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Emprunt, métissage, « créolisation » : comment penser des pratiques alimentaires mobiles et en constante redéfinition ?

Introduction de la première partie

2.2. Manger en situation de migration ou comment questionner le rapport aux lieux et à la distance d’individus mobiles

2.2.2. Emprunt, métissage, « créolisation » : comment penser des pratiques alimentaires mobiles et en constante redéfinition ?

« La texture métisse est celle d’un mouvement, ou mieux, d’une

mutation et d’une transformation faite de progressions, de réversions, de flexions, de réflexions, de courbures, de plissements, fluidité donnant lieu à des figures – toujours en cours de réalisation – que sont le tendu, le détendu, le plié, le déplié, l’enveloppé, le délié, l’évolué, l’involué, le contracté, le dilaté »

Laplantine F. et Nouss A., Métissages, de Arcimboldo à

Zombi, 2001

38 En France, Claude Fischler, s’inspirant des travaux de Paul Rozin, propose les termes de « néophobie » et de « néophilie » pour désigner le comportement paradoxal des mangeurs – ce qu’il nomme « le paradoxe de l’omnivore » – face à la nouveauté alimentaire. Selon lui, « le paradoxe de l’omnivore se situe dans le tiraillement, l’oscillation entre ces deux pôles, celui de la néophobie (prudence, crainte de l’inconnu, résistance à l’innovation) et celui de la néophilie (tendance à l’exploration, besoin du changement, de la nouveauté, de la variété). Tout omnivore, et l’homme en particulier, est soumis à une sorte de double bind, de double contrainte, entre le familier et l’inconnu, entre la monotonie et l’alternance, entre la sécurité et la variété. Il y a sans doute une anxiété fondamentale dans le rapport de l’homme à ses aliments, une anxiété qui résulte non seulement de la nécessité de se méfier des aliments nouveaux ou inconnus, mais aussi et surtout de la tension entre les deux impératifs contradictoires et également nécessaire du double bind omnivore » (Ibid. : 62-63).

2.2.2.1. De la relativité des modèles alimentaires à l’épreuve de la mobilité

Il est révolu le temps où un Curnonsky circonspect écrivait : « Toujours en quête de sensations nouvelles

et de plaisirs inéprouvés, les fantaisistes, les inquiets, les anciens coloniaux et les novateurs sont curieux de toutes les cuisines exotiques, de toutes les spécialités étrangères ou coloniales39 ». La découverte de saveurs inconnues était réservée à une poignée d’illuminés qui, ne voyant pas dans la cuisine française – pourtant la meilleure du monde – la plénitude vantée par les critiques, ne pouvaient qu’être suspects d’étrangeté, pour ne pas dire d’antipatriotisme.

Aujourd’hui, l’extension mondiale et réticulaire des marchés associée à l’accroissement des mobilités participent d’une complexification des modèles alimentaires préexistants et génèrent plusieurs mouvements paradoxaux de transformation : disparition de singularismes locaux ; diffusion à toutes les échelles géographiques de produits, de plats, de saveurs, de marques-enseignes40 devenus mondiaux ; mais aussi diversification et mise en commun de l’offre et des pratiques sur un registre d’enrichissement réciproque ; apparition, enfin, de formes alimentaires originales partagées entre plusieurs systèmes alimentaires de référence (Fischler, op. cit. ; Poulain,

op. cit.). Cette mondialisation « implique à la fois des nouvelles différenciations, résultant des formes originales d’appropriation de produits ou de techniques, et le développement d’espaces communs servant de passerelle entre les modèles alimentaires » (Poulain, op. cit. : 33-34). Les hiérarchies de valeurs, la symbolique des

produits et des recettes se trouvent bouleversées et obligent le mangeur à reconstruire les liens qu’il entretient avec sa nourriture.

