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Appartenances régionales et citadinités dans l’Istanbul d’aujourd’hui

Introduction de la deuxième partie

4.3. Appartenances régionales et citadinités dans l’Istanbul d’aujourd’hui

L’importance à accorder au sentiment d’appartenance régionale/nationale comme élément explicatif des comportements des individus et des groupes immigrés divise les chercheurs. Instrument identificatoire fondamental pour les uns, simple élément de discours pour les autres, la question de l’origine, si elle dépasse le contexte turc et stambouliote, y trouve pourtant un terrain d’observation particulièrement pertinent.

117 L’échelle la plus fine concernant les chiffres disponibles sur la plateforme ADKNS du TÜİK est celle de l’arrondissement (ilçe), malheureusement trop vaste pour définir des phénomènes de concentration ou au contraire de dispersion. Depuis le dernier recensement de 2000, les chiffres à l’échelle du quartier (mahalle) ne sont en effet plus disponibles.

4.3.1. L’origine géographique, une invention ?

4.3.1.1. Une variable identificatoire essentielle

Sous l’impulsion de la recherche anglo-saxonne, une partie des travaux de sciences sociales consacrés à la question des migrations s’attache, depuis quelques années, à déconstruire le réflexe méthodologique considérant l’origine comme une ressource identitaire largement convoquée par les populations immigrées pour se (re)construire, dans le contexte migratoire, ses propres pratiques et représentations socio-spatiales. Accusant cette approche de reposer sur une « focale ethnicisante » (ethnic lens), les critiques cherchent à démontrer qu’une entité administrative de référence (Etat, région, ville) ne peut, sans être associée à d’autres éléments identificatoires (économiques, politiques, sociaux, culturels), délimiter un groupe homogène, encore moins constituer une grille d’analyse pertinente des comportements individuels et collectifs (Glick Schiller, 2005 ; Glick Schiller et Çağlar, 2008). A ce titre, ce parti-pris méthodologique discutable serait incapable de saisir la complexité des configurations socio-spatiales qui émergent avec l’expérience migratoire : « les chercheurs qui adoptent une focale ethnique échouent à étudier les différents types

de relations qui se développent entre les migrants et les villes, relations qui reflètent et contribuent au positionnement différentiel des villes à l’intérieur des hiérarchies globales du pouvoir économique, politique et culturel »

(Glick-Schiller et Çağlar, 2011 : 190). De même, le postulat d’une appartenance identitaire de facto – ce que les auteurs qualifient de nationalisme méthodologique – gommerait d’une part les différences internes à des groupes subjectivement définis par les auteurs eux-mêmes (Chernillo, 2006 ; Beck, 2007), d’autre part nierait la capacité des individus à construire leurs propres pratiques et représentations de l’espace social (Basch et al., 1994 ; Glick Schiller et Fouron, 2001). Cette construction d’une ou plusieurs altérités allochtones consacrerait ainsi une division fondamentale entre une société dominante, elle-aussi réduite à un groupe homogène partageant les mêmes normes culturelles et sociales, et ou un plusieurs groupes étrangers.

Le succès de ces travaux et la prise de conscience de la relativité des références identitaires – déjà discutée quelques années auparavant (Brubaker, 2001 ; Di Méo, 2002) – complexifie l’analyse des phénomènes migratoires ainsi que la pertinence même de la notion d’identité. Relativité ne signifie pourtant pas non-sens. Rapidement, un certain consensus s’instaure chez une partie de ces chercheurs pour présenter l’origine comme une donnée négligeable, une facilité discursive convoquée par les immigrés, une invention individuelle et collective qui amènerait

automatiquement une réflexion essentialiste qui n’expliquerait finalement en rien les configurations sociales et spatiales nées avec les migrations. Une perte d’intérêt et de crédit néanmoins tempérée par le sociologue et anthropologue Denys Cuche :

« Une des leçons de l’anthropologie est que l’origine est une caractéristique cognitive universelle. Il

n’y a pas de peuple qui ne se réfère pas, d’une façon ou d’une autre, à une origine commune, le plus souvent mythique, et qui ne réfère pas les autres peuples à leur origine. Autrement dit, il n’y a pas de peuple sans origine, comme il n’y a pas d’individu sans origine.

