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Une investigation théorique guidée par plusieurs questionnements théoriques

Introduction de la première partie

CHAPITRE 3 : Une démarche méthodologique pour analyser les relations entre reformulation des

3.1. Une investigation théorique guidée par plusieurs questionnements théoriques

La démarche méthodologique mise en place et suivie tout au long de notre recherche s’est construite autour de plusieurs questionnements théoriques nécessitant de rassembler et d’analyser un matériau empirique hétérogène susceptible de corroborer ou au contraire d’infirmer les hypothèses formulées dans les deux précédents chapitres.

3.1.1. La place des pratiques alimentaires dans l’expérience migratoire et citadine

Comme présenté dans le Chapitre 2, suite à la migration, les pratiques alimentaires des immigrés et des migrants connaissent d’inévitables transformations dont l’intensité varie selon l’éloignement culturel plus ou moins important entre les systèmes alimentaires dominants des sociétés d’origine et d’installation. S’interroger sur l’existence même de transformations dans le

régime alimentaire des groupes migrants n’est finalement rien d’autre qu’une tautologie théorique que le sérieux et l’intérêt des observations menées pour y répondre ne peuvent masquer. Si l’analyse de ces évolutions est une première étape indispensable à toute recherche consacrée aux comportements des mangeurs migrants, elle ne peut toutefois s’engager sans avoir préalablement défini en quoi consistait les pratiques alimentaires antérieures à la migration. Il s’agit ainsi de définir avec chaque mangeur ayant accepté d’être observé et interrogé le type de régime alimentaire qui était le sien à Gaziantep, et non d’évaluer « à la louche » l’écart entre la « cuisine de Gaziantep » présentée dans les livres et les articles de cuisines et la nature de ses consommations quotidiennes. Les expressions cuisine ou plats de Gaziantep (Gaziantep mutfağı/yemekleri), si présentes dans le discours des enquêtés, renvoient finalement à des réalités culinaires relatives, différentes d’un mangeur à l’autre. Ce n’est qu’à partir de ce travail préparatoire que peuvent alors être évaluées, quantifiées et définies les transformations alimentaires et culinaires conditionnées par la situation migrante.

Leur étude concerne différents aspects de l’acte alimentaire. A travers l’observation des produits achetés, des techniques de préparation utilisées, des plats cuisinés ou des saveurs recherchées, l’analyse des consommations quotidiennes s’attache dans un premier temps à définir les choix individuels de chaque mangeur et de chaque foyer étudié. Ensuite, l’analyse des stratégies d’approvisionnement et de distribution cherche à comprendre comment les mangeurs se procurent leurs produits alimentaires, à définir quels sont leurs lieux d’achat ou les établissements de restauration fréquentés, afin de dresser, à terme, la géographie paradoxale des ressources alimentaires gaziantepli, reposant sur des lieux précis de l’espace géographique mais aussi sur des réseaux de distribution déterritorialisés. La dimension pratique doit néanmoins être combinée à la dimension représentationnelle : l’observation est mise en perspective avec le discours des enquêtés sur leurs propres pratiques et sur le rapport qu’ils entretiennent avec leur alimentation.

3.1.2. Construction et fonctionnement des territoires de vie d’un groupe de mangeurs immigrés et/ou migrants

La question de l’approvisionnement et des « spatialités alimentaires » aborde la question du rapport aux lieux des mangeurs-citadins. Les nombreuses recherches de géographie attachées à étudier théoriquement l’action des hommes sur leurs territoires de vie ont

Questionnement fondamental de l’approche géographique, l’action des hommes, qu’ils soient immigrés ou non, dans et sur leurs territoires de vie a été schématiquement partagée en deux

dimensions, pratique et représentationnelle, dont l’interaction constante définit spatialités et territoires citadins. Plusieurs auteurs ont en effet montré l’impossibilité à diviser un pan de l’autre, tant les représentations influençaient les pratiques et inversement (Gallais, 1967 ; Frémont, 1999 ; Staszak, 2004 ; Lussault, 2007 ; 2013). Comme le résume très justement le géographe Bernard Debarbieux :

« La notion de représentation trouve toute sa pertinence et son utilité dans le constat

suivant, largement admis dans la pensée moderne depuis la philosophie des Lumières : notre rapport au réel est nécessairement subordonné à l'ensemble de ses manifestations apparentes (les phénomènes) et un ensemble d'instruments de portée cognitive qui nous permettent de l'appréhender et d'agir sur lui. La représentation, conçue comme une entité matérielle ou idéelle, qui donne forme et contenu à une entité postulée dans le réel, répond à cette nécessité. Sa pertinence s'évalue à sa capacité à constituer un modèle efficace du réel qu'elle représente49 ».

