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Introduction de la première partie

1.4. Quelle place pour l’expérience citadine dans les études urbaines ?

Et si la compréhension de la complexité des réalités urbaines ne pouvait se faire qu’à l’échelle de ses habitants ? Et si les approches scientifiques en termes de fonctionnement urbain global déshumanisaient des organismes socio-spatiaux qui ne prennent corps que dans la subjectivité de ses habitants ? L’intuition, ô combien géographique, que l’écrivain Italo Calvino laisse transparaître dans les quelques lignes tirées de ses Villes invisibles placées en exergue de ce chapitre invite à une plongée dans le labyrinthe des micro-territoires perçus, vécus ou rêvés qui, dans leur individualité et leur aspect disparate, interagissent et s’unissent pourtant pour créer ce que nous appelons une ville. Exercice littéraire ou manifeste méthodologique, ces quelques lignes font écho

17 « Là où les Etats s’évertuent à construire des « arcs méditerranéens », des coopérations transfrontalières ou internationales, les entrepreneurs passent à l’acte et contribuent concrètement à l’articulation entre le global et le local, au prix de liens éthiques [et parfois ethniques] forts et de dispositifs réglementaires faibles » (Bredeloup, 2003 : 59).

aux nombreuses recherches qui se sont attachées à proposer des définitions de la ville : peut-elle s’objectiver comme un objet d’étude homogène, alors même que sa définition repose sur la coprésence et l’interaction de subjectivités individuelles ? Comment déterminer une entité commune et unifiée, alors que les simples frémissements dans le regard du promeneur d’Italo Calvino suffisent à donner naissance à autant de réalités individuelles qui disloquent et fragmentent le cadre géographique général ? La présence sur un même espace d’hommes et de femmes qui appréhendent l’espace à l’aune de leurs propres expériences, représentations et attentes multiplie presque à l’infini les dimensions cognitives des territoires urbains qui, si elles se différencient les unes des autres, ne s’opposent ni ne s’excluent pour autant.

Espace vécu, expérience spatiale et citadinité : un appareil conceptuel pour 1.4.1.

saisir les pratiques et les représentations que les citadins ont de leur(s) territoire(s)

Si les liens qu’entretient Calvino avec la géographie sont ceux d’un théoricien de la littérature curieux de comprendre le fonctionnement de l’espace qui l’entoure, l’édition de ses villes invisibles en 1972 coïncide avec l’émergence, dans le champ géographique, d’un intérêt nouveau pour les perceptions que les hommes ont de leur espace. Les géographes humanistes des années 1970 rompent en effet avec la posture antérieure qui prétendait objectiver autant le comportement des hommes que le regard des chercheurs : leurs travaux insistent désormais sur la subjectivité des comportements socio-spatiaux individuels et sur leur caractère relatif, dans le temps et dans l’espace. En France, les tentatives de formalisation d’une approche assumant pleinement le caractère subjectif des phénomènes spatiaux se cristallisent autour de l’école de géographie régionale d’Armand Frémont, Jean Chevalier, Alain Metton, Michel-Jean Bertrand – qui évoluera ensuite vers la géographie sociale – dont le concept d’ « espace vécu » rencontrera un grand écho dans la communauté des géographes. Face au paradigme néopositiviste de la géographie d’alors, ces géographes répondent par un anti-objectivisme assumé : « les êtres humains ne vivent pas dans le

monde tel qu’il est mais dans le monde tel qu’ils le voient, et, en tant qu’acteurs géographiques, ils se comportent selon leur représentation de l’espace » (Staszak, 2013 : 340). Les pistes de recherche qu’elle esquisse,

certes aujourd’hui dépassées de par certains aspects, eurent cependant le mérite de placer l’expérience sociale et spatiale personnelle et/ou collective au cœur du regard des géographes et de permettre, quelques décennies plus tard, l’émergence d’une nouvelle lecture des dynamiques urbaines en termes d’urbanité et de citadinité.