Parallèlement, ces rencontres et les emprunts auxquels elles donnent naissance – ce que Roger Bastide définit par la notion d’« entrecroisement des civilisations » (Bastide, 1958) – font émerger des formes alimentaires originales qui piochent dans des corpus alimentaires multiples préexistants, parfois éloignés les uns des autres. Formes originales, donc, qui ne sont ni une continuité formelle de pratiques anciennes, ni une rupture totale avec les habitudes antérieures, mais plutôt l’élaboration de modèles hybrides d’un type nouveau qui répondent à un triple mouvement : la mise en commun, la différenciation et l’identification collective par l’expérience de la migration (Tibère, 2012). Dans le dernier cas particulièrement, l’inscription du mangeur-migrant au sein d’un nouvel espace social se traduit par un processus d’inclusion/différenciation :

39 Citation tirée du Bulletin officiel de l'Association des gastronomes régionalistes d’avril 1933, p. 5-6

40 Ces entreprises deviennent d’ailleurs les symboles de l’homogénéisation culturelle à combattre. McDonalds, Starbucks, et d’autres connaissent ainsi cycliquement des critiques de toutes formes voire des attaques physiques contre certaines de leurs succursales.

l’insertion au sein d’une communauté ou d’une société fait écho à la volonté d’affirmer son altérité et ses traits culturels propres.

Dans son étude sur la pizza, Sylvie Sanchez décortique les mécanismes qui se jouent dans les processus d’emprunts culturels, mais aussi l’ambivalence des rôles que peut acquérir un même plat selon le contexte dans lequel il est consommé (Sanchez, 2007). Particulièrement mobile, la pizza suit le parcours migratoire des migrants napolitains vers la France et les Etats-Unis, pour devenir un « plat-totem » rappelant le paese abandonné. L’insertion des hommes dans les sociétés d’arrivée ne consacre en rien sa disparition ; au contraire, elle conquiert de nouveaux territoires de consommation, colonise progressivement l’ensemble de la planète pour devenir aujourd’hui un des best-sellers culinaires mondiaux41.

Néanmoins, comme le note Sylvie Sanchez, l’adoption de la pizza par les sociétés en place ne se fait pas de manière homogène. Le principe de la pizza se coule dans le répertoire culinaire en place sans saper les structures existantes. L’abondance des variantes régionales42, si elle interroge sur la définition de ce qu’est désormais une pizza, ne remet pas en cause l’existence d’un plat nommé pizza et participe même à son succès : « chacun peut injecter dans la forme archétypale sa culture

locale, avec des usages, des significations, des règles qui lui sont propres » (Ibid. : 189). Pour que l’étranger se

banalise, un processus de déconstruction et de reformulation des plats, des recettes et plus généralement des pratiques, devient nécessaire (Régnier, op. cit.). L’exemple de la pizza illustre le double processus de métissage que l’accroissement des mobilités facilite et accroît : d’une part découvertes et emprunts de produits allochtones par une ou plusieurs sociétés « étrangères », d’autre part transformation et adaptation de ces produits au contexte culturel et au goût alimentaire local. Une étude des dynamiques de métissage culturel et alimentaire ne peut faire l’économie d’un de ces deux aspects et se doit donc d’élaborer une lecture systémique, dialectique et dynamique des transformations que connaissent plats, produits et représentation dans un contexte migratoire donné.

41 Le terme de « best-seller culinaire » est devenu depuis plusieurs années une expression largement reprise, souvent à tort et à travers, par journaux, magazines et autres blogs culinaires. Toute initiative un tant soit peu nouvelle et couronnée d’un succès relatif est automatiquement qualifiée de best-seller. Nous nous détachons de cette définition journalistique pour nous rapprocher de l’approche de Gilles Fumey pour qui plusieurs plats sont devenus des « best-sellers culinaires des goûts mondiaux », c’est-à-dire des plats et/ou des produits que l’adoption par des mangeurs du monde entier a progressivement déterritorialisé. Il s’agit par exemple du hamburger, de la pizza, du döner kebap, des macarons, des sushis, du café viennois, etc.

42 Parmi la multitude d’exemples, mentionnons ici les plus courants : en Amérique du Nord, la crème remplace la tomate méditerranéenne tandis que la pâte se gonfle et se garnit de fromage fondu ; les Français n’hésitent pas à proposer des pizzas savoyardes ou aux fruits de mer ; tandis que les Indiens agrémentent le cercle de blé de poulet tikka ou massala.

2.2.2.2. Les « scénarios » du métissage alimentaire : pour une typologie de l’emprunt interculturel

C’est à partir de la prise de conscience de ces interactions entre cultures alimentaires que plusieurs auteurs ont proposé des grilles d’analyse de ces dynamiques de métissage. En France, Jean-Pierre Corbeau est l’un des premiers sociologues à appliquer au champ alimentaire les pistes ébauchés par les sociologues et les anthropologues du métissage culturel. Reprenant les travaux et la définition que François Laplantine et Alexis Nouss donnent du métissage43, il élabore une typologie structurée autour de trois modèles qu’il nomme « scénarios » (Corbeau, 1994), et qu’il complexifie par la suite avec l’addition de deux autres (Corbeau, 2012) (CROQUIS 3).

