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Une investigation reposant sur une approche combinant les dimensions sociales et spatiales des pratiques des mangeurs citadins

Introduction de la première partie

CHAPITRE 3 : Une démarche méthodologique pour analyser les relations entre reformulation des

3.2. Une investigation reposant sur une approche combinant les dimensions sociales et spatiales des pratiques des mangeurs citadins

immigrés et/ou migrants

Appréhendée selon une grille d’analyse géographique, la question des transformations alimentaires comme stratégies, volontaires ou inconscientes, de gestion de la distance, demande

d’expliciter le choix du groupe étudié et le contexte socio-spatiale dans lequel il évolue pour, dans un second temps, analyser dans le détail les comportements des mangeurs-citadins, les logiques d’inclusion collective et identitaire qu’ils sous-tendent, les interactions qu’ils créent entre les différents lieux des territoires individuels, et leurs participations éventuelles dans le façonnement multiscalaire de certains types de recompositions urbaines.

3.2.1. Les Gaziantepli d’Istanbul, un groupe hétérogène

« Nous ne mangeons pas pour vivre, nous vivons pour manger ». Derrière son côté humoristique, cette expression populaire courante à Gaziantep exprime une relation singulière de la population gaziantepli à l’alimentation en générale et à sa cuisine en particulier. Le choix de nous focaliser sur le groupe gaziantepli est l’approfondissement, dans le cadre d’une recherche de thèse, d’un intérêt ancien pour le sud-est de la Turquie et l’importance de l’alimentation dans les processus d’auto-identification individuels et collectifs de ses populations. Suite à un premier travail réalisé dans le cadre d’un mémoire de master 2 et consacré à l’utilisation de la référence alimentaire dans les stratégies touristiques et économiques de la municipalité de Gaziantep, il nous est apparu que l’importance accordée à la cuisine ne se réduisait pas à quelques discours de marketing territorial mais trouve au contraire ses fondements dans les représentations que la société gaziantepli a d’elle-même (Raffard, 2010 ; 2013 ; 2014). Décentrer le contexte d’investigation et les envisager dans une configuration socio-spatiale marquée par la migration, nous permet ainsi d’interroger la nature et les processus cognitifs de construction de ces représentations individuelles et collectives.

Le choix d’une approche « monographique » centrée sur un seul groupe immigré au détriment d’une approche comparatiste croisant les pratiques de deux ou plusieurs groupes s’est progressivement imposé à nous, notamment en raison de la difficulté à définir un second groupe à observer. Fallait-il considérer un autre groupe régional et si oui, selon quelles variables ? La proximité géographique ou au contraire l’éloignement ? Un département de même poids démographique ou au contraire plus ou moins peuplé ? Une région valorisée pour sa cuisine – mais comment définir cette réputation – ou un « désert » culinaire ? A ce questionnement dont les éléments de réponse relèvent uniquement de notre subjectivité personnelle répond une volonté de ne pas essentialiser les groupes étudiés. En effet, « comparer deux objets signifie les opposer pour

énumérer leurs ressemblances et leurs différences et, par un glissement qui n’est guère évitable, pétrifier les oppositions », ce qui tend ainsi « à opposer des groupes sociaux au lieu de mettre l’accent sur les mécanismes

d’acculturation » (Espagne, 1994 : 112-115). Notre approche méthodologique s’astreint donc à

étudier un seul groupe immigré, sans pour autant refuser la comparaison à d’autres groupes pour mettre en perspective une observation, corroborer une analyse ou apporter d’autres éléments de réponse à une hypothèse.

Si nous avons défini le groupe étudié sur les bases d’une origine géographique commune, il convient néanmoins de construire un échantillon regroupant des profils individuels variés, du point de vue de l’activité professionnelle, du lieu de résidence, de la trajectoire migratoire, de l’ancienneté de l’installation à Istanbul, des raisons ayant poussé l’enquêté à quitter Gaziantep, de l’importance accordée à la cuisine et à l’alimentation, autrement dit des caractéristiques individuelles qui semblent influencer les choix et les comportements alimentaires. En outre, les comportements alimentaires des mangeurs-citadins peuvent aussi être analysés par le positionnement de chacun vis-à-vis des ressources alimentaires, commerciales et identitaires collectives. La démarche méthodologique entreprise vise ainsi à ne pas s’enfermer dans une analyse « essentialisante » reposant sur une seule et unique variable, l’origine géographique, mais bien d’amasser un matériau permettant de comprendre l’hétérogénéité sociale qui irrigue le groupe et l’échantillon d’étude retenu. L’étude globale des immigrés gaziantepli à Istanbul s’attache donc à identifier des lieux structurants, qu’il s’agisse de secteurs de concentration résidentielle ou de fréquentation répétée, ainsi que des structures organisées, des événements ou des discours qui tendent à orienter les immigrés vers certains lieux ou certains types de lieux.

