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Depuis 2000 : ralentissement et perte d’intérêt pour la question des migrations intérieures

Introduction de la deuxième partie

4.1. Espaces et temps des migrations intérieures en Turquie

4.1.4. Depuis 2000 : ralentissement et perte d’intérêt pour la question des migrations intérieures

A partir de 2000, l’étude des mouvements migratoires en Turquie est confrontée à de nouveaux biais méthodologiques, notamment quant à la pertinence des statistiques disponibles. Après avoir procédé avec une régularité parfaite au recensement générale de la population tous les cinq ans, de 1935 à 1990, le service turc de la statistique laisse tout d’abord s’écouler une dizaine d’années avant le recensement du 22 octobre 2000, puis abandonne le recensement général jugé trop coûteux pour le remplacer par un « système d’enregistrement de la population fondé sur les adresses » (Adrese Dayalı Nüfus Kayıt Sistemi, ADNKS), opérationnel à partir de 2007. Si les données disponibles sont actualisées chaque année et permettent ainsi de suivre d’une année sur l’autre les évolutions géographiques, économiques et sociales, les variables disponibles voient leur nombre réduit de manière drastique. Il devient de plus particulièrement d’apprécier les décalages qu’a pu introduire la mise en place de ce nouveau système de dénombrement par rapport aux recensements précédents, si bien que les comparaisons doivent être effectuées avec prudence (Bazin et de Tapia, 2012).

Malgré ces biais, les chiffres produits donnent pour 2013 une population de 76 667 864 habitants dont 70 034 413 citadins et 6 633 451 ruraux représentent respectivement 91,3 % et 8,7 % de la population turque : « la révolution urbaine est désormais un fait accompli en Turquie, le rapport

citadins/ruraux s’est exactement inversé en plus de 80 ans » (Ibid. : 199). Ces taux d’urbanisation ne

signifient pourtant ni distribution homogène de la population sur le territoire, ni arrêt de migrations toujours plus interurbaines. Le contraste que nous avions défini concernant les taux de migration nette entre une Turquie de l’ouest réceptrice et une Turquie de l’Est émettrice des flux migratoires intérieurs, se retrouve dans la géographie urbaine du pays. Une ligne Zonguldak-Gaziantep sépare en effet des provinces occidentales présentant les taux d’urbanisation les plus élevés – plus de 90 % pour les départements d’Istanbul, Kocaeli, Ankara et Izmir – des départements « orientaux » restés majoritairement ruraux. Les statistiques relatives aux migrations intérieures, quant à elles, témoignent, certes, d’un ralentissement des flux – 49 provinces sur 81 ont des taux de migration nette négatifs –, mais non d’une disparition. Le contraste est-ouest qui caractérisait la période précédente tend à se diluer au sein du territoire national, même si les principaux départements récepteurs demeurent dans la partie ouest du pays. Cependant, certains

départements comme Tunceli, Erzincan, Gümüşhane ou Artvin polarisent des flux migratoires, en grande majorité en provenance des régions voisines (CARTE 3).

Le manque de données actualisées explique-t-il le faible nombre de travaux consacrés aujourd’hui aux migrations intérieures en Turquie ? Pour vraisemblable que puisse être cette hypothèse, il semble plutôt que les travaux de recherche en Turquie sur les migrations ont suivi les mêmes évolutions méthodologiques et épistémologiques que celles qu’avaient connues les pays « occidentaux » auparavant. Malgré un certain nombre de travaux et de projets de recherche comme ceux portés par le laboratoire d’études urbaines de l’université Şehir d’Istanbul94, la thématique des migrations intérieures est tombée dans un relatif anonymat que la réorientation du regard des chercheurs vers les mouvements migratoires inter- et transnationaux n’a pas aidé à revitaliser. La diminution des flux migratoires intérieurs au tournant des années 2000 a progressivement conduit la majorité des chercheurs à abandonner l’étude de migrants intérieurs devenus des citadins « comme les autres » et, à ce titre, relevant désormais du champ des recherches urbaines et/ou en urbanisme. A l’inverse, les nouvelles migrations internationales sont présentées comme un objet de recherche susceptible de renouveler la réflexion à l’égard des phénomènes migratoires en Turquie : place de la Turquie dans la circulation migratoire mondiale (İçduygu et Kirişçi, 2009 ; Aslan, et Pérouse, 2003), réorganisation des flux et apparition de nouveaux pays émetteurs (Danış et Parla, 2009 ; Suter, 2012), réponse législative à ces nouvelles configurations politiques, économiques et sociales (Alp, 2004), rôle des migrants dans le développement national et/ou régional (Baycan et Nijkamp, 2012) deviennent autant de thématiques vers lesquelles se dirigent les travaux de sciences sociales. L’analyse des migrations intérieures se dilue progressivement dans le champ de recherche plus large consacré aux mobilités qui s’attache à décrire et modéliser des flux humains à travers le croisement plus ou moins complexes de variables statistiques économiques, sociales et démographiques (Erginli et Baycan, 2011).

