquence d’actions préprogrammées basées sur une décision réalisée dans le passé suivant les formes de rationalités en finalité et en valeur. Par ce principe, l’individu reproduit un modèle déjà validé ne nécessitant de ce fait plus un arbitrage cognitif. Dans le domaine de l’alimentation, la rationalité en routine correspond à l’ensemble des « mini-scénarios » construisant nos décisions d’achats, de préparations culinaires et de consommations alimentaires inscrites dans notre modèle alimentaire. Cette économie cognitive de la décision reste un moyen privilégié de la gestion de l’anxiété alimentaire (Blake et al., 2008 ; Fischler, 2003).

Dans un objectif de santé publique, aborder la décision alimentaire au travers de ces formes de rationalités renvoie à s’interroger sur les leviers d’actions pouvant être mis en place pour modifier les comportements des mangeurs au vue de l’amélioration de leur état de santé. Ainsi, l’entrée par la rationalité en finalité tendrait à renforcer les connaissances des mangeurs sur les conséquences bénéfiques mais également sur les facteurs de risques des consommations alimentaires. L’action considérant la rationalité en valeur aura pour principe de construire ou déconstruire des corrélations entre le produit et ses bénéfices

79 pour la santé suivant une logique en valeur. Enfin, l’action par la rationalité en routine consistera à déstabiliser des routines déjà mises en place pour les adapter ou bien d’en construire des nouvelles afin qu’elles répondent aux objectifs de santé. Les leviers d’actions de santé publique considérant la décision alimentaire au travers de ces formes de rationalité auront ainsi pour principe, par un jeu d’allers-retours, de déconstruire les connaissances, représentations et pratiques des mangeurs pour en construire de nouvelles identifiées comme étant adaptées aux objectifs de santé souhaités. La décision alimentaire des mangeurs ne saurait se réduire à une simple histoire d’appétence ou d’un calcul en termes de coûts/avantages, d’une part, du fait de la multiplicité de dimensions pouvant être prise en compte (prix, qualité, temps de préparation, effets supposés sur la santé ou sur l’esthétique corporelle, etc.), et d’autre part, parce qu’elles s’inscrivent dans des systèmes de valeurs, de jeux d’interactions sociales et d’un ensemble de routines. Le mécanisme de la décision alimentaire inscrit le mangeur comme un être bio-psycho-socio-logique (Poulain, 2002) surdéterminé par un ensemble de facteurs socioculturels et biologiques, mais aussi comme disposant d’un espace de liberté dans lequel ses choix pourront être marqués par son histoire et sa personnalité, tout en étant régi par des influences sociales et par une adaptation à des contextes. Décrire et comprendre les formes logiques du raisonnement alimentaire du mangeur dans un objectif de santé fait émerger un ensemble de déterminants des comportements alimentaires. Dans un contexte de médicalisation de la société, l’attribution causale entre les comportements alimentaires et certaines pathologies désigne l’alimentation tant comme un facteur protecteur que comme un facteur de risque pour la santé.

80