• Aucun résultat trouvé

Introduction de la première partie

2.3. La thématique des comportements des mangeurs migrants, lecture chronologique et thématique

2.3.3. Le paradigme du style alimentaire…

La recherche française sur les migrations a longtemps inscrit son travail dans un rapport dichotomique où le rôle du chercheur consistait à définir les éléments de rupture et de continuité dans les comportements des migrants. Dans le domaine alimentaire, ce paradigme a pu prendre la forme d’une question générale variant sensiblement selon l’angle d’analyse privilégiée : « les migrants mangent-ils toujours comme au pays ? ». Minorant l’importance des dynamiques d’hybridation et la nature originale des modèles qui en découlaient, cette approche ancrait les pratiques alimentaires dans une dialectique binaire partagée entre deux pôles d’influence, celui de la société d’origine et celui de la société d’arrivée. « Ce changement dans la continuité » (Mabe, 1985) et la domination de l’une ou l’autre référence étaient censés témoigner du degré d’intégration et/ou d’acculturation des populations au sein du contexte post-migratoire (Hauser, 1987).

2.3.3.1. Le « continuum alimentaire » d’Emmanuel Calvo

Le paradigme des sciences sociales au milieu des années 1980 n’est pas étranger à ce positionnement et l’article synthétique – largement repris par la suite – que publie Emmanuel Calvo en 1982 entérine cette vision des choses (Calvo, 1982). Face à la prédominance structuraliste d’alors, l’auteur répond par un positionnement en termes de « styles alimentaires » qui lui permet de mettre en avant le caractère évolutif de l’alimentation des populations migrantes, prenant ainsi ses distances avec la notion de structures profondes, mise en avant par le courant structuraliste (Lévi-Strauss, 1958). Cette variabilité est envisagée à partir de la notion de « continuum alimentaire », notion englobant l’ensemble des dimensions de l’acte alimentaire – approvisionnement, préparation, consommation, représentations –, et qui permet à Emmanuel Calvo d’élaborer une typologie à trois entrées, chacune définie par la plus ou moins grande insertion à la société d’arrivée. Le premier type, le style dichotomique, désigne ainsi les systèmes alimentaires dans lesquels la migration n’aurait que peu altéré la référence alimentaire originelle : « c’est celui dans lequel les faits et pratiques alimentaires continueront, pour une grande part, à être basés sur la

culture d’origine, tout en ayant incorporé des éléments de la pratique appartenant à la société d’insertion » (Calvo,

1982 : 428). Le style duel, quant à lui, correspond à l’étape intermédiaire de l’adaptation des pratiques lors de laquelle « s’observe un cumul des faits et pratiques, dans la coexistence de deux cultures » (Ibid.) et aboutit, selon un processus présenté comme inéluctable, au style anomique renvoyant à « une perte totale des normes de la culture d’origine en matière de pratique alimentaire, sans acquisition

fondamentale ni instrumentale de celles de la société d’insertion » (Ibid. : 429).

Parallèlement à cette tentative de théorisation des comportements des individus et des groupes migrants, l’autre apport de l’article est sans conteste la notion de « plat totem ». Plat traditionnel devenu symbolique dans un contexte post-migratoire, il fait « partie de l’extériorité du groupe, de son

image telle qu’elle peut être perçue par la société d’insertion » (Ibid. : 420). En d’autres termes, le plat totem

serait une création idéelle post-migratoire permettant aux migrants de faire d’un plat, d’un produit ou d’une pratique commensale un instrument culturel d’identification et de mise en scène au sein de la société majoritaire : pizza chez les Italiens (Sanchez, 2007), plov/pilav pour les populations centrasiatiques (Urbain et Bissot, 2005), café dans la diaspora arménienne (Fourcade, 2006), les exemples abondent. Si la notion de plat totem permet de replacer les choix des mangeurs à l’intérieur de contextes sociaux évolutifs, elle peine néanmoins à sortir d’une analyse des pratiques alimentaires en termes « d’indicateurs d’intégration à la Nation » (Crenn, 2012 : 867).

