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Introduction de la première partie

2.4.4. Continuités vs. ruptures : une relation à dépasser

Nous venons de le voir, le cadre dichotomique continuité/rupture ne peut plus être considéré comme une grille d’analyse à même de comprendre les stratégies alimentaires des populations mobiles, notamment migrantes. Le postulat selon lequel leurs pratiques alimentaires seraient partagées entre deux systèmes de référence, dont celui majoritaire dans la société d’origine aurait pour destin inéluctable d’être supplanté par celui de la société d’installation, ne tient plus. Au contraire, la relativité des comportements des mangeurs, la prise en compte, au sein d’une analyse systémique des interactions reliant les différents pôles de référence, ainsi que la nature résolument originale des nouveaux modèles élaborés deviennent les éléments de base d’une analyse libérée du carcan théorique et méthodologique traditionnel.

Cet aveuglement résulte, nous semble-t-il, de la trop grande confiance que les observateurs accordent au discours des individus enquêtés : le réflexe qu’ont les mangeurs de présenter leurs propres pratiques comme peu sujettes à de quelconques transformations ne peut être pris au pied de la lettre, et doit au contraire se lire comme une « stratégie de défense culturelle » dans des contextes sociaux où les référents identitaires et culturels s’émoussent au contact d’une société d’arrivée perçue comme homogénéisante (Faure, 2010). En d’autres termes, ces stratégies sont un moyen de mettre en place ce que Roger Bastide a appelé une « idéologie de la compensation », à savoir la création d’un ensemble de pratiques nouvelles en dépit même de la volonté affichée de revenir à une situation passée (Bastide, 1970). Il s’agit alors de saisir ces adaptations sous l’angle de la nouveauté, de l’échange interculturel, et de comprendre comment s’élaborent de nouvelles formes de pratiques culinaires (Ruf, 2010). Partant de cette hypothèse, Chantal Crenn, Jean-Pierre Hassoun et Francisco Xavier Medina posent les fondements d’une nouvelle approche, selon une triple hypothèse :

1) la conservation de pratiques dites « traditionnelles » n’est pas la stricte reproduction de pratiques pré-migratoires ;

48 Dans le cas des métissages alimentaires des groupes migrants, il nous apparaît essentiel de les faire dialoguer avec les trajectoires migratoires individuelles : l’importance et la nature des évolutions dépendent des contextes sociaux à l’intérieur desquels évoluent les migrants. A ce titre, il apparaît nécessaire d’élaborer une méthodologie adéquate, notamment à travers le recours aux matrices biographiques permettant de retracer le parcours migratoires des mangeurs.

2) la découverte de nouveaux produits, recettes ou pratiques commensales n’est pas totale et, à ce titre, doit être mise en lien avec les pratiques antérieures. Les stratégies de déconstruction, de reformulation et d’hybridation qu’élaborent les mangeurs sont toutefois à considérer comme des modèles alimentaires originaux. L’observation ethnographique ne peut alors plus se suffire à elle-même et doit s’étoffer d’une analyse des représentations des mangeurs sur leurs propres pratiques ;

3) ces deux premiers processus sont à rapprocher du « régime d’altérité » (Lopez-Caballero, 2011) qui existe dans la société d’installation, c’est-à-dire l’ensemble des normes et des prescriptions, édictées ou tacites, qui définissent une frontière, incluent des hommes à l’intérieur d’un groupe social aux références partagées, ou au contraire les en excluent (Crenn, Hassoun et Medina, op. cit.).

4) Nous pouvons ajouter une quatrième hypothèse, celle d’une réciprocité culturelle rendue possible par des mobilités qui influencent le régime alimentaire des populations migrations ainsi que ceux de la société d’installation.

Les pistes de recherche que nous définissons ont vocation à fournir une grille de lecture théorique applicable à différents contextes géographiques, économiques, sociaux et culturels, mais non à ignorer les singularités de chacun. Les métissages qui se mettent en place ne sont pas homogènes, mais répondent au contraire à des modalités qui varient selon les groupes en présence, l’importance que peut prendre la dimension individuelle sur celle collective – et inversement – ainsi que selon les contextes à l’intérieur desquels ils interagissent : des comportements d’adhésion ici, prendront la forme de rejet là, tandis qu’une troisième situation donnera lieu à un comportement encore différent (Matta, 2010). Il s’agit donc de trouver une posture d’observation et de recherche à la frontière entre l’étude empirique des singularités et des variations mêmes les plus infimes, sans pour autant oublier que ces évolutions s’inscrivent dans des contextes politiques, sociaux, économiques et culturels plus généraux partagés par un ou plusieurs groupes et qui influencent les comportements individuels.

