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Les rôles interactifs de l’auteur, du texte et du lecteur

CHAPITRE 2: CADRE THÉORIQUE

2.2 Les rôles interactifs de l’auteur, du texte et du lecteur

Nous ne saurions aborder les rôles de l’auteur, du texte et du lecteur isolément puisqu’ils nous semblent interdépendants. Cependant, par souci de structure, nous mettrons tour à tour l’accent sur la fonction de chacun de ces trois pôles par rapport aux deux autres.

2.2.1 L’auteur

Eco (1985) affirme qu’un auteur doit considérer que les aptitudes nécessaires au lecteur pour construire un sens au texte sont les mêmes que les siennes. L’auteur insère des indices dans son texte parce qu’il souhaite que sa coopération avec le lecteur soit fructueuse :

Pour organiser sa stratégie textuelle, un auteur doit […] assumer que l’ensemble des compétences auquel il se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. C’est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement (p. 71).

Langlade (2002) est lui aussi d’avis que l’auteur crée un texte parsemé de détails porteurs de sens. En contrepartie, il précise que l’auteur ne saurait anticiper toutes les probabilités d’interprétations de son texte, celles-ci dépendant fortement du lecteur, dont le rôle clé est complémentaire à celui de l’auteur :

Construire du sens, ce n’est pas comprendre n’importe quoi dans un texte. Pour qu’un détail puisse être « signifié » en indice, encore faut-il qu’il soit « signifiable ». Or, ces détails « signifiables » ne se trouvent pas par un pur hasard dans un texte : ils sont nécessairement le produit d’une activité créatrice de l’auteur. En revanche, quelque attentif et lucide que soit l’auteur dans l’élaboration de sa « stratégie textuelle », comment pourrait-il maîtriser toutes les virtualités signifiantes du texte qu’il écrit? (p. 52).

En bref, nous croyons que l’auteur insère des indices dans son texte pour aider le lecteur à construire un sens, mais que certaines limites émergent de cette collaboration : 1) l’auteur ne peut pas prévoir toutes les hypothèses interprétatives que les lecteurs proposeront et 2) le lecteur doit considérer le plus grand nombre possible d’éléments significatifs du texte pour que son interprétation soit plausible.

2.2.2 Le texte

La définition du texte proposée par Eco (1985) réfère directement aux rôles de l’auteur et du lecteur. En effet, il affirme qu’un texte comporte certaines zones d’ambigüité insérées volontairement par l’auteur de manière à laisser une marge de manœuvre au lecteur pour interpréter. La coopération du lecteur s’avère ainsi un préalable pour que le texte soit fonctionnel :

Le texte est […] un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons. D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire […]. Ensuite parce [qu’] […] un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante d’univocité. Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner (p. 66-67).

Le point de vue proposé par Langlade (2002) accorde une place encore plus importante au lecteur pour attribuer un sens au texte. Il affirme que le texte présente des indices qui permettent au lecteur de combler les blancs laissés par l’auteur au fil de la lecture, mais que d’autres persistent. Chaque lecteur formule ainsi ses propres hypothèses en tirant profit des indices repérés dans le texte pendant la lecture :

Ainsi, toute œuvre littéraire attend-elle de son lecteur une participation active. Le texte contient en effet un certain nombre de blancs et de ruptures narratives, il présente […] une succession d’énigmes, de mystères et de secrets. Certains de ces derniers sont assez rapidement éclairés par le récit lui-même, après avoir exercé la sagacité du lecteur, d’autres restent entiers à l’issue de la lecture. Il revient alors à chacun de bâtir ses propres hypothèses explicatives en utilisant les indices qu’il a su découvrir tout au long de la narration (p. 43).

Nous considérons donc que le texte constitue le point de rencontre entre l’auteur et le lecteur. L’auteur insère des indices dans le texte en fonction d’une ou de plusieurs significations qu’il a envisagées. Cependant, puisque chaque lecteur porte une expérience singulière, des significations non prévues par l’auteur peuvent émerger de la lecture d’un texte.