1.4.1.1. L’espace vécu, éléments de définition

L’élaboration du concept d’espace vécu est une des premières réponses à la prise de conscience de l’impossible objectivité à considérer les phénomènes spatiaux comme des « réalités objectives que

le géographe examine sous le regard froid de la science » (Frémont, 1974 : 231). Profondément influencée

par les travaux de psychologie de Jean Piaget, Yves Guillouet, Abrahams Moles et Elisabeth Rohmer, une poignée de géographes s’attèle à renouveler une discipline qui se confond toujours avec une science régionale figée. Au projet monographique traditionnel qui postule l’analyse exhaustive d’un espace ou d’un groupe donné – et tend par là-même à essentialiser des interactions humaines pourtant marquées par leur disposition à se redéfinir sans cesse – ces jeunes géographes répondent par une approche qui prend ses distances avec « les transparences de la

rationalité » pour se concentrer sur « les inerties des habitudes, les pulsions de l’affectivité, les conditionnements de la culture, les fantasmes de l’inconscient » (Frémont, 1999 : 58). Certes, la région demeure leur objet

d’étude privilégié18, mais elle cesse d’être envisagée comme un fragment d’espace neutre servant de simple support à l’action humaine ; elle acquiert une épaisseur grâce aux représentations que les hommes développent à son égard : « la région, si elle existe, est un espace vécu. Vue, perçue, ressentie,

aimée ou rejetée, modelée par les hommes et projetant sur eux des images qui les modèlent. C’est un réfléchi. Redécouvrir la région, c’est dont chercher à la saisir là où elle existe, vue des hommes » (Ibid.).

Jean Gallais est l’un des premiers à interroger la pertinence d’une discipline qui se donne toujours pour objectif d’isoler les traits géographiques singuliers susceptibles de découper la surface terrestre en régions homogènes. Son étude sur le delta intérieur du Niger – qu’il systématisera par la suite à d’autres ethnies pastorales du Sahel (Gallais, 1976) – pose les jalons méthodologiques d’une approche qui propose désormais d’expliquer la structuration et le fonctionnement d’un espace par les « liens spécifiques qui unissent une ethnie à des éléments du milieu » (Gallais, 1967 : 6). Il montre que l’espace géographique – ce qu’Hervé Gumuchian nommera « l’espace non-qualifié » ou « espace de l’étendue-support » (Gumuchian, 1988 : 94-95) – ne prend forme que dans le regard que les hommes portent sur lui, sur leurs manières de le pratiquer et de le penser : Peuls, Markas et Bozos élaborent chacun des pratiques, des représentations et des stratégies d’appropriation singulières d’un delta pourtant commun. Sa démarche rejoint les travaux menés à la même époque par des psychologues comme Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, pour qui « l’espace n’existe qu’à travers les perceptions que l’individu peut en avoir, qui conditionnent

18 Le titre de l’ouvrage d’Armand Frémont, La région espace vécu, qui de par son succès devint le manifeste théorique de la future école de géographie sociale, témoigne d’une recherche toujours marquée par l’approche régionale alors paradigmatique.

nécessairement toutes ses réactions ultérieures. A ce titre, cet espace est loin d’être partout équivalent à lui-même, comme voudraient nous l’enseigner les géographes… » (Moles et Rohmer, 1972, cité par Bailly, 1977 : 11).

La force de la géographie qu’esquisse Jean Gallais est de substituer à la distance « objective » une analyse en termes de « distances structurales » – les interactions sociales ou les phénomènes de rejets entre les différents groupes humains – et de « distances affectives » entendues comme les systèmes de représentations individuels et collectifs qui à l’espace son sens et sa signification19.

19 S’il rend systématique la prise en compte de la subjectivité des acteurs humains dans les processus de spatialisation des comportements, Jean Gallais n’est pas le premier à considérer comme fondamentale la question des perceptions et des représentations. Avant lui, les travaux de Renée Rochefort consacrés au rôle du travail dans les perceptions du milieu de vie en Sicile esquissent une approche dans laquelle la relativité des comportements individuels occupe le cœur de la démonstration (Rochefort, 1961). Pour la géographe, « il n’est [en effet] pas possible de comprendre la territorialité d’un Sicilien si l’on ne tient pas compte de ce qui l’a construite (histoire ou mémoire collective), des lieux où elle se déroule et des rythmes qu’elle implique » (cité par Di Méo, 1991 : 365).