Toutes les sociétés utilisent l’origine, attestée ou imaginée, des individus et des groupes comme mode de classement social. Avec le genre, l’âge et le rang social l’origine constitue un des quatre modes de traitement hiérarchisé de la différence sociale. Le classement social selon l’origine est au fondement de tout système de relations interethniques et de hiérarchies socio-ethniques » (Cuche, 2010 : 43).

A condition d’être prudent, l’origine et le cortège de références culturelles, politiques et sociales qu’elle sous-tend constituent, nous semble-t-il, un point de départ judicieux « pour pouvoir analyser

le traitement social de la différence selon les origines, réelles ou supposées, des individus » (Ibid.). Nous touchons

là une des limites du positionnement que défend Nina Glick-Schiller : à force de déconstruire le discours des individus, le chercheur en vient, d’une part, à nier le fait qu’ils puissent se sentir membre d’un ensemble géographique signifiant, d’autre part à délaisser l’analyse des processus auto-identificatoires qu’élaborent les immigrés. Le recours à la notion d’origine n’est pas le témoin d’un positionnement essentialiste, pas plus qu’elle ne se confond avec celle de « culture d’origine ». Pour Denys Cuche :

« Récuser l’usage généralisé de la notion de culture d’origine, ce n’est pas pour autant faire

abstraction de la fréquente référence à leurs origines que font bon nombre de migrants ni méconnaître la signification que cette référence peut avoir pour eux. Evoquer ses origines, son village, son pays, c’est fondamentalement décliner une identité dans laquelle on se reconnaît. Cela est sans doute nécessaire sur le plan psychologique pour tout individu, comme pour tout groupe social, qui a besoin de savoir d’où il vient. Il y a bien effectivement un village, un pays de départ, qui se trouvent au commencement de l’histoire migratoire du groupe et qui peuvent servir de support à un projet de retour, projet qui tend cependant à devenir de plus en plus mythique au fur et à mesure que s’allonge le temps de l’expatriation. Toutefois, il n’est pas possible de confondre l’évocation de ces origines bien réelles avec l’expression illusoire d’une culture d’origine qu’on imagine avoir été conservée quasiment intacte, quels que soient le milieu environnant et les expériences faites en situation migratoire »

(Ibid. : 51).

Dans ce contexte, l’entreprise du chercheur est de comprendre comment l’origine apparait elle-aussi comme une invention, comme une somme de négociations réalisées par l’individu entre son héritage personnel et collectif et ses pratiques socio-spatiales quotidiennes (Ramos, 2006 : 26-27). Ce travail ne peut toutefois ignorer le contexte géographique et social au sein duquel s’expriment les phénomènes que le chercheur se propose d’étudier.

4.3.1.2. De l’importance du contexte d’analyse

Présente dans la plupart des sociétés du monde, la convocation de l’origine dans le discours identificatoire individuel et collectif n’implique cependant pas les mêmes enjeux selon le contexte dans lequel s’effectue l’observation (Poche, 1983 ; Stryckman, 1992). Se dire auvergnat à Paris, napolitain à Milan ou gaziantepli à Istanbul implique-t-il les mêmes enjeux pour des individus revendiquant pourtant tous une appartenance géographique autre que celle de leur lieu de résidence ? L’analyse se complexifie encore avec la prise en compte du discours des individus qui n’ont pas connu personnellement la migration, mais dont le discours reste empreint d’une certaine nostalgie des origines. Comment comprendre ce besoin d’être « de quelque part » alors que ces hommes et ces femmes n’y sont pas nés, n’y retournent que rarement, qu’ils n’envisagent pas de s’y installer, encore moins d’y vivre pour leur vieux jours ? En d’autres termes, quand un individu dit qu’il est gaziantepli, que ses parents gaziantepli sont nés à Istanbul ou Ankara, qu’ils ont eux-mêmes des parents nés dans la région de Gaziantep, que signifie ce lien dont la réalité n’est autre que discursive ?

