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Entre causes supposées et moyen d’actions thérapeutiques

1. Retour sur le modèle étiologique

1.1 Entre causes supposées et moyen d’actions thérapeutiques

Nous avons précédemment exposé que la pathologie cancéreuse s’inscrivait dans des formes de causalités supposées différentes relevant des modèles étiologiques endogène et exogène, et qu’elle pouvait également s’inscrire dans un modèle fataliste106. De ces trois attributions causales découle une forme de responsabilité précise des individus dans cet événement biographique qu’est la maladie. Le modèle endogène considère les individus comme relativement responsables de leur situation de malade, alors que les formes de causalité exogènes désignent la responsabilité d’un agent extérieur (Herzlich, 1969 ; Herzlich et Pierret, 1991 [1984] ; Laplantine (1992 [1986]) ; Saillant, 1988, 1990 ; Pedinielli, 1996 ; Sarradon-Eck, 2002, 2004, 2009 ; Moulin, 2005 ; Bell, 2010). Le modèle fataliste, n’évoquant aucun responsable, et de ce fait aucune victime, relie l’arrivée du cancer au destin des individus. Le déploiement de cette grille de lecture attribuant des formes de causalité de la pathologie cancéreuse relevant de la responsabilité individuelle et/ou de la responsabilité d’un agent extérieur, nous amène à interroger la place du fait alimentaire dans les modèles étiologico-thérapeutiques des mangeurs-malades. Nous avons exposé au cours du Chapitre 2 que la décision alimentaire des mangeurs découlait de mécanismes complexes tiraillant le mangeur entre un certain surdéterminisme social et culturel et un espace de liberté de choix. En se référant à cette dichotomie, les comportements alimentaires relevant du processus de reproduction sociale de mauvaises habitudes inscriraient l’alimentation dans le modèle étiologique exogène, alors que les comportements alimentaires découlant du libre choix du mangeur le placeraient comme responsable et relèveraient donc du modèle endogène (Fontas et al., 2014). L’inscription de l’alimentation dans le modèle étiologique exogène désigne l’influence et le poids du respect des normes sociales amenant le mangeur à consommer des produits alimentaires mis à disposition par la société, et pouvant être définis comme néfastes pour la santé. Dans ce premier cas, le mangeur n’est pas réellement responsable des choix alimentaires pouvant être associés à sa maladie, mais tout d’abord à la responsabilité de cet « autrui lointain » (Moulin, 2005), renvoyant à l’industrie agro-alimentaire, la restauration de type fast food, la législation concernant la production et la transformation des aliments, l’industrie phytosanitaire, etc., mettant à la disposition des populations une alimentation

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120 identifiée comme étant mauvaise pour la santé et renvoyant directement à la thématique de la modernité alimentaire. Puis, de cet « autrui proche » (Moulin, 2005) marquant l’influence des relations sociales dans la décision alimentaire. En effet, le contrôle social exercé par les proches sur les normes alimentaires a des conséquences sur les pratiques des individus au moment de la consommation (De Castro, 1994 ; Anderson et al., 2004). Ces conséquences peuvent être décrites comme étant bénéfiques pour la santé (Pearson et al., 2009), ou au contraire comme étant néfastes pour le respect des normes et recommandations nutritionnelles (De Castro, 1994 ; Fournier, 2011, 2012a, 2014). A l’inverse, l’inscription de l’alimentation dans le modèle étiologique endogène renverra à ce statut du mangeur libre qui, alors qu’il disposait des ressources et connaissances nécessaires pour effectuer de « bons choix alimentaires », en termes de produits (produits industriels, transformés, non « naturels », etc.) et de choix nutritionnels (alimentation trop riche en graisse, en sucre, en sel, en alcool, etc.), n’a pas sélectionné les produits alimentaires bénéfiques pour sa santé. Cette irrationalité supposée du mangeur peut trouver des explications dans son environnement global, et plus précisément dans le déficit de qualité des informations liant l’alimentation à la santé dont il disposait, dans l’incapacité cognitive qu’il avait à visualiser les réelles conséquences de son alimentation sur son état de santé et par l’ensemble des contraintes (physique, sociale, économique, familiale, etc.) qui ne lui permettaient pas d’agir selon ces principes. Ainsi, le fait alimentaire s’inscrit dans les « prédispositions » décrites dans le modèle endogène. Qu’elles soient génétiques, psychologiques ou sociologiques, ces prédispositions viennent indirectement s’insérer dans cet espace de liberté dont dispose le mangeur. Les prédispositions génétiques peuvent renvoyer aux pathologies chroniques telles que le diabète de type 1, les maladies endocriniennes pouvant générer des prises de poids, etc., directement identifiées comme étant des facteurs de risques dans l’incidence des cancers (WCRF et AICR, 2007 ; INCa, 2015). Les prédispositions psychologiques font références aux troubles du comportement alimentaire tels que l’anorexie ou la boulimie. Et enfin, les prédispositions sociologiques renvoient tout d’abord au niveau d’éducation des mangeurs étant un facteur déterminant de l’état de santé puisqu’il influence l’accès à l’information et surtout la capacité des individus à interpréter cette information et à agir en fonction (Inserm, 2014). Puis, au statut socio-économique marquant l’exposition aux facteurs de risque des maladies chroniques, dont des cancers, tels que le tabagisme, l’alcoolisme, l’inactivité physique et l’alimentation

121 déséquilibrée (Shankar et al., 2010). Saillant (1988, 1990) illustre ces prédispositions face au cancer par la notion de « misère » responsable de privation, de manque, venant affaiblir l’organisme, et marquant l’histoire et les événements de vie des individus.