CROQUIS 1 :MODELE DU PROCESSUS PERCEPTION-COMPORTEMENT SELON ROGER BRUNET

Source : BRUNET R., 1974, « Espace, perception et comportement », l’Espace géographique, Tome 3, n°3, p.192

La date de publication de l’étude de Jean Gallais sur le delta intérieur du Niger coïncide avec une évolution majeure dans le monde de la géographie, celui d’une réorientation du regard des géographes vers la question des perceptions que les hommes ont de leurs espaces de vie. Dans son étude sur la fréquentation de plusieurs quartiers de Boulogne-Billancourt, Alain Metton expose une approche psycho-sociologique de la ville qui met en avant les caractéristiques affectives de l’espace urbain perçu (Metton, 1969). Paul Claval et Roger Brunet commencent eux-aussi à associer à leurs travaux une analyse sémiologique des représentations que les hommes ont de leur espace (Claval, 1973 ; 1974 ; Brunet, 1974), qui débouche sur l’élaboration d’un modèle systémique qui donne aux perceptions une importance fondamentale dans le façonnement des comportements spatiaux individuels (CROQUIS 1)20.

Il faut pourtant attendre l’ouvrage d’Antoine Bailly, La perception de l’espace urbain (1977), pour que les géographes francophones reconnaissent le rôle de la subjectivité individuelle dans les processus de perception puis d’appropriation de l’espace. Inspirée par la psychologie et la géographie behavioriste qui émergent aux Etats-Unis au début des années 1960 (Lynch, 1960 ; Klein, 1967 ; Canter et Tagg, 1975), cette approche phénoménologique se démarque du paradigme scientifique d’alors : face aux statistiques de l’école quantitativiste qu’ils jugent incapables de comprendre les spatialités humaines, ces géographes répondent par un positionnement méthodologique qui donne une place centrale à l’individu et à ses interprétations personnelles de l’espace qui l’entoure. Sylvie Rimbert est l’une des premières à rompre avec la tradition des descriptions « objectives » de la ville : « Seul l’environnement subjectif et affectif frappe

l’homme : l’objectivité morphologique n’a de valeur que pour les spécialistes » (Rimbert, 1973 : 14). Son regard

se porte sur la ville des touristes, des constructeurs, des poètes, des utopistes, des juristes, des théoriciens et dévoile la multitude des images d’un même espace urbain. Dans ce contexte, le travail se porte alors sur la formalisation de modèles théoriques susceptibles de systématiser des représentations qui dépendent « à la fois de la psychologie individuelle, de la culture apprise (archétypes), des

réflexions socio-économiques et professionnelles, des codes de communications (codes sociaux, langage), de l’expérience vécue, de l’originalité biologique, mais également de l’information reçue (interaction personnelle) »

(Bailly, 1977 : 26-27) (CROQUIS 2).

Ces nouvelles pistes de recherche – qui donneront progressivement naissance au concept de représentations spatiales – rencontrent rapidement les travaux sur l’espace vécu et participent à alimenter une réflexion encore tâtonnante, mais qui deviendra bientôt une des notions les plus populaires de la géographie humaine contemporaine. Dans un mouvement d’influence

20 D’autres études datant de cette période font de la question de l’espace vécu la clé de voute de l’approche des phénomènes spatiaux (Morel, 1972 ; Lowy, 1973 ; Gibbal, 1974).

réciproque, une grille nouvelle d’analyse des phénomènes spatiaux se formalise qui repose sur trois acceptions du terme d’espace : l’espace de vie, entendu comme « l’ensemble des lieux fréquentés

par une personne ou par un groupe » ; l’espace social qui associe l’espace de vie et les relations sociales

qui permettent son fonctionnement ; l’espace vécu, enfin, qui désigne l’espace social auquel s’ajoute « les valeurs psychologiques qui s’attachent aux lieux et qui unissent les hommes à ceux-ci par les liens

matériels » (Frémont, 1980 : 49). Dans la

mesure où toute action spatiale ne prend sens qu’en lien avec sa dimension imaginaire, l’espace de vie se subjective par les représentations qu’en ont les individus. Déformé, il devient un espace vécu qui dépasse l’espace neutre des pratiques au gré des images, des idées et des attentes de chacun. Il prend ainsi forme avec la « conceptualisation du rapport de

représentation à une réalité qui fait partie des pratiques quotidiennes » (Gilbert, 1986 : 17).

