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Introduction de la deuxième partie

4.1. Espaces et temps des migrations intérieures en Turquie

4.2.1. Migrations et fabrique de la ville

4.2.1.1. Les migrations intérieures vers Istanbul, un concentré du système migratoire de la Turquie ?

Stéphane Yérasimos a beau rappeler, à raison, qu’« Istanbul ne supporte pas seule le poids de l'exode rural

et de l'immigration en général » (Yérasimos, 1997 : §10), on constate que la ville n’a cessé d’occuper

d’abord ottomane puis républicaine. Jamais vraiment contestée auparavant, cette suprématie de l’ancienne capitale impériale se consolide au fil des siècles, avant que l’exode rural engagé à partir de la fin des années 1940 n’en fasse le cœur démographique d’une jeune République turque, battant désormais au rythme de flux migratoires ininterrompus. Décriée pour son gigantisme incontrôlable et incontrôlé, vantée pour la diversité de sa population, désirée par ces millions de migrants y voyant la condition de leur réussite, Istanbul, cette « ville de l’espoir » comme l’appellent Z. Merey Enlil et H. Kaptan (Merey Enlil et Kaptan, 2009), est devenue un concentré de la Turquie contemporaine, dont la place hégémonique dans la hiérarchie urbaine nationale est moins le fait de l’accroissement naturel que de sa capacité à polariser les flux migratoires successifs qui ont transformé le profil démographique du pays.

TABLEAU 7:LE POIDS DEMOGRAPHIQUE D'ISTANBUL EN TURQUIE (1950-2013)

Année Population du pays Istanbul Pourcentage de la

population turque 1950 20 947 188 1 166 477 5,57 1955 24 064 763 1 533 822 6,37 1960 27 754 820 1 882 092 6,78 1965 31 391 421 2 293 823 7,31 1970 35 605 176 3 019 032 8,48 1975 40 347 719 3 904 588 9,68 1980 44 736 957 4 471 890 10,6 1985 50 664 458 5 842 985 11,53 1990 56 473 035 7 196 753 12,74 2000 67 803 927 10 100 000 14,9 2010 73 722 988 13 120 596 17,8 2013 76 667 864 14 160 467 18,47

C’est en effet à partir des années 1950 qu’Istanbul voit s’accroître sa part dans la population totale du pays. Autrefois majoritairement rurale, la société turque se dirige vers les villes qui deviennent les nouvelles centralités sur lesquelles s’appuie le développement national. D’un peu plus de 5 %, la part d’Istanbul dans la population nationale dépasse les 10 % en 1980, puis 15 % au tournant des années 2000, pour atteindre un taux de 18 % en 2013 (TABLEAU 7). Des augmentations qui s’expliquent en particulier par des taux d’accroissement urbains supérieurs à ceux de la Turquie dans son ensemble. A la faible décroissance, somme toute assez linéaire, de la population turque répond une courbe stambouliote beaucoup plus heurtée : la première période de ralentissement de l’accroissement entre 1950 et 1960 est suivie d’une forte hausse entre 1960 et 1970 pour, à partir de cette date, engager un certain fléchissement qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui.

Ces phases successives témoignent d’une évolution contrastée de l’accroissement de la population stambouliote. Comme pour la Turquie, l’histoire récente des migrations à destination d’Istanbul est en effet scandée en plusieurs périodes qui, si elles s’inscrivent dans un certain continuum tendant vers une urbanisation de plus en plus généralisée, diffèrent toutefois les unes par rapport aux autres, tant par le poids numérique que par les profils sociaux des populations migrantes concernées.

La sociologue Ferhunde Özbay montre ainsi que le premier stade de l’exode rural vers Istanbul (1950-1965) est une période d’incubation migratoire pendant laquelle les premiers migrants, en se construisant leur propre expérience citadine, préparent le terrain aux futurs immigrés. Contrairement à certains discours

catastrophistes qui émergent à la fin des années 1950, ces migrants, en majorité des hommes jeunes issus des zones rurales, dont les effectifs sont assez limités n’impriment que peu leur empreinte sur l’organisation sociale de la ville (Özbay, 1997 ; 2009). Véritables éclaireurs, ils parviennent à survivre grâce au soutien de leurs familles restées au village, en attendant de trouver un emploi stable leur permettant de faciliter la venue et l’installation de