2.2.3 Le lecteur

Langlade (2007) est d’avis que le rôle du lecteur est de recourir à ses connaissances sur les textes et sur le monde pour lier de manière cohérente certains éléments du texte entre eux :

Le texte ne dit pas tout sur l’histoire des personnages, sur leurs motivations ou sur leurs intentions; le lecteur doit donc établir, en puisant dans sa connaissance du monde et de la littérature […] des liens de causalité vraisemblables entre les événements et les actions des personnages (p. 72).

Tel que mentionné précédemment, ces liens seront de l’ordre de la compréhension s’ils sont établis par le lecteur dans le but de dégager un sens global à un texte, et de l’ordre de l’interprétation s’ils sont établis pour donner une signification à un élément précis du texte. Lebrun (2004) abonde dans le même sens : « Le lecteur singulier entre dans le texte avec sa représentation du monde et de l’autre, et il la confronte aux représentations du monde et de l’autre portées par le texte » (p. 333).

Dans le même ordre d’idées, Ricœur (1986) affirme que le lecteur doit dégager l’intention de l’auteur en même temps qu’il construit un sens au texte. En effet, puisque cette intention n’est pas fournie par l’auteur, elle relève selon lui du travail inévitablement subjectif du lecteur. Shusterman (1994) appuie cette dernière position : il précise que l’objectif du lecteur est de proposer un sens éclairé à un texte, sans qu’il s’agisse à tout prix du sens suggéré par l’auteur, parfois difficile à confirmer. La théorie de Rouxel (2005) résume bien la situation. Chaque contact entre un lecteur et un texte permet la naissance (ou la renaissance) de ce texte. Pour cette raison, l’interprétation d’un même texte diffère d’une personne à l’autre et elle découle ainsi du choix du lecteur d’abandonner les autres significations.

La subjectivité du lecteur

Selon Langlade (2007), « la lecture subjective concerne […] le processus interactionnel, la relation dynamique à travers lesquels le lecteur réagit, répond et réplique aux sollicitations d’une œuvre en puisant dans sa personnalité profonde, sa culture intime, son imaginaire » (p. 71). En effet, chaque lecteur produirait un texte singulier par l’intermédiaire d’un

une composante influente en lecture. Ce terme désigne « les effets produits sur le lecteur, que ceux-ci soient recherchés ou non, envisagés sur les plans psycho-affectif et/ou socio- culturel, sur les modes des affects, des réactions de goût ou de dégoût, des sentiments, etc. » (p. 73). L’impression implique la subjectivité du lecteur et la question de la vérifiabilité perd son sens « même si le sujet peut éprouver la validité de son impression dans l’introspection, l’échange interindividuel, les relectures, les choix ultérieurs de lecture » (p. 73).

Langlade (2004) considère la subjectivité du lecteur comme essentielle pour interpréter un texte et ne croit pas que la participation de ce dernier puisse dénaturer le ou les sens d’une œuvre littéraire : « Les réactions subjectives loin de faire tomber les œuvres “hors de la littérature” seraient en fait des catalyseurs de lecture qui alimenteraient le trajet interprétatif jusque dans sa dimension réflexive » (p. 85). D’ailleurs, le passage par la subjectivité permet de travailler l’interprétation grâce à « une interaction complexe entre la représentation initiale du texte et celle produite à l’issue de la lecture » (Lebrun, 2004, p. 334).

Chaque lecteur, par sa contribution, donne donc une forme au texte en s’imaginant les personnages ou les évènements qui y sont rapportés. L’imaginaire permet ainsi de concrétiser ces éléments fictifs et de les bonifier : « Le contenu fictionnel des œuvres est toujours, bien qu’à des degrés variables, investi, transformé et singularisé par l’irruption des univers de référence des lecteurs. Ces derniers procèdent, sous la forme d’inférences fictionnelles, à un double mouvement de dé-fictionnalisation et de re-fictionnalisation des œuvres » (Langlade & Fourtanier, 2007, p. 104).

