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Le mouvement au cœur de la construction des spatialités et des systèmes alimentaires

Introduction de la première partie

2.2. Manger en situation de migration ou comment questionner le rapport aux lieux et à la distance d’individus mobiles

2.2.1. Le mouvement au cœur de la construction des spatialités et des systèmes alimentaires

2.2.1.1. Mobilités et géopolitique alimentaire

L’histoire culturelle et alimentaire d’un ensemble géographique, d’un pays, d’une région, voire d’une ville, se confond dans bien des cas avec son histoire sociale et migratoire (Flandrin et Montanari, 1996 ; Boudan 2004 ; Rowley 2009). Si une histoire globale des cuisines mondiales et de leurs liens avec les mouvements migratoires reste à écrire, plusieurs hypothèses ont été formulées quant à la formation de cette « géopolitique du goût » (Boudan) et du rôle des mobilités dans la constitution des pratiques alimentaires mondiales.

La première est d’ordre écologique et agricole : les systèmes alimentaires fondés sur la réussite de céréales aux valeurs nutritives importantes (blé, maïs, orge, millet) auraient permis une croissance démographique à l’origine d’une diffusion progressive de certaines populations vers de nouvelles zones de chasse et de cueillette (Boudan, op. cit.). Inscrite dans le temps long, cette géohistoire mondiale postule une stabilité originelle favorable à la construction de cultures alimentaires supposées singulières et autonomes. Reprenant ces travaux exploratoires et toujours à partir de l’exemple des céréales, Gilles Fumey analyse le système qui s’est progressivement mis en place dans plusieurs foyers mondiaux : l’accumulation de biens agricoles et de ressources alimentaires aurait permis, selon lui, la constitution de classes militaires et politiques, c’est-à-dire de classes dirigeantes puissantes à même de valoriser le commerce, et donc instigatrices de mobilité. Ce système global s’appuie sur des sous-systèmes géographiquement localisés définissant une géographie agricole et alimentaire organisée autour de sept foyers principaux de richesses (Chine du Nord, du Sud, Moyen-Orient, sud-européen, sud-sahélien, Mésoamérique, Andes) auxquels viennent s’ajouter le foyer d’élevage extensif né en Asie centrale et celui, industriel, d’Europe du Nord qui finit de se structurer en Amérique du Nord (Fumey 2010 ; 2011). Au sein de ces ensembles et sur leurs frontières communes, l’emboîtement de dynamiques d’échelle plus fine apparait, qui isole et définit des sous-ensembles alimentaires aux territoires d’expression encore plus réduits.

La définition de ces systèmes géo-alimentaires ne doit néanmoins pas faire croire à l’existence de blocs monolithiques repliés sur eux-mêmes, aux profils immuables dans l’espace et dans le temps. Les alimentations, ainsi que les produits qui les composent et les hommes qui les élaborent, sont

mobiles et mouvants. Saisir pleinement la nature de ce système global et des sous-systèmes qui le composent nécessite la prise en compte des interactions et des échanges qui se mettent en place entre ses différents pôles, de déconstruire les éléments de ce millefeuille culturel en comprenant la nature des rapports qui les unissent. De manière la plus concrète qui soit, ces liens s’effectuent par le déplacement des hommes d’un pôle vers un autre, ainsi que par le passage et la fréquentation plus ou moins durables de l’espace social entre ces pôles. Nous avons ainsi pu montrer combien les cuisines de Turquie sont le reflet des grandes migrations des peuples nomades turcs et des découvertes successives qu’ils firent au contact des civilisations sédentaires (perse, grecque, byzantine, arabe) qu’ils rencontrèrent sur leur passage (Gürsoy, 2004 ; Raffard, 2010).

L’adoption « au fil de l’eau » de certains traits des altérités culturelles découverts lors de la migration influence autant les pratiques que la rencontre et l’échange rendus possible par l’inscription dans un espace nouveau : la migration, en plus d’un déplacement dans l’espace géographique, se double de l’installation dans un espace social et, par extension, de la cohabitation et de l’échange avec des hommes et des groupes, migrants ou non, aux bagages culturels différents. Ainsi, une cuisine comme celle de la Nouvelle-Orléans témoigne du cosmopolitisme qui a marqué l’histoire de la ville. Le contact entre des populations amérindiennes, africaines et européennes au sein d’un espace urbain de superficie réduite a permis le contact et l’échange entre des populations autochtones ou déracinées, chacune présentant ses propres systèmes normatifs alimentaires. Les influences réciproques de préparations aussi différentes que le gombo d’origine africaine, le jambalaya espagnol, les soufflés normands, etc., ont donné naissance à une cuisine créole d’un type nouveau, elle-même évolutive sous l’action de nouvelles influences (Bloch-Raymond, 2005).