Au stade de la maladie déclarée, l’acte alimentaire s’inscrit dans cette ambivalence entre cause potentielle et moyen d’action thérapeutique. Ainsi, le déséquilibre nutritionnel, les aliments et les pratiques alimentaires identifiés comme cancérigènes et l’alimentation globale porteuse de résidus cancérigènes, peuvent désigner l’alimentation comme cause potentielle du développement du cancer. Face à ce mécanisme posant l’alimentation comme élément même du modèle étiologique de la maladie, son inscription dans le modèle thérapeutique la confronte directement aux conceptions endogène ou exogène des formes de causalités de la pathologie cancéreuse. La conception endogène du cancer pourrait amener le mangeur à associer l’incorporation alimentaire à un « remède » venant « nettoyer » le mal. Alors que la lecture exogène, poserait l’alimentation comme un « complément » thérapeutique venant renforcer l’organisme pour lutter contre le mal. La sélectivité alimentaire, par l’ajout ou la suppression d’aliments ou de pratiques alimentaires, se réfère aux modèles thérapeutiques additif et soustractif décrits par Laplantine (1993 [1986]) par lesquels l’adjonction ou la suppression d’éléments vient renforcer ou purifier l’organisme. En nous inspirant des travaux de Cohen et Legrand (2011), nous supposons que les mangeurs-malades pourraient agir selon trois types d’actions.

1) L’identification d’un déséquilibre nutritionnel engendre un rééquilibre nutritionnel de l’alimentation. L’objectif est soit de supprimer l’excédent nutritionnel, soit de compléter la densité nutritionnelle des prises alimentaires pour répondre aux besoins de l’organisme malade.

2) L’identification d’aliments ou de pratiques alimentaires (cuissons, mode de consommation, etc.) dits « cancérigènes » amène les mangeurs-malades à les supprimer. A l’inverse ceux désignés d’« anti-cancer » sont ajoutés et privilégiés.

3) L’ensemble de l’alimentation désignée comme cancérigène dirige les mangeurs-malades vers un type d’alimentation plus sélective proposée par les diététiques dites alternatives. Cette « conversion » alimentaire se caractérise par l’adoption de régimes

122 ou méthodes alimentaires spécifiques : végétarisme, instinctothérapie, régime ancestral, « méthode Kousmine »107, etc.

Selon ce principe, où les malades considèrent comme possible d’agir par l’alimentation pour lutter contre ce mal, Cohen et Legrand (2011) identifient trois logiques d’actions. La première consiste à « fortifier le corps pour faire face aux traitements ou pour optimiser l’action thérapeutique », la deuxième « vise à prévenir les effets secondaires des traitements dans la stimulation de l’élimination des produits toxiques des traitements », et enfin la troisième « se centre sur la consommation d’aliments ou de boissons considérées comme anti-cancer chaque fois que possible ». Cependant, l’ensemble de ces logiques d’actions sont d’une part soumis à des contraintes culturelles, sociales, familiales, économiques et psychologiques, et d’autre part reste fortement dépendant du contexte pathologique. Les malades accordant de l’importance à leur acte alimentaire et ayant la volonté de modifier leurs pratiques, seront confrontés à un moment donné aux effets secondaires du cancer et des traitements anticancéreux. Ces contraintes, dont l’intencité dépend du type de cancer et des traitements administrés, peuvent être un frein à la volonté de changement. Par ce tiraillement entre la liberté de choix du mangeur et les contraintes imposées tant par son environnement de vie que par sa maladie, Cohen et Legrand (2011) distinguent trois types de mangeurs : 1) le « converti » désirant changer son alimentation et souhaitant se donner les moyens pour y parvenir ; 2) le « bricoleur » qui adapte les principes alimentaires recommandés à ses pratiques actuelles afin de minimiser les perturbations qu’ils peuvent engendrer sur son rythme de vie ; et 3) le « renonceur éclairé », adhère au principe, mais n’accepte pas les contraintes qu’il engendre.

107 La méthode Kousmine, pédiatre d’origine russe et ayant exercé en Suisse (1904-1992), est un « régime alimentaire santé » basé sur une hygiène intestinale, des suppléments alimentaires, et l’équilibre acido-basique.

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