Mais cette implication du lecteur soulève des interrogations lorsqu’elle est considérée parallèlement aux « droits du texte » qui posent les « limites de l’interprétation » (Eco, 1994). Une question émerge : selon quelles conditions la participation du lecteur et le respect des droits du texte peuvent-ils coexister? Nous croyons, comme Langlade (2004), que l’apport subjectif du lecteur peut contribuer à l’élaboration de la signification d’un texte. Mais en dépit de cette collaboration entre l’auteur, le texte et le lecteur, ce dernier peut rencontrer des problèmes de compréhension ou d’interprétation que ses ressources personnelles à elles seules ne permettent pas toujours de résoudre.

Les problèmes de compréhension et d’interprétation liés au lecteur et ceux liés au texte Tauveron (2001) affirme que les problèmes de compréhension et d’interprétation peuvent découler soit des caractéristiques du lecteur, soit de celles du texte. Si ces problèmes ne sont pas programmés, ils sont liés au lecteur. Par exemple, un récit destiné à des enfants peut à priori n’inclure aucun élément visant à confondre le lecteur. Or, il pourrait néanmoins générer une confusion chez des enfants qui reconnaissent l’existence d’un personnage seulement s’il est nommé. Ce qui n’était initialement pas un piège de l’auteur peut ainsi le devenir pour un apprenti lecteur en difficulté. Si les problèmes sont prévus par l’auteur, ils sont associés au texte. La présence de ces problèmes qui relèvent du texte signifie que l’auteur a employé un ensemble de moyens « pour ne pas rendre immédiate la saisie et le résumé de l’intrigue (et donc pour solliciter la médiation du lecteur) » (p. 12). Le texte est alors considéré comme réticent. Plus encore, si les problèmes liés au texte impliquent une ouverture à la pluralité des interprétations, le texte est considéré comme proliférant. Par exemple, si le mobile d’un personnage n’est pas explicité – ce qui est très souvent le cas –, l’auteur laisse place à l’interprétation. À ce sujet, Tauveron (1999) considère que les textes réticents et les textes proliférants sont les deux types de textes qui composent l’ensemble des textes résistants. Enfin, un texte réticent peut aussi être proliférant, c’est-à-dire qu’un défi de compréhension peut provoquer un défi d’interprétation (Tauveron, 2001). Pour pallier ces difficultés potentielles, le lecteur peut recourir à diverses stratégies de compréhension avant, pendant et après la lecture d’un texte.

Le retour au texte et l’appui sur des connaissances personnelles : des stratégies mobilisées par le lecteur

Selon Giasson (2011), une stratégie est déployée « lorsque le lecteur décide consciemment d’utiliser un moyen ou une combinaison de moyens pour comprendre un texte » (p. 260). Ce recours à une stratégie surviendrait soit dans un cas de prévention (ex. : le lecteur anticipe que le texte sera difficile à comprendre et choisit de s’arrêter après chaque paragraphe pour se résumer l’information dans sa tête et pour prendre des notes en marge), soit dans un cas d’intervention (ex. : le lecteur réalise qu’il ne comprend plus le texte et

les stratégies qui leur permettent de gérer leur compréhension. Elle observe d’ailleurs des différences sur ce plan lorsqu’elle compare les élèves en difficulté à leurs pairs :

Ceux qui gèrent bien leur compréhension savent quand ils comprennent ce qu’ils lisent et quand ils ne le comprennent pas; ils savent quelles stratégies utiliser pour résoudre leurs problèmes de compréhension. C’est ce qui fait souvent défaut aux élèves en difficulté (p. 268).

Elle précise que ces stratégies qui permettent de gérer la compréhension sont d’ordre métacognitif. Elle définit la métacognition comme « la connaissance et le contrôle qu’une personne a sur ses stratégies cognitives » (p. 268). En résumé, les stratégies constitueraient un moyen déployé en pleine connaissance de cause par les élèves pour gérer leur compréhension d’un texte.