La révolution des transports depuis plus d’un siècle a néanmoins transformé en profondeur le rapport des hommes à l’espace et a systématisé la rencontre et l’échange. L’ouverture de l’espace a mis en contact des systèmes culturels et alimentaires qui jusqu’alors s’ignoraient, ou tout au moins coexistaient sans influence réciproque, tout en renforçant de supposées identités alimentaires localisés et les prétendues frontières qui leurs sont liées (Fumey, 2011). En d’autres termes, l’ouverture a pu favoriser le repli sur soi et le recours à la « tradition » : « de cette difficulté à

nommer ce qui serait marqué par une géographie mouvante […] vient toute la richesse de l’alimentation dans les systèmes identitaires. Tout mangeur peut s’approprier ce qui lui plaît, toute communauté, de quelque taille qu’elle soit, peut revendiquer comme sa propriété un produit qu’elle a adopté dans son histoire » (Ibid. : 31). La

modifier les comportements, a redéfini en profondeur les territoires alimentaires : de nouvelles plantes ont colonisé des espaces agricoles nouveaux alors que la circulation des ingrédients, autrefois lente, s’est progressivement accélérée (d'Almeida-Topor, 2006).

Aujourd’hui, les mobilités s’accroissent avec la démultiplication toujours plus rapide des moyens de transport et de communication : accélération et multiplication des transports, empreinte toujours plus forte de l’industrie agroalimentaire dans les comportements et les représentations des mangeurs, mobilités locales ou migrations internationales, place nouvelle occupée par le marketing et les différents médias dans l’élaboration des choix alimentaires, etc. (Raulin et Hassoun, 1995). La mobilité des hommes favorise le contact entre des cultures différentes et, dans le cas qui nous intéresse, entre des systèmes alimentaires singuliers, aux normes parfois opposées (Tuchman et Levine, 1992). Si leur rencontre les fait brièvement cohabiter indépendamment les uns par rapport aux autres, des dynamiques d’emprunt, d’échange, d’abandon apparaissent rapidement.

2.2.1.2. La mobilité, fondement de l’altérité

Dans le contexte d’abondance et de mondialisation des marchés que connaissent aujourd’hui les pays développés, le discours de l’entrecroisement des influences culinaires relèverait presque de la tautologie, tant les pratiques de mangeurs de plus en plus urbains37 et disposant d’une offre alimentaire toujours plus complexe oscillent en permanence entre plusieurs systèmes de références géo-culinaires. Manger « chinois », « indien », « japonais » ou « turc » sont devenus des choix d’une banalité telle que l’exotisme dont ils jouissent lors de leur découverte est devenu aujourd’hui un facteur explicatif secondaire pour comprendre les raisons de leurs consommations (Poulain, op. cit.). Prises dans toute la polysémie du terme – des migrations pendulaires quotidiennes aux mouvements migratoires pérennes internationaux en passant par les mobilités touristiques plus ou moins éphémères –, les mobilités jouent un rôle central dans les dynamiques actuelles de façonnement culturel. L’inscription au sein d’espaces sociaux toujours plus complexes et imbriqués, les rôles multiples que jouent les hommes selon le contexte dans lequel

37 Nous souscrivons ainsi aux hypothèses développées notamment par Jacques Lévy (Lévy, 2013) ou Michel Lussault pour qui l’urbanisation dépasse la simple analyse statistique de flux de personnes à destination d’un nouveau type d’espace géographique marqué par la densité et la coprésence dont l’expression privilégiée serait la ville. Au contraire, l’analyse des processus d’urbanisation et leur définition doit prendre en compte les représentations et les pratiques des hommes. Il s’agit alors de lire l’urbanisation comme « un processus de remplacement d’un mode d’organisation spatiale des réalités sociales (la ville industrielle) par un autre – l’urbain dont la diffusion contribue à et exprime la mondialisation » et, ainsi, « concerne tous les individus, toutes les spatialités, tous les types d’espaces » (Lussault, 2013 : 64).

ils interagissent, ainsi que la valorisation de l’exotisme culturel, mettent le mangeur dans une position d’acceptation et de recherche de la différence culinaire (Régnier, 2004).