Cette baisse d’intérêt contemporaine signifie-t-elle que la question des migrations intérieures en Turquie est devenue aujourd’hui un non-sens, au mieux un travail de géographie historique dont l’objectif est de comprendre et expliquer des configurations socio-spatiales et des comportements désormais révolus ? L’adaptation et l’inclusion à un ou plusieurs contextes urbains gomment-elles, avec le temps, un sentiment d’altérité identitaire ? Cette « condition migrante » qu’ont discutée des auteurs comme Michel Péraldi ou Etienne Tassin n’est pas neutre, encore moins

94 A titre d’exemple, le projet TÜBITAK « Towards a New Phase in Internal Migration Studies in Turkey: 1985-1990, 1995-2000 » fait office d’exception dans un champ de recherche désormais largement dominé par l’échelle transnationale.

négligeable dans le travail de territorialisation pour des individus confrontés à un espace au fonctionnement inconnu. Elles témoignent au contraire d’un processus ambivalent de perte et d’épreuve : « perte du chez-soi natal, de l’abri, de la demeure où s’ancre l’existence et s’affirme une identité

personnelle et sociale ; épreuve de l’altérité des lieux, des temps, des personnes, des communautés liées à la mobilité voire à l’errance, qui est aussi mise à l’épreuve de soi » (Tassin, 2008 : 2). Les villes marquées par les

migrations sont au contraire les lieux où se concentrent et cohabitent des millions d’individus devant adapter leur identité migrante au contexte urbain général. L’exemple d’Istanbul doit nous permettre de comprendre comment ce travail à la fois individuel et collectif se met en place ainsi que les ressorts à disposition des populations migrantes.

4.2. « Tous les chemins mènent à Istanbul »

Istanbul, nouvelle Rome ? C’est par cette formule que l’anthropologue Altan Gökalp tentait de résumer le rôle d’Istanbul dans la géographie migratoire de la Turquie. Depuis la prise de Byzance en 1453, l’histoire de la ville semble en effet se confondre avec celle des migrations humaines qui n’ont cessé de faire grossir et de complexifier le profil d’une ville qui dépasse aujourd’hui les quinze millions d’habitants. Ce cosmopolitisme de l’ancienne Constantinople que se sont attachés à décrire les historiens ottomanistes (Faroqhi, 1998 ; Kasaba, 2001 ; Mantran, 2008 ; Tamdoğan, 2009) et qui est devenu ces dernières années un des éléments de la politique touristique de la municipalité tient plutôt, aujourd’hui, de l’anachronisme que d’une véritable réalité socio-spatiale. La « turquification » du pays engagée à la fin de l’empire ottoman et le sort parfois violent réservé aux minorités ethniques et religieuses (Grecs, Arméniens, Juifs, …) (Anastassiadou, 1995 ; Dumont, 2006 ; Morvan, 2011) ont marqué la première étape d’une homogénéisation démographique que les dynamiques migratoires qui s’engagent à partir de la fin des années 1940 et qui amènent à Istanbul des millions de Turcs ruraux ne firent que renforcer. L’ « anatolisation » planifiée et spontanée de la ville, loin de les gommer, introduisit au contraire de nouvelles différences, non plus seulement ethniques et religieuses, mais relevant désormais du sentiment d’appartenance régionale et faisant d’Istanbul un condensé de la population turque dans son ensemble.

Depuis quelques années l’intérêt quasi-exclusif des observateurs pour l’échelon international des phénomènes migratoires et, dans le cas turc, pour des groupes d’immigrés aux effectifs finalement très restreints, a donné lieu à une certaine myopie sur la véritable situation démographique d’Istanbul, à savoir celle d’une métropole désormais très majoritairement anatolienne. Pouvait-il en être d’ailleurs autrement ? A l’intérieur même de la population turque, les parti-pris politico-scientifiques que nous avons examinés précédemment entérinèrent, pour plusieurs décennies, une partition et une polarisation de la société entre populations urbaines et populations rurales, empêchant les chercheurs turcs d’interroger le poids respectif des catégories migratoires traditionnellement admises. En d’autres termes, les ruraux demeurèrent, pendant plusieurs décennies, pour les chercheurs eux-mêmes urbains qui les étudiaient, un groupe d’étrangers de l’intérieur : reconnaître leur importance dans le fonctionnement urbain revenait à assumer une certaine forme d’égalité avec des hommes et des femmes pourtant tout juste arrivés de leur village.

Il s’agit, dans cette partie, de comprendre comment l’arrivée puis l’installation de populations originaires d’Anatolie ont transformé Istanbul, à la fois dans sa dimension physique, urbanistique et paysagère, mais aussi dans la composition même de sa population. Si les transformations qui se jouent à l’échelle globale ont fait l’objet de nombreuses recherches, d’autres évolutions qui touchent pour leur part aux pratiques individuelles redéfinissent elles-aussi la nature et le fonctionnement urbain. Acteurs d’urbanité, ces immigrés de l’intérieur se façonnent en effet un « être en ville » complexe que l’installation à Istanbul les oblige à construire. Le second temps de ce chapitre s’attache donc à comprendre les « bricolages » identitaires qu’élaborent les immigrés, notamment à travers le recours d’un sentiment régional commun, pour se construire leur propre citadinité, expression socio-spatiale de l’appropriation individuelle de ressources collectives.