Quelques années plus tard, Guy Di Méo s’appuie sur les trois mêmes dimensions de l’espace, pour théoriser la relation que les hommes entretiennent au territoire : « l’édifice construit sur les bases de la matérialité

et des pratiques (l’espace de vie) s’enrichit de la

pulpe des échanges sociaux (espace social), des charges émotives, des images et des concepts individuels, quoique d’essence sociale, qui forgent notre représentation du monde sensible et contribuent à lui conférer du sens (espace vécu) » (Di Méo , 1991a : 127). Perceptions, pratiques, représentations, autant de dimensions qui

ouvrent des champs de recherche nouveaux pour l’étude des phénomènes spatiaux, mais qui tracent dans le même temps les lignes de force d’une géographie vertigineuse : chaque homme et chaque femme possède ses propres spatialités, ses propres manières d’appréhender et d’agir sur et dans l’espace qui, elles-mêmes, ne sont jamais que temporaires, relatives et en redéfinition permanente. Les événements de la vie font évoluer la forme et le fonctionnement de ces « métastructures socio-spatiales », tandis que « sous l’effet des sollicitations répétitives que provoquent les afflux

sensoriels, l’espace vécu individuel s’élargit et se diversifie, se densifie, avant de s’estomper et de se réduire sous le poids de l’âge et de ce repli des sens qui l’accompagne » (Di Méo, 1991b : 364). L’analyse en termes

CROQUIS 2:LE PROCESSUS DE PERCEPTION CHEZ ANTOINE BAILLY

d’espace vécu et/ou de métastructure socio-spatiale envisage donc l’espace comme le résultat de l’interaction entre pratiques et représentations, comme la médiation entre les formes physiques et idéelles à travers laquelle peut s’exprimer « l’être-au-monde » des hommes.

Formalisations théorique d’observations empiriques, les notions d’espace vécu et perçu influencent alors une production géographique qui élabore de nouveaux outils méthodologiques pour saisir les liens entre systèmes de représentations et pratiques individuelles de l’espace. Systématisation du travail d’observation, cartes mentales, cartographie d’itinéraires individuels, etc., autant de choix de recherche qui visent à placer la subjectivité humaine au cœur de la recherche géographique (Masson, 1994). Les travaux de Michel-Jean Bertrand sur les comportements des hommes au sein des espaces urbains, notamment à Paris, abandonnent ainsi le point de vue des décideurs politiques locaux au profit d’une lecture évolutive des configurations urbaines : « la pratique d’une ville sans cesse en transformation présente souvent un hiatus avec

les espoirs des planificateurs ; elle ne s’appuie pas obligatoirement sur des critères économiques ou logiques mais sur une connaissance pragmatique ou expérimentale des cadres de vie » (Bertrand, 1978 : 14). L’impossibilité à

capter l’ensemble du fonctionnement des ensembles urbains devient un biais méthodologique assumé et fait évoluer la manière d’appréhender les objets de recherche : dans le champ des études urbaines, l’analyse de la ville comme entité homogène, laisse place à une échelle beaucoup fine qui se cristallise dans l’étude du quartier, voire de la rue (Bertrand, 1975, 1982). Parallèlement, un intérêt nouveau pour « l’être-au-monde » des migrants et les représentations qu’ils se font de leur espace de vie et d’action apparaît. Plusieurs géographes et sociologues travaillant sur la question des perceptions comprennent assez tôt que l’étude des groupes humains mobiles21 et la relation qu’ils entretiennent à leurs espaces de vie ouvrent de nouvelles pistes de recherche. Dès 1965, Julian Wolpert montre que la décision d’émigrer apparaît avec la prise de conscience d’une différence cognitive entre les avantages du lieu de résidence et ceux du futur lieu d’arrivée (Wolpert, 1965). En France, le tropicaliste Jean Gallais est l’un des premiers à rendre systématique une approche analytique fondée sur la notion d’espace vécu. Il lui apparaît en effet « indispensable d’analyser la représentation des différents éléments constituant le champ de mobilité pour

comprendre parfaitement le fait migratoire », ce que, selon lui, les approches statistique et spatiale des

itinéraires individuelles ne permettent que de saisir de manière imparfaite. Cette association l’amène à proposer la notion de « maîtrise de l’espace », entendue comme « les processus économiques,

21 Cet intérêt naît chez des géographes dont les recherches se portent sur des groupes mobiles, nomades temporaires ou permanents : migrations en pays wolof au Sénégal (Rocheteau, 1973), populations montagnardes du Nord Cameroun (Boutrais, 1973), Maure en Afrique de l’Ouest (Santoir, 1976). La différence n’est en effet pas encore effective entre migrants et individus mobiles ce qui explique une grille d’analyse applicable à des situations pourtant singulières.

sociaux et culturels par lesquels un migrant, ou un individu mobile, tire parti de cette mobilité pour conforter ou améliorer sa situation » (Gallais, 1976 : 75).