3.2.2. Comprendre Istanbul à travers les pratiques alimentaires de ses habitants

Les vagues migratoires successives en provenance des différentes régions de Turquie et, dans une moindre mesure, de l’étranger ont construit le profil actuel d’Istanbul. Ses fonctions économiques et symboliques qui n’ont jamais disparu malgré la perte de son statut de capitale en 1923 au profit d’Ankara en font le principal pôle récepteur des flux migratoires. L’exemple du groupe gaziantepli illustre cette importance : Istanbul concentre aujourd’hui 27% des individus nés à Gaziantep mais résidant à l’extérieur des frontières du département (TÜİK, 2013). Il s’agit donc d’un lieu d’investigation pertinent pour saisir la migration des Gaziantepli en Turquie, du point de vue des logiques individuelles comme des structures collectives. Cette concentration à Istanbul nous amène, en outre, à faire l’hypothèse que plusieurs profils socio-démographiques et plusieurs trajectoires migratoires peuvent y être observés et analysés. Enfin, la concentration conjointe d’autres immigrés anatoliens et d’immigrés originaires de Gaziantep est un moyen d’identifier les

convergences et les divergences, du point de vue des comportements alimentaires et socio-spatiaux, entre ces deux populations.

Plus généralement, l’attention portée aux pratiques alimentaires de cette population immigrée/migrante ambitionne de dépasser la simple identification des grandes tendances autour desquelles s’organise leurs comportements mais vise plutôt à proposer une entrée novatrice pour comprendre les modalités d’intervention de ces individus, à la fois mangeurs et citadins, sur les territoires urbains dans lesquels ils agissent et interagissent. Le choix d’une démarche faisant dialoguer plusieurs échelles d’analyse, de la Turquie à certains secteurs de l’agglomération stambouliote, en passant par l’entité administrative d’Istanbul – celle concernant l’ensemble des trente-neuf arrondissements du département d’Istanbul50 – cherche ainsi à identifier les stratégies socio-spatiales de la population gaziantepli immigrée, stratégies qui dessinent finalement un champ migratoire multipolarisé, réticulaire, mais reposant toutefois sur des lieux de l’espace géographique clairement identifiés. La première étape de notre travail empirique consiste donc à définir les secteurs résidentiels, fonctionnels ou symboliques qui dessinent une géographie gaziantepli en Turquie et plus précisément à Istanbul. Cet échelon large d’analyse s’impose aussi compte tenu de la dispersion des pôles résidentiels et commerciaux, ainsi que des lieux réels et symboliques constituant les territoires individuels des immigrés interrogés. Ainsi, un statut particulier est accordé à la question de la construction d’un territoire migratoire réticulaire partagé entre plusieurs pôles de référence : Istanbul, lieu actuel de résidence et d’interactions sociales ; Gaziantep, lieu d’origine qui rassemble une dimension concrète et une représentationnelle et qui peut aussi être un lieu d’investissements économiques pour certains migrants ; d’autres pôles autrefois ou aujourd’hui fréquentés sur lesquels reposent les trajectoires individuelles des enquêtés rencontrés.

Nous ne saurions toutefois nous contenter d’une analyse globale de ces configurations socio-spatiales issues de la migration. Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre 1, notre parti-pris méthodologique s’attache à analyser les spatialités et les citadinités individuelles des citadins immigrés/migrants et, par extension, à étudier des territoires d’échelle somme toute assez réduite. Dans ce contexte, le quartier, la rue voire l’immeuble ou la maison apparaissent comme des échelons suffisamment fins pour saisir les modalités d’articulation entre la répartition spatiale des pratiques et les rapports individuels aux territoires de vie. Malgré la remise en cause contemporaine, tout au moins la tendance à relativiser la capacité de la notion de quartier à expliquer la réalité de certaines configurations socio-spatiales d’échelle a priori réduite (Ascher,

1998), son utilisation toujours fréquente témoigne d’un échelon permettant d’analyser et de spatialiser l’articulation entre les pratiques et les représentations citadines. Concernant l’étude particulière des pratiques alimentaires, le travail d’observation doit encore affiner son regard et envisager les contextes domestiques de consommation, qu’il s’agisse du domicile ou des enquêtés, des établissements de restauration, ou, pour pousser à l’extrême ce travail multiscalaire, de la table et des assiettes des individus enquêtés et observés.

Quel que soit le type de lieu, ses modalités de fréquentation et son rôle dans la géographie fonctionnelle des citadins et du groupe gaziantepli, l’attention portée à l’empreinte des immigrés gaziantepli à diverses formes de dynamiques et mécanismes urbains prend sens, dans notre recherche, à condition de garder à l’esprit qu’il ne s’agit là ni d’un phénomène généralisé à l’ensemble de la population étudiée, ni, dans le cas des citadins concernés, d’une empreinte individuelle figée dans le temps. C’est avec cette triple limitation, prise en compte dans l’analyse des résultats collectés, que nous proposons d’appréhender la participation aux transformations spatiales comme faisant partie intégrante des spatialités, en tant que conséquence collective d’un rapport individuel aux lieux.