Le lecteur utilise notamment des connaissances sur les textes tirées de lectures précédentes, des connaissances culturelles de même que son expérience sur le monde en général pour comprendre : « chacun fictionnalise l’œuvre à sa manière en investissant, en complétant ou en détournant les espaces fictionnels qu’elle lui offre » (Langlade & Fourtanier, 2007, p. 105). Cette façon de faire s’apparente à ce que nous avons défini précédemment comme l’activation des processus d’élaboration18

. Cette activation, lorsqu’elle est consciente, peut être considérée comme une stratégie. Les « données fictionnelles » d’une œuvre sont transformées par le lecteur grâce à des opérations textuelles : l’ajout, la suppression et la recomposition. L’ajout signifie que le lecteur comble des blancs du texte par l’intermédiaire de son activité imageante tandis que la suppression survient lorsqu’il écarte de son récit d’un souvenir de lecture des éléments du texte qu’il considère de moindre importance. En fonction des ajouts et des suppressions, le lecteur reconstruit le texte partiellement ou complètement, ce qui correspond à la recomposition. Il propose au final une lecture singulière teintée de toutes les transformations du texte qu’il a effectuées par la voie des opérations textuelles. C’est pour cette raison que deux lecteurs lisant le même texte ne se racontent parfois pas du tout la même histoire (Langlade & Fourtanier, 2007).

2.2.4 Bilan et présentation du modèle retenu par rapport à la relation entre l’auteur, le texte et le lecteur

Notre position par rapport aux rôles de l’auteur, du texte et du lecteur se résume en deux temps.

1) Chaque lecteur entretient un lien singulier avec le texte. Plus encore, pour un même lecteur confronté à un même texte, ce lien peut être différent à chaque lecture. À ce sujet, nous adhérons à la théorie de Rouxel (2004), selon qui les indices insérés dans le texte par l’auteur mèneront très souvent à diverses interprétations en fonction de la subjectivité du lecteur :

Tout texte programme son lecteur, porte en lui l’image de son lecteur [...]. D’autre part, le lecteur réel est actif : il produit le texte. La « réception », loin d’être passive, est une appropriation active du texte. Enfin, concernant le statut du sens, longtemps perçu comme celui de l’auteur […], il est désormais admis qu’il se construit dans l’interaction entre texte et lecteur et qu’il est pluriel dans la synchronie comme dans la diachronie » (p. 16).

Nous appuyons également la théorie de Rosenblatt (cité dans Terwagne & al., 2003), qui présente la lecture comme un processus vivant et dynamique reposant sur des transactions entre le lecteur et le texte : « Ces transactions sont toujours uniques. Personne ne lit le même texte de la même manière et la relation intime vécue avec un texte à un moment donné ne peut jamais se reproduire exactement » (p. 10). De plus, pour comprendre et interpréter un texte, le lecteur doit mettre en relation ses idées (parfois préconçues) et celles suggérées par le texte : « le texte ne dit pas tout : il s’agit d’aller à sa rencontre, quitte à assumer la confrontation avec certaines des idées qu’il véhicule, à assumer la contradiction avec nos propres visions du réel » (p. 10).

2) Malgré le caractère inachevé du texte et malgré la subjectivité du lecteur, il n’en demeure pas moins que le texte (donc l’auteur qui s’y cache) souhaite que le lecteur l’interprète avec un maximum d’exhaustivité, c’est-à-dire en considérant le plus grand nombre d’indices possible. Notre position rejoint donc le point de vue d’Eco (1985), résumé par Langlade (2004) :

texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative », mais « en général il (le texte) désire être interprété avec une marge suffisante d’unicité ». Le lecteur est donc en liberté surveillée (p. 87).

La figure suivante résume notre représentation de la collaboration entre l’auteur, le texte et le lecteur.

Figure 2: Les rôles interactifs de l’auteur, du texte et du lecteur

En somme, en comblant les blancs non comblés par les indices du texte (les questions laissées en suspens), le lecteur ajoute sa part de subjectivité.