L’école de géographie sociale fondée autour d’Armand Frémont dans le courant des années 1970 et dont nous avons exposés une partie des travaux dans le chapitre précédent a été pionnières dans la recherche pour mettre en lumière la dialectique entre réalité des pratiques quotidiennes et représentations personnelles dans la construction d’espaces perçus et vécus propres à chaque individu. Dans leurs travaux sur les espaces urbains, M.-J. Bertrand et A. Metton ont tous les deux montré combien les fonctions et significations d’un même lieu varient donc d’un individu à l’autre, mais aussi, pour un même individu, selon la date de l’entretien et les évolutions de son parcours individuel (Metton, 1969 ; Bertrand, 1975).

Cette question des représentations apparaît alors centrale dans notre recherche, entendu que les pratiques alimentaires et spatiales des immigrés connaissent des transformations parfois profondes et que la subjectivité des mangeurs-citadins apparaît aussi importante que le point de vue prétendument objectif de l’observateur. Le psychologue T. Ramadier pointe d’ailleurs l’interaction inextricable entre la « représentation conceptuelle » qui désigne l’association de signification à des lieux et la « représentation spatiale » qui permet aux individus de s’approprier des lieux, de manière absolue ou relative (Ramadier, 1997 : 119 cité dans Dubucs, 2009 : 82). Cependant, l’étude des représentations n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes et de biais méthodologiques : peut-on se contenter des dires des enquêtés ? Comment vérifier l’information formulée dans le discours de l’enquêté ? La multiplication des entretiens est-elle une démarche suffisante pour accréditer les dires des individus ? Comment traiter des informations parfois éloignées les unes des autres ?

La confrontation et l’analyse conjointe des dimensions pratiques et représentationnelles du rapport aux lieux et à l’alimentation permettent d’apporter des réponses à ces problèmes méthodologiques : le choix de l’individu des lieux où il agit et interagit se fonde sur la connaissance totale ou parcellaire qu’il en a (la présence de tel commerce dans tel quartier, les ressources commerciales et sociales qu’il propose, son accessibilité) et sur les représentations qu’il en a (qualité de l’alimentation proposée, intimité avec tel ou tel commerçant, …) ; inversement, les représentations se construisent et se transforment essentiellement par la pratique.

Au même titre que les spatialités ne se résument pas aux seuls déplacements dans l’espace, l’alimentation ne se réduit pas à la simple ingestion d’éléments nutritifs. C’est donc l’ensemble des registres de pratiques qui doit être envisagé :

- Déterminer, pour chaque individu observé, les lieux fréquentés et la géographie réelle et symbolique de son territoire personnel. Dynamique, ce travail associe à la dimension spatiale des pratiques une dimension temporelle pour déterminer l’ancienneté de la fréquentation de ces pôles façonnant les territoires individuels.

- Identifier les représentations qui guident les dynamiques de constitution de tels territoires. L’une des difficultés de cette démarche est sans nul doute d’évaluer la part des ressources collectives dans le façonnement des spatialités, des citadinité et des représentations de la population gaziantepli à Istanbul.

3.1.3. Vivre quotidiennement la distance et l’éloignement

Comprendre les modifications que subissent les pratiques alimentaires et le rôle qu’elles acquièrent suite à la migration ne peut se détacher du contexte migratoire individuel et collectif dans lesquelles elles s’inscrivent. Il s’agit ainsi de retracer les différentes étapes du parcours migratoire des individus et les lieux de vie successifs, tout en s’attachant à comprendre les motivations et les modalités qui ont orienté ces choix. D’abord, le choix de retracer la trajectoire individuelle des immigrés rencontrés vise à replacer la situation actuelle de chacun dans une chronologie où alternent lieux de résidence et durée des séjours. Il s’agit de reconstruire la trajectoire migratoire de chaque enquêté, tant dans le temps que dans l’espace, et de mettre en lumière les facteurs ayant entraîné une ou plusieurs mobilités spatiales, leurs rythmes, tout en les reliant aux statuts accordés aux pratiques alimentaires, en développant un protocole d’entretien susceptible de reconstruire avec précision les trajectoires de chacun.