leurs proches (Tümertekin, 1970-1971). La décision de migrer dépasse en effet le strict choix individuel et engage souvent l’ensemble d’une famille, parfois d’un hameau ou d’un village qui attend du/des jeune(s) homme(s) partis en ville une expérience migratoire et citadine susceptible d’être bénéfique pour l’ensemble du groupe. On retrouve ici une des hypothèses développée par Douglas Massey pour qui « les décisions de migration ne sont pas prises par des agents isolés, mais par des

ensembles plus larges de personnes liées entre elles – surtout des familles et des ménages – dans lesquelles les agents agissent collectivement » (Massey, op. cit. : 436). En tant que processus sélectifs, les premières

migrations ne concernent donc pas les groupes ruraux les plus défavorisés, mais ceux qui peuvent au contraire s’appuyer sur un certain capital économique. Economiquement sélective, la migration l’est aussi concernant l’âge des migrants : quelle que soit la période concernée, celle-ci

Source : TÜIK, 2005 : 29

GRAPHIQUE 5:STRUCTURE DEMOGRAPHIQUE DES IMMIGRES INTERIEURS (1995-2000)

met majoritairement en mouvement de jeunes individus dont l’âge s’échelonne entre 15 et 34 ans (GRAPHIQUE 5).

A cette première phase d’immigration succède, à partir du milieu des années 1960, une seconde période qui voit exploser les effectifs immigrés et qui consacre Istanbul et ses départements limitrophes, en particulier Kocaeli, comme la principale région réceptrice des flux migratoires intérieurs. Il est généralement admis qu’avec l’essor industriel que connaît la région à cette période, le profil-type des migrants correspond peu ou prou à celui de ruraux à la recherche d’un emploi plus rémunérateur dans les industries stambouliotes95 (Yener, 1977 ; Tanfer, 1983 ; Gedik, 1993).

Parallèlement à cette augmentation quantitative des stocks migratoires, le profil des populations immigrées se transforment. L’accroissement du nombre de femmes, à partir de 1965, témoigne d’une rupture avec la période précédente : soit celles-ci viennent rejoindre des membres de leur famille auparavant installée, soit les migrations qui apparaissent concernent désormais des familles qui décident de tenter ensemble l’expérience migratoire et citadine96. Le rééquilibrage progressif du sex-ratio à l’intérieur de la population immigrée (119 hommes pour 100 femmes en 1985 contre 123 hommes pour 100 femmes en 1970) ne s’explique pourtant pas uniquement par la capacité accrue des femmes à migrer, mais aussi par une surreprésentation masculine dans les stocks d’émigrés quittant Istanbul (146 hommes pour 100 femmes).

C’est pourtant à partir du milieu des années 1960 que les flux migratoires commencent véritablement à imprimer leur marque sur la composition démographique de la ville : les individus nés à Istanbul se retrouvent bientôt minoritaires dans une Istanbul toujours plus anatolienne. La comparaison des données fournies par les recensements depuis 1950 et relatives au lieu de naissance des Stambouliotes témoigne d’une ville en pleine transformation : de 53 % en 1950, le pourcentage d’individus nés à Istanbul passe à 37 % en 1990 (Baydar, 1994), pour tomber sous les 20 % à partir de 2007 (TÜİK, 2013). Ces tendances sont pourtant à considérer avec prudence. Leur souci de généralisation tend en effet à gommer l’hétérogénéité de trajectoires individuelles plus complexes qu’un simple déplacement sans retour d’une région à une autre. Comme le

95 Souvent produites par des démographes ou des économistes, les études disponibles concernant les migrations de la période 1960-1975 sont, dans leur grande majorité, influencées par une approche macro-économique, quantitative et rationnelle qui se donne pour objectif de quantifier les flux migratoires et d’en déterminer les causes « objectives ». Dans ce contexte, la théorie push/pull rencontre un écho particulièrement fort chez des chercheurs turcs qui, focalisés sur l’analyse des recensements disponibles, ne songent pas à redéfinir leur méthodologie de recherche et à « humaniser » leur objet de recherche. Les migrants sont vus comme des individus statistiques, non comme des hommes et des femmes dont les expériences, les trajectoires et les représentations individuelles dessinent des réalités socio-spatiales complexes, mouvantes et relatives que les recensements ne peuvent permettre de saisir.

96 Ces deux hypothèses n’en excluent pas une troisième, celle de l’existence de migrations concernant des femmes seules.

rappelle Ferhunde Özbay, « la migration n’est pas un mouvement unidirectionnel » (Özbay, 1997 : 4) et n’est jamais définitive : d’une part, le lieu de résidence au moment du recensement peut n’être qu’une étape dans une trajectoire migratoire plus globale, d’autre part les retours, même temporaires97, vers la région d’origine sont fréquents.