2.3.3.2. Une influence majeure dans le champ de la recherche sur l’alimentation des populations migrantes

Les pistes de travail esquissées par Manuel Calvo – qu’il appliquera et réinterrogera quelques années plus tard dans le cas des Africains en France (Calvo, 1997) – marquent les travaux de plusieurs générations de chercheurs qui relisent les recherches antérieures au prisme du nouveau paradigme (Houdaigui, 1991), ou qui, sous l’effet de l’accroissement et de la complexification des flux migratoires mondiaux à partir de cette période (Simon, 1995 ; 2008 ; Withol de Wenden 2013), s’attachent à comprendre de nouveaux contextes socio-géographiques : travailleurs italiens et turcs en Suisse (Niederer, 1985), femmes américaines à Lausanne (Chatwin, 1985), Juifs tunisiens à Paris (Balland, 1997), Africains en France (Barou et Verhoeven, 1997 ; Sall 2010), Ethiopiens en Israël (Anteby, 2006), Russes en France (Bronnikova et Emanovskaya, 2010), Juifs russophones en ex-Allemagne de l’Est (Michel, 2010). L’apport du travail théorique d’Emmanuel Calvo tient dans sa volonté de synthétiser et de systématiser des éléments aussi disparates que les techniques de préparation des plats, les systèmes d’approvisionnement, l’ambivalence des perceptions des mangeurs face à des produits perçus comme étrangers, le rôle social de l’alimentation pour des sociétés en situation de migration.

L’un des principaux apports de cette période est, sans conteste, de mettre en lumière le rôle que joue l’alimentation dans la définition sociale et politique des groupes, mais aussi celui de marqueur territorial qu’elle favorise. Les échelles d’analyse s’agrandissent, la ville et le quartier prennent le pas sur les études nationales et/ou nationalisées. On tend aussi à replacer ces questions dans une approche socio-historique, notamment aux Etats-Unis où l’accent est mis sur l’acculturation que connaissent les groupes minoritaires vue comme un instrument d’insertion à la société états-unienne (Mintz, 2008), ainsi que sur le rôle du développement de l’industrie agroalimentaire dans cette acculturation (Gabaccia 1998).

Une attention particulière est portée aux réseaux d’approvisionnement ethnique que créent les immigrés, notamment en milieu urbain. Manuel Calvo l’avait déjà mis en avant (Calvo, 1982) mais les travaux suivants approfondissent cet aspect économique et social de l’alimentation des migrants en montrant notamment le rôle des commerces alimentaires et des établissements de restauration dans les trajectoires individuelles des migrants (Crenn 2005 . Barou 2010). Etape ultime d’intégration et symbole d’une certaine réussite économique pour les immigrés de longue date, ou, au contraire, porte d’entrée vers le marché du travail pour les nouveaux arrivés, le commerce ethnique est vu comme un espace intermédiaire entre deux systèmes de référence,

mais surtout comme une ressource aux fonctions paradoxales : la conservation de liens avec la société d’origine, mais aussi intégration économique et sociale à la société globale (Çağlar, 1995). En France, Sophie Bouly de Lesdain montre que, pour certaines familles africaines à Paris, l’achat de produits ethniques sur place mais aussi l’envoi ou la réception de produits particuliers porteurs d’une charge symbolique importante « matérialisent un réseau qui lie les migrants à l’espace d’origine et les

migrants entre eux » (Bouly de Lesdain, 2004 : 180) mais « participe [aussi] à une recomposition sociale basée sur un espace élargi et mouvant ; tout comme elle nous renseigne quant aux modes de structuration des groupes dans l’espace » (Ibid. : 186). L’auteur avait déjà creusé cette dimension spatiale à partir de

l’exemple du quartier de Château-Rouge à Paris dans lequel l’alimentation constitue un instrument identitaire majeur pour se mettre en scène dans l’espace urbain et, finalement, se l’approprier (Bouly de Lesdain, 1999).

L’arsenal méthodologique mis en place dans les travaux de cette période, fortement imprégné d’ethnographie, se plonge progressivement dans les assiettes des migrants, décortique et déconstruit les recettes, analyse les permanences ou au contraire les substitutions de nourritures. L’analyse des nuances même les plus infimes – remplacement d’une épice par une autre (Giraud, 2010), substitution du nuoc mam par la sauce Maggie (Nguyen, 1993), remplacement de tahin par du beurre de cacahuète (Hage, 1997), ajout de mayonnaise dans certains plats turcs « pour faire

moderne » (Söytürk, 2010) – dans le régime alimentaire des migrants deviennent des indicateurs des

bricolages identitaires à l’œuvre, mais demeurent trop souvent dans le registre du symbolique. A lire ces auteurs, l’alimentation n’est que rarement appréhendée comme un instrument à part entière des dynamiques de construction identitaire et culturelle : les vrais interférences culturelles se jouent ailleurs que dans l’assiette.