Le premier d’entre eux consiste à nier l’existence d’un quelconque métissage. Volontairement ou non, le discours des mangeurs, essentialisant des pratiques perçues comme immuables, conteste toute évolution de leurs régimes alimentaires. Cette opposition à l’altérité valorise, de manière parfois outrancière, le passé et le connu comme des normes intrinsèques tout en niant toute dynamique interactive et évolutive : la néophobie va alors jusqu’à gommer plus ou moins profondément toute volonté néophile.

43 « Le métissage qui est une espèce de bilinguisme dans la même langue et non la fusion de deux langues, suppose la rencontre et l’échange entre deux termes (…). Non pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre, l’un ne devenant pas l’autre, ni l’autre ne se résorbant dans l’un » (Laplantine et Nouss, 1997 : 79, cité par Corbeau, 2012 : 842).

METISSAGE

Refusé

Scénario 1 :

Discours de refus total

Désiré Inconscient Scénario 3 : Métissage imposé Scénario 2 : Stratégies et discours de distanciation par rapport aux influences

extérieures

Scénario 4 :

Métissage désiré

Scénario 5 :

Métissage non pensé

Conception et réalisation : P. Raffard, d’après Corbeau, 1994 ; 2012

S’il s’en rapproche par certains aspects, le deuxième scénario nuance le premier modèle : les mangeurs ne nient pas en bloc les influences extérieures, mais souhaitent s’en prémunir, tout au moins réduire au maximum leur influence. Certains produits, plats, saveurs ou pratiques commensales perçus comme étrange(r)s, car non intégrés aux modèles alimentaires autochtones, sont l’objet d’un refus parfois violent. Insectes, viande canine ou chevaline, reptiles, etc. sont, dans les sociétés occidentales, les expressions paroxystiques de ce refus, mais les réactions récentes de méfiance sur la découpe de la viande dans la cuisine asiatique (Corbeau, 1997) ou à l’encontre de la viande halal (Bergeaud-Blacker, 2005) expriment à leur manière cette forme de « xénophobie alimentaire ». Dans ces deux premiers modèles, la nouveauté est refusée voire condamnée, l’évolution est vue comme néfaste : c’est le « paradigme du refus » qui commande les comportements des mangeurs.

Le troisième scénario concerne ce que Jean-Pierre Corbeau nomme un « métissage imposé ». Pas forcément perçu par les mangeurs, il renvoie à l’acculturation rendue possible par les stratégies d’une industrie agroalimentaire qui s’attache, de manière plus ou moins autoritaire, à complexifier l’offre, à imposer de nouvelles saveurs (produits plus sucrés, plus salés), de nouvelles textures (goût contemporain pour le grillé et le croustillant) ou, au contraire, à en faire disparaître d’autres (le goût amer est désormais absent des productions alimentaires transformées par exemple). Ces stratégies économiques sont rendues possibles par les modifications contemporaines des contextes sociaux et culturels : l’accélération – réelle ou perçue – des rythmes de vie amènent les mangeurs à déléguer les tâches de transformation culinaire à une industrie agroalimentaire mondialisée dont l’action aboutit à une certaine homogénéisation des comportements et des goûts, réduits à quelques traits facilement identifiables, mais permet aussi la découverte de nouvelles nourritures. Tous les super- et hypermarchés proposent en effet aujourd’hui un ou plusieurs rayons ethniques dans lesquels des produits totem – du couscous maghrébin aux beans anglais – répondent à la demande des mangeurs immigrés ou au contraire de mangeurs attirés par des saveurs inconnues.