Loin d’être une expression culturelle nouvelle créée par l’accroissement contemporain des flux migratoires, ce brassage des hommes, des recettes, des produits et des saveurs, constitue depuis des millénaires la clé de voûte de la constitution de cuisines à la fois géographiquement localisées mais aussi expansionnistes. Dans son analyse de la structuration des cultures, Denys Cuche place l’échange et l’emprunt réciproque au cœur des dynamiques culturelles : « La culture n’existe pas en

dehors de l’échange, car elle n’existe pas en dehors des individus. La culture est produite pas l’échange entre les individus et entre les groupes. C’est pourquoi toute culture est nécessairement plurielle et évolutive, car elle n’est jamais qu’une synthèse plus ou moins aboutie et plus ou moins provisoire d’apports divers » (Cuche, 2012 : 53).

Pour l’anthropologue, cette synthèse est étroitement liée au caractère profondément nomade de l’homme qui, tout au long de son histoire, ne cesse de se déraciner pour conquérir de nouveaux espaces. De leurs expressions les plus violentes, notamment guerrières, à celles plus pacifiques comme l’activité commerciale, ces conquêtes et les découvertes qui en découlent créent des synthèses culturelles innovantes qui ne peuvent être appréhendées comme de simples mélanges plus ou moins structurées de pratiques préexistantes. Au contraire, les systèmes métis qui apparaissent doivent être pensés sous le regard de la nouveauté (Bastide, 1971). Dans ce contexte, la prise en compte de ces dynamiques de rencontres et d’influences réciproques devient fondamentale pour comprendre comment se construisent, à différentes échelles et à différentes époques, des corpus alimentaires singuliers, ainsi que pour infirmer, comme nous le verrons plus tard, l’existence d’une prétendue « authenticité » culturelle, d’une « immaculée conception culturelle » pour reprendre les termes de Denys Cuche (Cuche, op. cit. : 54).

L’essor contemporain des mobilités et les transferts de connaissances techniques ont néanmoins transformé la nature de l’alimentation qui, de domestique, s’inscrit désormais dans un contexte toujours plus mondialisé et mondialisant : plantes et produits ont perdu une partie de leur rôle géo-identificatoire au profit de saveurs, d’assemblages de produits et de pratiques de sociabilité alimentaire mondialement partagés. Malgré de nombreuses initiatives de requalification des nourritures cherchant à atténuer l’incompréhension et la peur des mangeurs (labels géographiques et de qualité, mesures de traçabilité, localisme, circuits courts, commerce équitable, etc.), la mobilité des hommes et des produits diluent les systèmes de référence traditionnels dans un espace de moins en moins intelligible. Dans ce contexte, la complexité croissante de processus identificatoires, qui balancent en permanence entre individuation des pratiques et besoin d’inscription au sein d’une société ou d’un groupe aux valeurs communes, rend plus complexe la

gestion de l’altérité (Wieviorka 1996 ; Hannerz, 2010). La rencontre et l’échange réciproque entre différents systèmes normatifs, eux-mêmes structurés autour de plusieurs formes d’appartenance individuelle et collective, entraînent la mise en place de processus identificatoires marquant « ‘matériellement’ et ‘symboliquement’ la frontière entre soi et les autres » (Corbeau, 2012 : 841) selon un processus dichotomique d’acceptation/refus. Partagés entre la volonté affichée de respecter un certain continuum culturel – et, à ce titre, de minorer voire de nier l’influence de l’Autre dans ses propres pratiques alimentaires – et la découverte de nouveaux produits, de nouvelles saveurs et/ou de nouvelles pratiques, les mangeurs sont placés dans un déséquilibre permanent dans leurs choix38 (Fischler, 1990 ; Mintz et Du Bois, 2002). Par la reconnaissance de l’altérité en soi-même, cette mise au point constante des préférences alimentaires entraîne une tension et une redéfinition aussi nécessaire que permanente de leur rôle au sein de l’espace social : la frontière avec l’Autre est poreuse en même temps qu’évolutive.

2.2.2. Emprunt, métissage, « créolisation » : comment penser des pratiques