Le paradigme du système alimentaire continue ensuite d’opposer, plus ou moins consciemment, deux pôles culturels essentialisés et peine donc à saisir la complexité des stratégies alimentaires mises en place par les groupes et les individus. Cette description de la découverte et de l’usage de la cocotte-minute par les femmes maghrébines installées en France est révélatrice d’un tel positionnement :

« L’utilisation d’un tel ustensile présente l’avantage à la fois d’une continuité, avec des habitudes de

plats très mijotés ramenés du pays d’origine, et d’une bonne adaptation à la vie moderne, grâce à la réduction du temps de préparation et au bruit dégagé par l’appareil qui avertit la cuisinière de l’état du plat et la rassure par son sifflement régulier. Cette forte appropriation affective de l’objet leur permet de passer d’un milieu à un autre, d’un rythme à un autre, sans être trop perturbées par le changement » (Barou, 2010 : 9).

Plus récemment encore, l’article que Marie-Pierre Etien et Laurence Tibère consacrent aux pratiques alimentaires des mangeurs marocains ou d’origine marocaine en France témoigne de l’influence d’un paradigme toujours vivace (Etien et Tibère, 2013). Leur analyse, tout en intégrant certaines des avancées théoriques qu’ont connues les sciences sociales depuis les années 1970, notamment quant à la relativité de la notion d’identité, continue à cependant à reposer sur la dialectique duale continuités/ruptures et sur l’opposition sociogéographique entre de prétendus modèles alimentaires marocain et français, la conservation de l’un ou l’adoption de l’autre témoignant d’une inclusion plus ou moins achevée à la société française. Si les auteurs appellent à ancrer ce « processus de (re)socialisation alimentaire »47 dans le temps long et à mettre l’accent sur la relativité et le caractère évolutif des comportements des mangeurs marocains, le positionnement sous-jacent demeure celui d’une approche rationnelle et linéaire selon laquelle le système culturel de la société d’installation prend inéluctablement le pas sur celui de la société d’origine, et cela malgré la conservation symbolique de plats et de produits « mémoriels ». L’objectif est finalement toujours le même : définir les ruptures et les continuités alimentaires post-migratoires, dénouer l’écheveau des influences emboitées, du « feuilletage identitaire » qui se met progressivement en place (Balland, op. cit.), sans pour autant intégrer de manière systématique ni la dimension évolutive des pratiques pré- et post- migratoires, ni leur adaptation aux différents contextes à l’intérieur desquels interagissent les groupes et les individus.

2.3.4. … et sa remise en cause

Marqué par son époque et par sa volonté de se défaire du paradigme structuraliste, le modèle d’Emmanuel Calvo, qui eut le mérite de proposer une conceptualisation d’un objet de recherche nouveau, nécessite aujourd’hui d’être interrogé et dépassé.

47 Pour M.-P. Etien et L. Tibère, ce processus se divise en trois temps. Le premier est « une phase de perturbation identitaire touchant les principales dimensions de ‘l’espace social alimentaire’ », c’est-à-dire une période de cohabitation de deux modèles culinaires perçue comme appauvrissante pour les pratiques antérieures. La seconde phase « repose sur des (re)compositions identitaires naviguant entre un ‘manger d’ici’ et un ‘manger de là-bas’ ». La dimension d’appauvrissement tend à disparaître au profit d’une cohabitation apaisée entre pratiques alimentaires françaises et marocaines. Enfin, « la troisième phase […] révèle une appropriation et la cohabitation plus ou moins harmonieuse, très souvent argumentée et justifiée a posteriori, de différents codes du manger français et du manger marocain avec lesquels ils jouent pour se positionner en fonction de contextes d’interaction (Etien et Tibère, 2013 : 58-59).