La frontière avec le quatrième type de métissage, le « métissage désiré », est ténue car elle réside dans la manière dont le mangeur interprète ses propres choix. Autrement dit, une même consommation peut être soit imposée, soit désirée selon le contexte à l’intérieur duquel elle se produit et le sens que lui donne le mangeur. Ce scénario place la liberté-créativité des mangeurs au cœur de leurs choix et définit les découvertes culinaires comme l’expression de leur volonté subjective, c’est-à-dire moins dépendante de prescriptions extérieures. Ce métissage est particulièrement visible chez les populations immigrées qui, face à la difficulté

d’approvisionnement de certains produits ou la difficile préparation de recettes, adaptent leurs pratiques selon les ressources disponibles sur place. Comme nous le verrons plus tard, les stratégies diffèrent selon les mangeurs et les contextes sociaux, allant de la substitution d’un produit par un autre, à l’abandon pur et simple des recettes perçues comme traditionnelles. Cette évolution, si elle peut être interprétée par les mangeurs eux-mêmes, comme une rupture dans leur continuum alimentaire, est aussi, dans certains cas, voulue soit par souci de découverte, soit comme témoin de leur « bonne volonté » d’intégration à la culture de la société d’arrivée.

Loin de se réduite aux groupes que la migration stricto sensu a partagé entre deux ou plusieurs systèmes culinaires, cette dynamique de métissage touche l’ensemble des sociétés occidentales contemporaines : le mangeur « hypermoderne » est devenu un mangeur cosmopolite dont les pratiques sont marquées par l’abondance, mais aussi par l’extrême variété des références culturelles et de l’offre à sa disposition (Ascher, 2005). Manger une nourriture ethnique ou exotique répond ainsi à un double mouvement : signifier à l’Autre que l’on souhaite découvrir et intégrer tout ou partie de sa culture, c’est-à-dire développer une proximité, s’intégrer dans une société plurielle, mais aussi affirmer « sa « distinction », en s’emparant des codes gastronomiques de l’autre,

en s’appropriant son répertoire alimentaire, en « bricolant » ses discours et ses manières de table, quitte à en distordre ou modifier le sens » (Corbeau, 2012 : 846). On assiste ainsi, non à la disparition d’un modèle

au profit d’un autre, mais plutôt à une cohabitation de plusieurs modèles en interaction réciproque, qui donne finalement lieu à l’apparition d’une forme hybride originale.

Le cinquième type de métissage, enfin, renvoie à la recréation d’une appartenance culturelle à travers la notion de terroir, c’est-à-dire un « métissage non pensé » qui, en réponse à la dilution des références alimentaires et culinaires traditionnelles, débouche sur la naissance de modèles nouveaux, alors même que le discours des acteurs alimentaires insiste sur la continuité historique de leurs comportements. Ce scénario est l’une des réponses au métissage imposé que nous venons de définir précédemment : face au vertige créé par l’abondance de signes vidés progressivement de leur sens, les mangeurs perdent les normes et les références qui encadraient leurs consommations et n’incorporent plus que ce que Claude Fischler a pu appeler des « OCNI » (Objets comestibles non identifiés) (Fischler, op. cit.). Les mangeurs tendent à se replier vers des produits, des plats, des techniques, des saveurs connus, porteurs de sens ; « on cherche sa matrice

culturelle, la région, le territoire, le terroir d’où l’on vient » (Corbeau, 1994 : 178). Les produits régionaux

et de terroir deviennent alors les nourritures les plus à même d’apporter le sens que les productions industrielles ont fait disparaître. Cette redécouverte ne saurait toutefois se lire comme une reproduction mécanique de pratiques d’autrefois tombées dans l’oubli. Des choix

sont faits dans ce retour à la « tradition » qui intègrent les valeurs alimentaires contemporaines : les plats s’allègent, les portions diminuent, des techniques jugées trop grasses comme la béchamel ou la crème au beurre disparaissent, des produits paysans tels la charcuterie font désormais l’objet d’une attention nouvelle tandis que d’autres, peut-être trop peu élaborés – comme les gruaux par exemple –, ne connaissent pas la même réussite.

Ces exhumations témoignent de l’emboîtement de plusieurs dynamiques. Celle, tout d’abord, de la rencontre entre plusieurs modèles, non pas définis par leur origine géographique, mais par le statut social des mangeurs. On assiste en effet à l’adoption par une société dominante marquée par les valeurs et les codes bourgeois, de modèles alimentaires populaires. Celle, ensuite, de la rencontre du monde urbain et du monde rural. Celle, enfin, de la percolation des normes de la grande cuisine gastronomique au sein des pratiques domestiques. Comme le fait remarquer Jean-Pierre Corbeau, il s’agit finalement de « faire sortir l’aliment d’un certain anonymat, de reconstruire autour

de lui du lien social, de le personnaliser par des labels, des « savoir-faire » de production ou de transformation, un territoire, une appellation » (Ibid. : 181). Ce « mythe du terroir », de la disparition d’un Eldorado perdu

sous les coups de la mondialisation et de l’accroissement des échanges, acquiert paradoxalement une force nouvelle dans un contexte contemporain où ce même terroir s’ouvre de plus en plus et perd ainsi sa prétendue plénitude géographique (Assouly, op. cit.).