La modification sociale de la population n’est pas la seule conséquence de l’accroissement des mouvements migratoires à destination d’Istanbul. La ville « historique » centrée sur la partie sud du Bosphore autour des quartiers de Fatih et Beyoğlu sur la rive anatolienne, Kadıköy et Üsküdar sur la rive anatolienne se trouve bientôt dans l’incapacité d’absorber les centaines de milliers de migrants qui affluent chaque année, obligés dans ce contexte de s’installer dans des zones périphériques encore vierges de constructions. Jusqu’alors concentrée, l’aire urbaine commence à s’étaler de manière de plus en plus chaotique et diffuse. A mesure que ses limites sont repoussées, la notion de ville apparaît de moins en moins efficiente pour désigner Istanbul (Choay, 1994).

4.2.1.2. De la ville concentrée à l’urbain diffus

L’explosion démographique que connait Istanbul à partir des années 1950 trouve son expression spatiale dans les dynamiques d’accroissement de la surface urbanisée qui apparaissent alors. Comme le rappelle Antoine Fleury, « la formation de l’agglomération actuelle présente un cas classique de

développement en tache d’huile structuré par les axes routiers, même si ce schéma est rendu plus complexe du fait du site particulier de la ville » (Fleury, 2010 : 2). Le territoire urbain historique qui « se présentait comme la juxtaposition de trois zones urbanisées bien distinctes où se trouvait concentrée la quasi-totalité de la population et des fonctions urbaines : la péninsule historique, au sud de la Corne d’Or […], l’ensemble Galata-Beyoğlu au nord et Kadıköy sur la rive asiatique du Bosphore » (Tümertekin, 2000 : 135) voit ses limites historiques : la

ville concentrée et repliée sur elle-même laisse bientôt la place à une aire urbaine bien plus étendue et diffuse (CARTE 4).

Les transformations urbaines sont pourtant loin de répondre aux mêmes logiques organisationnelles. Alors que le centre cherche à moderniser ses infrastructures routières et à repenser une trame urbaine qui soit plus fonctionnelle, d’une part avec le percement et

97 Alors que les départements de la mer Noire sont, proportionnellement, ceux qui ont fourni une part très importante des stocks immigrés, certaines villes présentent pourtant au fil des recensements des taux d’accroissements de leur population largement positifs. Cette « anomalie » statistique s’explique par le retour temporaire de certains immigrés à l’occasion des recensements afin d’y être officiellement comptabilisés, alors même que leur lieu réel de résidence n’est pas celui-ci.

l’élargissement de plusieurs grands axes routiers, d’autre part avec les démolitions ou les rénovations d’un certain nombre de bâtiments vétustes98, les périphéries engagent quant à elles un accroissement aussi rapide que spectaculaire.

A partir de 1954, le transfert des activités industrielles marque le point de départ de l’urbanisation de zones autrefois périphériques qui voient se constituer autour des nouvelles usines une couronne d’habitat principalement précaire, qui tend désormais à enserrer la ville historique. Combiné au maillage du territoire métropolitain grâce à un réseau de transport d’envergure et à la mise en place de projets immobiliers sur les zones illégalement urbanisées ou vierges de construction, le développement qu’amorcent les activités tertiaires au tournant des années 1970

98 Ce souci de modernisation du centre remonte aux années 1930, notamment avec les travaux de l’architecte et urbaniste français Henri Prost parmi lesquels le percement du Boulevard Atatürk, l’aménagement de la place Eminönü, la création du parc archéologique dans le quartier de Sultanhamet ou encore le réaménagement de la place Taksim (Pinon et Bilsel, 2010).