2.3.4.1. Une théorie marquée par le tâtonnement méthodologique de son époque

La première limite à la démarche d’E. Calvo concerne sa capacité à réaliser son objectif de départ, à savoir proposer une analyse théorique, dynamique et systémique des comportements alimentaires des mangeurs migrants. Le flou lexical et conceptuel autour des notions de « groupe migrant » et de « groupe ethnique » dont Calvo peine à se défaire montre la difficulté à s’extraire d’une posture toujours influencée par les cadres de pensée contemporains. Indifféremment employés, les deux termes postulent en creux l’existence d’un « système alimentaire » originel partagé au sein de la société d’origine et peu enclin aux évolutions. En d’autres termes, de structures sous-jacentes dont les adaptations, à la marge, ne pourraient être « analysée [que] sous

l’angle du conflit ou au contraire de l’enrichissement mutuel » (Crenn, Hassoun et Medina, 2010).

Cette instabilité théorique et ces hésitations conceptuelles témoignent d’une époque partagée entre plusieurs approches méthodologiques pas encore tout à fait théorisées ni assumées. Les scories toujours actives d’une approche que l’auteur peine à dépasser se retrouvent notamment dans sa non-prise en compte de l’ensemble des dimensions et des échelles à l’intérieur desquelles se jouent les processus d’emprunt interculturel. Pour Calvo, en effet, la variabilité des pratiques ne s’exprime qu’à l’intérieur du régime alimentaire des individus et des groupes migrants, ceux de la société d’origine et d’arrivée présentant une stabilité à la fois géographique, sociale et temporelle. Ce positionnement, en opposant des corpus alimentaires statiques à des comportements post-migratoires évolutifs, oublie la complexité des dynamiques antérieures de structuration des cuisines, pour se focaliser uniquement sur les ajustements inhérents aux processus migratoires. Dans cette optique, la migration serait le point de départ du changement, alors même que sociologues, anthropologues et géographes ont montré que les cuisines sont des systèmes culturels, certes localisés, mais en redéfinition permanente (Boudan 2004 ; Poulain, 2004 ; Fumey, 2010).

De même, l’article ne mentionne à aucun moment l’influence que peuvent jouer les mouvements migratoires dans l’évolution des comportements des mangeurs de la société d’arrivée. L’acculturation alimentaire est plutôt vue comme un processus unilatéral, celui de la perte de références culturelles pour les individus migrants au contact de nouveaux systèmes culturels de référence, processus dont le stade d’avancement devient le symbole d’une intégration/assimilation sous-jacente plus ou moins achevée : « c’est cette contradiction – faire cohabiter

comme critère idéal d’intégration l’abandon de ces mêmes pratiques – qui est au cœur de bien des analyses sociologiques des années 70/80 » (Crenn, Hassoun et Medina, Ibid.). Il est vrai qu’au début des années

1980, les références alimentaires étrangères et exotiques n’occupaient pas la place qu’elles occupent aujourd’hui, mais les mangeurs étaient déjà familiarisés avec des plats et des saveurs venus d’ailleurs (couscous, pizza, lasagne, etc.).

2.3.4.2. Vers un nouveau paradigme

En 1993, Ida Simon Barouh s’affranchit du biais idéologique « assimilationniste » et insère son étude de l’alimentation des Cambodgiens de Rennes au sein du champ des migrations internationales et des relations interethniques (Simon Barouh, 1993). Au paradigme d’alors qui les réifiait, l’auteur répond par une lecture des pratiques alimentaires des migrants comme « des

relations sociales et des attitudes identitaires » à la fois « normatives et contraignantes » mais aussi « ouvertes, adaptées, mouvantes et créatrices » (Ibid. : 242). Les termes de métissage et/ou de créolisation ne sont

pas explicitement employés, mais les processus que décrit l’auteur reposent sur l’hybridation et la redéfinition permanente des pratiques. L’étude met ainsi en avant l’équilibre toujours instable entre différentes attentes et différents systèmes de valeurs, et analyse les rouages sociaux et culturels qui président à la construction d’une représentation du groupe social cambodgien, à la fois à destination de ses membres et par rapport à la société majoritaire.