Difficile à étudier car rapidement objet d’observations psychologisantes, l’importance du sentiment d’origine est pourtant trop souvent demeurée secondaire – à quelques exceptions notables – dans les préoccupations de chercheurs préférant se focaliser sur d’autres déterminants socio-économiques, peut-être plus aisément quantifiables. En Turquie, les travaux de Sema Erder montrent que la référence locale (localism) représente une variable primordiale dans l’organisation urbaine, qu’elle fait apparaître des configurations sociales d’un type nouveau, mais qu’elle ne peut se comprendre sans être reliée à d’autres variables économiques, sociales et/ou politiques (Erder, 1999 ; Erder, 2000). Les conclusions sont similaires chez Yusuf Adıgüzel qui, s’appuyant sur une étude menée par la municipalité d’Istanbul, remarque que seul 33 % des individus interrogés, dont 53 % vivant à Istanbul depuis plus de dix ans déclarent se sentir stambouliotes (Adıgüzel, op.

cit.). En France, dans ses travaux sur la notion de région en Turquie, Marcel Bazin a très finement

montré que les processus identificatoires individuels et collectifs accordaient un rôle central à la référence territoriale et urbaine118 (Bazin, 1995 ; 2001), tout comme Jean-François Pérouse qui, dans son étude sur l’arrondissement stambouliote de Gaziosmanpaşa, montre que la référence

118 Pour M. Bazin, cette importance urbaine s’explique en partie par le choix des nomenclatures administratives, les départements prenant le nom de la ville principale. Des confusions peuvent alors se faire jour entre la ville comme entité municipale, le département, voire la région plus élargie.

territoriale de la région d’origine représente un élément central du discours de la population citadine :

« Bien sûr, à la question : "Vous sentez-vous Stambouliote, et dans quelle mesure ?", les réponses

fournies furent variables, selon les positions sociales, géographiques, politiques et économiques, selon l'ancienneté de l'implantation, et surtout selon ce que chacun entendait par "Istanbul"... Mais dans la plupart des cas l'identité stambouliote n'était pas prioritairement avancée et revendiquée, tout au moins de façon exclusive; elle était invoquée après l'identité régionale de provenance, même si les personnes interrogées, très jeunes, étaient nées à Istanbul. L'identité stambouliote est une identité encore très abstraite, voire virtuelle ou trop imprécise-lourde pour être assumée; identité à venir, accessoire, occasionnelle. Aux marges de la métropole, les réponses que nous avons recueillies furent à cet égard très significatives » (Pérouse, 1997b : §14).

Bien que central, ce rôle de la référence originelle dans le travail d’identification individuelle et collective doit cependant être interrogé : l’origine commune ne gomme pas les divisions économiques, politiques, culturelles, générationnelles ou de sexe internes au groupe. Au contraire, l’origine est une donnée à mettre en écho avec le contexte social d’interaction au sein duquel elle est convoquée. L’exemple des associations de pays et de compatriotes illustre cette dichotomie entre un discours intégratif et des pratiques effectives beaucoup plus complexes, parfois même excluantes.