CARTE 4:LES ETAPES DE LA CROISSANCE URBAINE D'ISTANBUL

Source : İstanbul Büyük Şehir Belediyesi Conception et réalisation : P. Raffard, 2014

pousse vers le nord de la rive européenne un certain nombre d’habitants et d’activités, obligés de quitter un centre saturé et de plus en plus dégradé. En 1973, avec la mise en service du premier pont sur le Bosphore et de l’autoroute E-5 reliant Edirne à Ankara en passant par Istanbul99, la rive anatolienne se voit rattachée à sa voisine européenne : plus ou moins préservée du boom urbain jusqu’alors circonscrit à la rive occidentale de la ville, elle aussi amorce un développement sans précédent et se rattache à des dynamiques de périphérisation devenues globales que l’ouverture d’un second pont, une vingtaine d’années plus tard, ne fera qu’accentuer (Merey Enlil et Kaptan, op. cit.). L’activité industrielle trouve dans ces nouvelles infrastructures de transport un intérêt logistique favorable à son développement, en particulier le long d’une bande de 2-3 km de largeur longeant le littoral de la mer de Marmara. Les implantations industrielles sont bientôt suivies par l’apparition de logements illégaux pour des populations ouvrières grandes oubliées par les projets urbanistiques successifs (Tekeli, 1994). Dans le cas du premier comme du deuxième, le laisser-faire – parfois animé par des visées clientélistes100 – et l’absence de régulation de la municipalité à l’égard des constructions illégales expliquent en effet la diffusion rapide de la nappe urbaine le long des axes routiers d’une part, mais aussi selon une direction sud-nord le long du Bosphore : « les deux ponts sur le Bosphore ont accompagné le développement urbain, participant

simultanément au rééquilibrage entre les deux rives, la proportion s'infléchissant de 80% côté européen contre 20 % côté anatolien à respectivement 60 % contre 40 % » (Morvan, 2013 : 199). Dans ce contexte, le

rééquilibrage entre les deux rives entraîne l’urbanisation de nouveaux espaces sur la rive anatolienne, en particulier les zones boisées et/ou restées rurales où seules quelques résidences d’été (yazlık) de riches Stambouliotes manifestaient la présence voisine de la ville. Déjà profondément active lors des décennies précédentes, la conquête de nouveaux territoires urbains périphériques s’accroît encore dans les années 2000. Ces « marges suractives » (Pérouse, 2001), dont les modalités d’émergence diffèrent des transformations à l’œuvre dans les quartiers centraux et péricentraux, deviennent les moteurs de la croissance urbaine. Si certains arrondissements périphériques comme Büyükçekmece, Başakşehir, Arnavutköy sur la rive européenne, Tuzla, Pendik, Sultanbeyli, Sancaktepe ou Çekmeköy sur la rive anatolienne assument une grande partie de la croissance urbaine, celle-ci tend de plus en plus à dépasser les limites départementales

99 La mise en service du premier pont sur le Bosphore est l’une des premières réponses à l’accroissement d’un parc automobile qui redéfinit les pratiques spatiales de citadins dont les mobilités domicile-travail voient leur distance s’allonger (Pérouse, 2012).

100 Cette passivité politique eut de profondes conséquences sur tun fonctionnement urbain totalement désorganisé et de plus en plus chaotique : « Au milieu des années 1980, avec les nombreuses amnisties sur les occupations et constructions abusives, les apartkondu (immeubles béton/briques auto-construits sur des terrains possédés) commencent à remplacer les gecekondu (petites maisonnettes improvisées à la hâte avec des matériaux de récupération, et consolidées au fil du temps). Durant ces années infernales, aucun projet urbain n’est conduit. Les master-plans sont annulés l’un après l’autre ou non appliqués ou contournés en permanence. La métropole se construit sur un mode opportuniste, en fonction des opportunités foncières, des implantations de pourvoyeurs d’emplois et des constellations politiques nationales et locales » (Pérouse, 2012 : 13-14).

d’Istanbul et à empiéter sur les départements limitrophes de Kocaeli Tekirdağ et Kırklareli. La ville se dilue pour laisser place à une « région urbanisée d’amples dimensions […] qui est aussi dénommée

‘mégapole eurasienne’ (Avrasya Megapolü) » (Pérouse, 1999). Pourtant, malgré l’arrivée et l’installation

ininterrompues de populations originaires d’Anatolie ou de Thrace, les chercheurs se désintéressent progressivement des dynamiques migratoires intérieures pour se recentrer vers l’analyse des flux internationaux ou, concernant le domaine des études urbaines, celle de la gestion politique et urbanistique des transformations urbaines. Quand elle est présente, la thématique des migrations intérieures se borne à une fonction de contextualisation et se réduit à la problématique de plus en plus anachronique des gecekondu. La réorientation du regard des chercheurs ne saurait s’expliquer par la prétendue caducité dans laquelle serait tombé cet objet d’étude. Vantée pour son ouverture vers le monde, Istanbul n’a pourtant jamais été aussi anatolienne.