L’une des forces de la typologie proposée par Jean-Pierre Corbeau réside dans sa nouveauté et dans sa capacité à synthétiser les différents aspects de la notion de métissage, plurielle car mobile, interactive et en redéfinition permanente. L’auteur insiste sur l’entrecroisement, parfois paradoxal, des différents scénarios, mais aussi et surtout sur les évolutions qu’ils connaissent selon les contextes géographiques et historiques au sein desquels ils s’expriment : « selon la lecture

centripète ou centrifuge que l’on fait du comportement alimentaire, selon que l’on privilégie dans la lecture sociale la production ou la reproduction, on passe de l’imposé au désiré » (Corbeau, 2012 : 845). Cette relativité des

comportements interroge sur la possibilité même de proposer une typologie des métissages alimentaires. Un certain flou demeure dans les choix effectués pour définir les différents scénarios. Du fait d’une méthodologie segmentée ne faisant peut-être pas suffisamment dialoguer les divers facteurs pris en compte – les perceptions des mangeurs définissent un modèle, les pratiques empiriques un autre –, il apparaît qu’un même processus peut, selon la focalisation de l’observateur, donner lieu à deux ou plusieurs scénarios, parfois opposés. Les modèles esquissés par Corbeau ne proposent alors qu’une grille de lecture partielle des comportements des mangeurs, esquissant plutôt une typologie épistémologique, celle du positionnement du chercheur et de sa plus ou moins grande réflexivité par rapport à son objet d’étude. Cette

incertitude méthodologique rejaillit sur la pertinence des scénarios proposés qui expriment alors plusieurs niveaux de lecture : la cohabitation de « scénarios-types » théoriques – celui de la négation et du refus du métissage notamment – avec ceux nés d’une observation empirique crée une dichotomie, pour ne pas dire un déséquilibre, dans la typologie proposée.

En outre, Jean-Pierre Corbeau propose une lecture qui ancre les métissages alimentaires dans une série chronologique structurée de transformations alimentaires et qui suppose, de manière plus ou moins consciente, l’intrusion, à un moment et dans un espace donné, d’un ou de plusieurs éléments perturbateurs – mobilités, migrations, stratégies des entreprises et des communicants – au sein d’un corpus alimentaire qui présenterait une certaine stabilité. Sans tomber dans le piège essentialiste, la typologie minore néanmoins l’importance du métissage dans la constitution même des corpus alimentaires, point que les recherches sur la créolisation mettent, quant à eux, au centre de leur travail.

2.2.2.3. La créolisation ou le mélange comme fondement de toute culture

Parallèlement aux travaux sur le métissage, plusieurs auteurs ont transposé le concept linguistique de créolisation à l’étude des dynamiques d’interaction culturelles, notamment alimentaires (Cohen 2000 ; Tibère et Poulain 2000 ; Tibère 2005). Forgé au début des années 1970, le concept désigne la rencontre de deux ou plusieurs langues selon un processus d’interférence linguistique : des langues de substrat rencontrent des langues de superstrat, se transforment à leur contact en adoptant certains de leurs mots et/ou certaines de leurs formulations syntaxiques, mais sans pour autant disparaître (Whinnom 1971 ; Thomason et Kaufman 1991 ; Singler 1996).

Cette dimension de mise en rapport et d’influence réciproque entre plusieurs systèmes culturels de référence se retrouve assez tôt chez Mintz et Price. Analysant l’adaptation des esclaves africains à leurs nouveaux contextes de vie, ils se réfèrent au terme de créole pour définir la relation que ces derniers construisent entre leurs racines culturelles du vieux monde et la construction de leur identité dans le nouveau (Mintz et Price, 1985). Quelques années plus tard, Ulf Hannerz va plus loin et systématise la relation entre créolisation et mixité culturelle dans le contexte de globalisation des comportements. Selon lui, ces dynamiques deviennent le moteur de nouvelles combinaisons sociales :

« Les concepts de créolisation suggèrent que la mixité culturelle ne présente pas obligatoirement

porte en lui une dimension de créativité et de richesse d’expression. Le concept de créolisation laisse