Jean-Pierre Hassoun est le premier à mettre en évidence les insuffisances du système élaboré par Manuel Calvo. Dans son étude sur les pratiques alimentaires de la communauté hmong en France, l’auteur pose les bases d’une approche nouvelle, non plus binaire, mais polycentrique et syncrétique à l’intérieur de laquelle s’élabore un modèle alimentaire d’un type nouveau (Hassoun, 1996). Si la méthodologie n’est pas nouvelle (analyse fine et détaillée des pratiques d’approvisionnement, de préparation et de consommation ainsi que de leurs évolutions par rapport à un corpus alimentaire pré-migratoire), les conclusions ouvrent de nouvelles directions de recherche : afin de saisir la nature des évolutions et le rôle social que jouent les pratiques alimentaires, l’étude doit intégrer de manière globale l’ensemble des pôles de référence et les interactions que favorise leur mise en contact. C’est donc une analyse systémique des relations qu’entretiennent des pôles d’influence multiples et d’échelles d’expression variables que propose Jean-Pierre Hassoun :

« Dire qu’un même fait social (se nourrir) puisse se décomposer en plusieurs relations avec des pôles

culturels distincts, c’est aussi dire que le temps d’un centre rayonnant sur des périphéries secondaires est désormais révolu et a laissé la place à des organisations plus complexes marquées d’une part par le polycentrisme (plusieurs sources culturelles) et le syncrétisme (mélange accidentel ou construit de ces sources) » (Ibid. : 164).

Parallèlement, les travaux de sciences sociales consacrés aux phénomènes migratoires adoptent une approche plus complexe des migrations stricto sensu (nature des flux, trajectoires des groupes et des individus, etc.) mais aussi des stratégies élaborées par les migrants au sein de la société d’arrivée (pluralité de références identitaires elles-mêmes mouvantes, naissance et fonctionnement de champs migratoires reliant plusieurs pôles entre eux, nature de l’entreprenariat ethnique, etc.) (Desjeux et Taponier, 2000 ; Ma Mung et Simon, 1990). Cette ouverture du regard percole progressivement les travaux sur l’alimentation des migrants, entraînant une déconstruction des cadres méthodologiques jusqu’alors utilisés.

La nature évolutive des pôles de référence et leur relativité selon le contexte dans lequel ils s’expriment deviennent des axes de recherche privilégiés. Les représentations et la réflexivité des mangeurs quant à leurs pratiques et à leur place dans la société d’arrivée prennent progressivement le pas sur l’approche ethnographique antérieure pour interroger le réflexe d’ethnicisation de migrants cherchant à se faire une place au sein de la société globale (Juteau, 1999). Cette dialectique instable entre normes majoritaires et stratégies plus ou moins volontaires de « minorisation ethnique », est particulièrement visible dans le cas des femmes marocaines dans le vignoble bordelais (Crenn, 2006). Chantal Crenn montre en effet qu’au sein de l’espace familial, la question alimentaire devient une médiation perpétuelle entre la volonté de reproduire les normes sociales du groupe et l’adoption de nouvelles pratiques introduites, notamment par les enfants. Les choix alimentaires rendent alors possible un processus identificatoire individuel pour des jeunes partagés entre la volonté de conserver le système de référence marocain porté par les parents, et celle d’insertion à la société française dans laquelle ils vivent.

La question du régime cristallise cette tension et favorise la réflexivité des jeunes filles marocaines sur leurs propres pratiques : l’utilisation importante de graisse dans la cuisine marocaine entre en conflit avec les injonctions esthétiques et sanitaires du contexte français, tandis que le modèle corporel promu et intégré par les jeunes femmes s’oppose au « conservatisme » des mères cuisinières :

« Pratiques et rhétoriques alimentaires féminines se bâtissent par rapport à la domination non

avouée (économique, politique et culturelle) produite par le contexte migratoire qui, lui-même, se situe au cœur des influences combinées de la globalisation économique, des crises alimentaires et de leur

gestion par l’industrie agroalimentaire, des modèles corporels produits par les médias et des injonctions du champ médical […] » (Ibid. : 140).

Cette indécision permanente entre plusieurs pôles culturels de référence, du plus local au global, complexifie le processus identificatoire, l’ethnicité devenant une donnée mouvante s’adaptant au contexte sociale dans lequel évoluent les jeunes femmes.

La relativité et l’adaptation permanente des pratiques et des modèles alimentaires au contexte social à l’intérieur duquel ils s’expriment, sont devenus ces dernières années le cœur de la recherche sur l’alimentation des groupes migrants. Dans des sociétés toujours plus mondialisées où les mobilités s’accroissent, mettent en rapport autant qu’elles éloignent et, dans le domaine alimentaire, redéfinissent la nature et le rôle de l’alimentation, il apparaît nécessaire de proposer une grille de lecture nouvelle pour penser les pratiques alimentaires mobiles.

2.4. Pour une nouvelle approche de la dialectique entre alimentation et