La plupart des géographes se « convertissent » alors au paradigme de l’espace vécu : les régions d’étude et les thématiques convoquant un ou plusieurs aspects d’une notion qui complexifie l’analyse des phénomènes socio-spatiaux se multiplient, et participent de la constitution d’un corpus théorique et méthodologique toujours plus fourni. Cette appropriation collective se concrétise lors d’un colloque organisé à Rouen au mois d’octobre 1976 (Bertrand et al., 1976) où le dialogue des intervenants ouvre de nouvelles perspectives de recherche, parmi lesquelles l’application de la notion d’espace vécu aux travaux de géographie historique (J.-L. Piveteau ; J.-C. Boyer), urbaine (X. Piolle et alii ; Y. Bottineau et L. Lepoitevain ; B. Mérenne-Schoumaker), migratoire (G. Simon ; J.-P. Choet ; C. Bouquet et alii) ou sociale (J. Chevalier ; J.-P. Guérin et H. Gumuchian). Ce colloque est aussi l’occasion pour plusieurs géographes de formuler les premières critiques à l’encontre d’un appareil théorique jugé trop idéologique et, du fait de son penchant « irrationnel », impropre à saisir les liens entre espace et comportements humains.

1.4.1.2. De la critique de l’espace vécu à sa reformulation en termes de territoire

Les critiques à l’encontre de la notion d’espace vécu se concentrent paradoxalement sur ce qui fut considéré, lors de sa formalisation théorique, comme une avancée dans la manière d’appréhender le fonctionnement des phénomènes spatiaux. Les tenants de cette nouvelle manière de faire de la géographie se voient reprocher un penchant à individualiser à outrance l’analyse des spatialités humaines, à relativiser l’organisation du monde en sociétés, à diluer dans l’infinie multitude des réalités individuelles les structures collectives rationnelles22 qui demeurent pourtant les fondements de toute configuration socio-spatiale. L’espace social créé par la sédimentation au fil de l’histoire de couches politiques, économiques et sociales voit son importance minorée au profit d’un monde de la spontanéité, du temporaire, de la subjectivité individuelle dans lequel le temps social n’aurait qu’une influence assez limitée. Pour ses détracteurs, l’appareil méthodologique sur lequel repose l’approche « espace vécuiste » (Ibid. : 251) – un système d’observation qui se perd dans les détails et un traitement impressionniste des données obtenues

22 Ces structures collectives sont composées de lieux reliés entre eux par des axes de communication, à la fois « non lieux » (Augé, 1992) s’ils ne suscitent aucune appropriation singulière, ou cheminements lorsque les hommes lui donnent une signification à la fois individuelle et collective (Herouard, 2007).

– aboutit à une lecture psychologisante et intuitive qui ne voit dans la structure du monde qu’une « accumulation désordonnée de pulsions subjectives » (Di Méo, 1991b : 367).

Dès 1974, Jacques Chevalier pointe ces carences et la non prise en compte du facteur temps qui permettrait pourtant de dépasser le caractère instantané d’une analyse se résumant trop souvent à l’accumulation cartographique des lieux disparates fréquentés par les individus enquêtés. Il déplore ainsi que l’analyse se concentre moins sur l’espace vécu que sur l’espace de vie, et se contente de « représenter spatialement des phénomènes économiques et sociaux, [et de s’intéresser] bien plus

aux phénomènes s’inscrivant dans l’espace (l’espace constituant le support et le miroir d'activités) qu'à l'espace lui-même et à ses représentations (l'espace devenant alors partie intégrante d'un système de valeurs) » (Chevalier,

1974). Deux ans plus tard, le colloque de Rouen se clôt sur « une discussion-critique » qui reprend les reproches formulées par Jean Chevalier et qui va jusqu’à dénoncer « la finalité idéologique » d’une notion qui entretient « la confusion entre l’espace et les représentations mentales […], entre la perception de

l’espace et la conscience elle-même » (Bertrand et al., op. cit. : 245-257). Les termes sont durs pour

désigner un courant de recherche accusé de relativiser la suprématie du réel et de la rationalité pour ne les considérer que comme un simple point de vue parmi tant d’autres. Les réserves portent aussi sur l’écart entre les objectifs méthodologiques que s’assignent les géographes et leur application empirique. Les travaux qui se réclament d’une posture méthodologique prônant la nécessaire prise en compte de la subjectivité et des affects des individus peinent en effet à dépasser une lecture psychologisante qu’une intégration plus systématique des représentations que les hommes ont de leur espace de vie et de leurs pratiques spatiales aurait rendue possible.