Une partie de l’investigation concernant les manières de vivre la distance et l’éloignement doit en outre replacer Istanbul dans le champ migratoire gaziantepli et comprendre si les immigrés et les migrants continuent à entretenir des relations réelles et/ou symboliques avec Gaziantep et selon quelles modalités. Pour cela, l’analyse des ressources spatialisées (commerces, paysage associatif, lieux dédiés) et informatives (journaux, sites internet, blogs, forums) construites et élaborées par les acteurs gaziantepli d’Istanbul représentent un matériau aussi riche qu’hétérogène et permet de comprendre la place de Gaziantep dans le système de représentations collectives de la population originaires de ce département.

3.1.4. La distance vécue et perçue : un obstacle à surmonter

L’étude de l’expérience individuelle de la distance nous permet de saisir avec plus de précision les stratégies alimentaires et spatiales élaborées par les mangeurs-citadins gaziantepli à Istanbul. Entre l’épicier se rendant plusieurs fois par mois à Gaziantep approvisionner son commerce, le cadre supérieur y passant quelques jours par an et l’ouvrier qui ne peut, faute de temps et d’argent s’y rendre, l’appréhension et la gestion de la distance réelle et symbolique définissent des positionnements individuels ambivalents. Tout en recherchant des permanences partagées par l’ensemble des individus enquêtés, notre recherche ne doit pas perdre de vue l’hétérogénéité des pratiques et des représentations étudiées qu’une origine géographique commune ne saurait masquer.

A ces observations effectuées selon une échelle d’analyse générale, doit répondre l’identification des ressources gaziantepli localisées auxquelles ont accès les enquêtés et l’usage qu’ils en font. Nous postulons que cette influence varie selon le type de lieu envisagé. Les lieux de « centralité minoritaire » (Raulin, 2000) dans lesquelles se concentrent certaines populations et services gaziantepli ne participent pas à la construction de la même spatialité que les lieux isolés dont l’importance pratique et idéelle repose sur leur insertion à un réseau généralisé. En d’autres termes, nous postulons que chaque configuration socio-spatiale conditionne des urbanités et des citadinités singulières qui, par leur interaction, façonnent un faisceau de pratiques urbaines, individuelles et collectives.

3.1.5. Les immigrés/migrants, des acteurs au cœur de la fabrique de la ville

Comme nous le verrons plus en détails dans le Chapitre 4, l’exode rural engagé à partir de la fin des années 1940 a profondément transformé le profil démographique des villes turques, notamment Istanbul. Cette explosion démographique sans précédent va de pair avec le renforcement de contrastes socio-spatiaux anciens ou d’un nouveau type, mais aussi, à une échelle plus fine, par la grande complexité spatiale des disparités sociales, qui prend la forme d’une mosaïque anatolienne, pour reprendre une formule devenue célèbre (Tümertekin, 2000 ; Bazin 2005). Paradoxalement, le rôle des migrants dans les dynamiques urbaines plus ou moins récentes a mis du temps à faire l’objet d’un consensus chez les chercheurs travaillant sur les phénomènes migratoires internes à la Turquie, et cette enquête sur les spatialités alimentaires d’une population immigrée se propose de contribuer à cette réflexion.

Dans la section 1.3.2. du chapitre 1, nous avons montré que les actions, les choix et les pratiques banales ou plus exceptionnelles des citadins, ainsi que l’empreinte socio-spatiale des populations immigrées/migrantes, participaient à plusieurs échelles à la fabrique de l’espace urbain et des représentations qui lui sont associées. Le choix d’une entrée par l’analyse des pratiques et des comportements alimentaires s’attache à expliciter les liens qui unissent des pratiques sociales, qu’elles soient idéelles et/ou représentationnelles, et les lieux où elles s’expriment et se mettent en scène. Nous essayons donc de montrer que ces manières de manger marquent de leur empreinte, notamment par des effets de visibilité dans le paysage urbain, certains secteurs urbains et certains domaines de l’activité commerciale et enfin sur la construction d’une « figure » signifiante associée à l’ensemble du groupe gaziantepli. A ce titre, l’analyse se doit de faire alterner et dialoguer les échelles d’observation, de l’agglomération prise dans son ensemble, au quartier, à la rue et parfois même à l’immeuble ou au commerce.

3.2. Une investigation reposant sur une approche combinant les