Conclusion

Ce deuxième chapitre a été l’occasion de rappeler la relation fondamentale entre pratiques mobilitaires et construction des comportements alimentaires. Intimement liées et par définition labiles, les unes comme les autres nécessitent à ce titre une analyse souple qui ne s’enferme pas dans la stricte définition de systèmes figés et immuables. Face à une approche essentialiste qui s’attache à évaluer le degré d’intégration de traits culinaires autochtones ou, au contraire, la recréation du système alimentaire de la société d’origine dans le contexte post-migratoire, nous proposons une grille d’analyse qui insiste au contraire sur la complexité des dynamiques de transformation et la pluralité des références alimentaires convoquées. Les comportements alimentaires nés suite à la migration sont, nous semble-t-il, à penser sur le registre de la nouveauté, non sur celui de l’adaptation de pratiques anciennes à un ou plusieurs nouveaux contextes de consommation. Dans ce contexte, les stratégies alimentaires élaborées par les mangeurs migrants/immigrés apparaissent comme des manières de gérer la distance, qu’il s’agisse d’une distance objective (l’éloignement physique avec le lieu d’origine, les temps de déplacements avec les autres lieux de l’espace de vie) ou d’une distance subjective faisant intervenir des variables propres à chaque individu (statut de la région d’origine dans le processus d’auto-identification, modalités de confrontation à un contexte socio-spatial inédit, particularismes du parcours et de l’expérience migratoires individuelles, signification de l’étape actuelle dans la trajectoire personnelle).

Parce qu’ils relèvent d’une action quotidienne commune à tout homme et à toute femme, les comportements alimentaires sont une entrée judicieuse pour analyser et comprendre comment la dimension individuelle de l’action se construit à travers le jeu d’appartenances à divers collectifs sociaux, mais aussi pour définir les rapports concrets et idéels que les mangeurs entretiennent avec les multiples lieux qui façonnent leurs territoires. En effet, comme nous le verrons plus loin, les manières de manger d’individus mobiles ou ayant construit leur être à travers la mobilité, dépendent en grande partie des significations qu’ils accordent aux références spatiales qui ont jalonné leur parcours (région d’origine, étapes dans leur trajectoire migratoire, statut de leur lieu actuel de résidence, …).

En faisant le choix d’étudier une population d’immigrés intérieurs résidant à Istanbul, notre étude vise à répondre à ce questionnement et à démontrer l’insuffisance théorique des compartimentages traditionnels : les stratégies alimentaires des immigrés gaziantepli à Istanbul

subissent elles-aussi des transformations, en même temps qu’elles s’inscrivent dans un cadre spatio-temporel lui-aussi partagé entre différents pôles d’influence. De même, la question d’une prétendue homogénéité des pratiques spatiales et culinaires au sein d’un groupe défini par une origine commune est ici aussi interrogée : les usages différenciés de ressources banales ou de ressources dédiées sont considérées comme des indicateurs de « jeux » individuels avec les appartenances collectives qu’elles soient géographiques, économiques ou culturelles.

Enfin, les comportements alimentaires peuvent être considérés comme des manières de peser sur les contextes socio-spatiaux au sein desquels se déploient les pratiques individuelles. Valable pour tout citadin appréhendé comme un acteur à part entière des dynamiques urbaines, ce positionnement acquiert une importance particulière dans une recherche consacrée à une ville dont l’histoire récente est conditionnée par l’emprise démographique, économique, politique, sociale et culturelle des vagues migratoires successives. Dans cette perspective, les comportements alimentaires analysés à une échelle individuelle doivent être réinscrits dans une approche plus large visant à produire une réflexion sur le rôle des populations migrantes dans les dynamiques urbaines de l’agglomération stambouliote.

CHAPITRE 3 : Une démarche méthodologique