4.3.2. Les associations de hemşehri : quand une ressource identitaire participe du façonnement des citadinités individuelles et collectives

La question des associations de hemşehri119 en Turquie a donné lieu depuis le début des années 1990 à une abondante littérature. Anthropologues, sociologues, géographes et autres chercheurs en sciences politiques se sont attachés à comprendre les rouages qui président à l’institutionnalisation de ces « liens primordiaux » (Pérouse). Nous ne prétendons pas analyser ici les dynamiques historiques de formation et de structuration d’un paysage associatif résolument hétérogène et complexe, travail qui dépasse notre recherche et que de nombreux chercheurs se sont déjà attachés à retracer (Dubetsky, 1976 ; Erder, 1996 ; 1999 ; Schüler, 1998 ; Kurtoğlu, 2000 ; 2001 ; Deli et Pérouse, 2002 ; Coşkun, 2003 ; Massicard, 2005 ; Pérouse, 2005 ; Toumarkine, 2005 ; Özgür-Baklacıoğlu, 2006). Notre intérêt pour ces associations tient d’une part à leur fonction « historique » d’entre-aide collective en faveur de nouveaux arrivants parfois

119 Difficilement traduisible en Français, si ce n’est par le terme de « compatriote », le terme hemşehri est un de ces néologismes propre à la langue turque qui associe hem signifiant le/la même et şehir désignant la ville. Les associations de hemşehri sont donc, littéralement, des groupes d’individus originaires de la même ville.

désemparés face à leur nouvel espace de vie, d’autre part à la redéfinition progressive de leurs prérogatives qui tendent de plus en plus à l’instauration d’un fonctionnement « lobbyiste » visant à promouvoir les intérêts du groupe régional – ou de certains de ses membres – et à le mettre en scène dans l’espace urbain.

Une pluralité fonctionnelle qui s’exprime pourtant différemment selon le degré d’ouverture et de rayonnement de chaque association. Si l’échelle de base de la hiérarchie associative, à Istanbul et dans le reste de la Turquie, regroupe des associations de village (köy dernekleri) qui se contentent de regrouper tout au plus quelques dizaines de personnes, le rayonnement s’élargit à partir des associations regroupant les individus originaires d’un ou plusieurs arrondissements. Plus structurées, leurs logiques sociales et spatiales « s’émancipent par rapport aux concentrations de leurs

membres potentiels et par une recherche de centralité » (Pérouse, 2005 : §33). La proximité n’est plus la

seule variable qui conditionne leur implantation et leur fonctionnement, ce qui explique leur présence physique dans des lieux passant et bien reliés aux aménités de transports. Moins proches de leurs membres et moins réactives quant aux évolutions socio-spatiales du groupe concerné, ce type d’associations semble apparaître quelques années après l’installation des premiers migrants, « comme si elles étaient le fruit d’un travail de ré-élaboration des liens d’origine » (Ibid. : §34). La volonté d’entre-aide locale n’est pas au cœur de leur préoccupation. Il s’agit plutôt d’encourager un sentiment d’appartenance commune afin de faciliter l’émergence de réseaux économiques structurés et influents : « leur création procède ainsi de la recherche d’une taille nécessaire pour permettre une

insertion et une mise en scène dans l’espace public, ainsi que d’un souci d’influence sur une clientèle potentielle »

(Ibid. : §36). Comme nous le verrons à travers l’exemple du paysage associatif gaziantepli à Istanbul, c’est à ce niveau que des acteurs économiques, politiques, parfois culturels, influents à l’échelle régionale voire nationale commencent à faire leur apparition dans les organigrammes et la composition des bureaux de direction. Le dernier niveau de ce paysage finalement très hiérarchisé est celui des associations et fédérations départementales ou régionales qui regroupent et fédèrent plusieurs associations de niveau inférieur. Au sein de la chronologie associative, ces organisations sont les dernières expressions d’une volonté de structuration interne rendue possible par l’accumulation de ressources économiques et humaines. Le plus souvent, les bailleurs de fond de telles structures sont des dirigeants d’entreprises florissantes, situation qui leur permet parallèlement d’occuper parallèlement les charges de direction de ces associations. Figures incontournables du paysage associatif, ces chefs d’entreprises rendent en outre possible une certaine médiatisation et ouverture vers l’extérieur du groupe régional. Une autre caractéristique de ces associations est leur capacité de transformation et notamment leur appropriation de nouveaux outils informatifs. Revues consultables en ligne, sites internet, pages facebook, chaînes