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La limite entre la compréhension et l’interprétation

CHAPITRE 2: CADRE THÉORIQUE

2.1 La limite entre la compréhension et l’interprétation

Définir la compréhension et l’interprétation nous aidera à établir la frontière qui les délimite et à préciser le lien qui les unit.

2.1.1 Définition de la compréhension

La compréhension relève d’un travail d’objectivation de la part du lecteur (Falardeau, 2003) qui fait appel à ses ressources linguistiques et psychologiques (MELS, 2009) pour suivre les directives proposées par le texte et l’interroger (Reuter, 2001). Le lecteur, lorsqu’il comprend un texte, tente de dégager un sens fidèle aux éléments qu’il contient (Falardeau, 2003; Reuter, 2001; MELS, 2009) et partagé par un ensemble de lecteurs (Falardeau, 2003). Le sens du texte, qui est à construire, peut varier d’un lecteur à l’autre, mais fait généralement consensus sans que des discussions soient nécessaires entre réseaux de lecteurs (Falardeau, 2003).

Mais cet accord de la majorité des lecteurs sur le sens à construire d’un texte ne signifie pas du tout que comprendre rime avec simplicité. D’une part, la compréhension est en constante évolution : le sens n’est pas figé après la première lecture d’un texte (Giasson, 2011) parce que des liens sont toujours à découvrir. D’autre part, lorsqu’il construit le sens d’un texte, le lecteur ne travaille pas seulement sur l’explicite, mais également sur l’implicite : il est appelé à combiner des indices textuels pour tirer des conséquences (Falardeau, 2003). À ce sujet, Giasson (2011) propose trois niveaux de compréhension

pouvant être observés chez les élèves : 1) la compréhension littérale, qui correspond aux informations mentionnées explicitement dans un texte; 2) la compréhension inférentielle, qui mène le lecteur à lier certains éléments du texte dont la relation n’est pas explicitée par l’auteur; 3) la compréhension critique, qui implique l’utilisation par le lecteur d’éléments explicites et implicites du texte pour établir un parallèle avec sa propre conception du monde ou pour évaluer la pertinence d’un texte. Ce troisième niveau s’insère davantage dans ce que nous considérons comme de l’interprétation – nous y reviendrons dans la prochaine section.

Les inférences, qui font partie du deuxième niveau de compréhension (Giasson, 2007), impliquent pour le lecteur d’aller au-delà des éléments présents en surface dans le texte (donc plus loin que la compréhension littérale). Elles permettent au lecteur de lier des éléments du texte pour développer une compréhension cohérente ou de lier des éléments du texte à ses connaissances personnelles pour combler certains blancs du texte (Giasson, 2007). Plus précisément, les inférences peuvent être logiques, pragmatiques ou créatives. Les inférences logiques sont fondées sur le texte. De plus, leur réponse est contenue implicitement dans la phrase et est vérifiable. Les inférences pragmatiques sont fondées sur les connaissances et les expériences du lecteur, ne se vérifient pas nécessairement et sont communes à une majorité de lecteurs. Les inférences créatives, au même titre que les inférences pragmatiques, proviennent des connaissances et des expériences du lecteur et sont possiblement vraies. Cependant, elles ne sont communes qu’à certains lecteurs (sans pour autant découler de l’imagination ou du jugement) et ne sont pas indispensables pour comprendre (Giasson, 2007).

Cette dernière catégorie d’inférences – les créatives –, bien qu’elle s’insère dans le travail de compréhension, est très près du travail interprétatif parce qu’elle implique que le lecteur fasse appel à des éléments hors texte. Or, elle fait partie de la compréhension à cause du but poursuivi : reconstituer le sens global du texte. En contrepartie, le travail sur l’interprétation n’implique pas cet objectif de reconstruction globale du sens. Il implique plutôt de dégager une signification pour certains éléments précis du texte (Falardeau, 2003).

2.1.2 Définition de l’interprétation

L’interprétation fait directement appel à la subjectivité du lecteur, qui doit utiliser les signes qu’il perçoit dans le texte pour en produire de nouveaux. C’est donc dire que les indices du texte doivent être considérés comme point de départ pour formuler une interprétation. Cette dernière impliquera l’ajout de nouveaux signes créés par le lecteur qui ne doivent pas dénaturer ou trahir le sens du texte (Falardeau, 2003). Pour ce faire, il doit y avoir un certain équilibre entre les droits du texte et les droits du lecteur (MEQ, 2006). Ce dernier pourra alors trouver une résonance personnelle au texte sans pour autant le contredire (MEQ, 2006). En effet, les significations qui émergeront s’inspireront directement du texte (Falardeau, 2003). Bien que l’attitude interprétative se situe selon Reuter (2001) sous la bannière des droits du lecteur, il n’en demeure pas moins que « ceux-ci [restent] […] relativement contraints par le texte (on ne peut dire n’importe quoi). Le lecteur se donne pour tâche de construire le(s) sens (partiellement gisants) dans le texte » (p. 71).

Plus encore, pour être reconnue et légitimée, une interprétation, contrairement à la compréhension, doit être diffusée et confrontée à d’autres interprétations. Le consensus social est donc un chemin nécessaire pour que les hypothèses interprétatives dépassent l’état de créations personnelles. Si une interprétation est reconnue socialement, elle devrait d’ailleurs contribuer à la compréhension du texte (Falardeau, 2003).

Somme toute, le but poursuivi par l’interprétation est de donner une signification à un élément précis du texte et non de construire un sens global comme c’est le cas pour la compréhension. En cas de doute, cette distinction permet de discriminer ce qui relève de la compréhension inférentielle et ce qui relève de l’interprétation.

Par ailleurs, nous tenons à préciser que Giasson (2011) ne réfère pas à l’interprétation dans sa terminologie. En contrepartie, ce concept recoupe en partie le troisième niveau de compréhension qu’elle définit : la compréhension critique. Malgré cette considération, nous employons le terme interprétation étant donné qu’il se trouve dans le Programme de formation de l’école québécoise (MEQ, 2006; MELS, 2009) et qu’il est souvent évoqué dans les travaux de littérature et de didactique de la littérature. Les définitions de la compréhension et de l’interprétation ne sauraient être exhaustives sans que nous clarifiions

le lien qui les unit. La précision de ce lien complètera les définitions que nous avons proposées aux deux sections précédentes.

2.1.3 L’émergence simultanée de la compréhension et de l’interprétation grâce à l’engagement du lecteur

Terwagne, Vanhulle et Lafontaine (2003) de même que Jorro (1999) n’admettent pas la succession temporelle entre les processus de compréhension et d’interprétation. Selon Terwagne et al. (2003), l’interprétation serait un processus très réactionnel qui se superposerait à celui de la compréhension aussitôt que l’engagement du lecteur et sa maitrise de certaines compétences seraient suffisants :

Au-delà du travail d’inférence, qui implique des comportements stratégiques, le lecteur réagit au texte à travers un tissu de transactions subjectives, de « réponses » affectives, critiques, créatives. Au processus de compréhension, s’ajoute celui de l’interprétation. Ces trois niveaux (compréhension littérale et inférentielle, et production de sens personnel sur la base des évocations offertes par le texte) s’interpénètrent dès lors que le lecteur est profondément engagé dans sa lecture et qu’il maîtrise des compétences élaborées de questionnement et d’entrée dans le texte (p. 192).

Jorro (1999) abonde dans le même sens que Terwagne et al. (2003) en évoquant le lien étroit entre l’investissement du lecteur dans son entreprise de compréhension du texte et la possibilité d’interprétation :

L’interprétation du texte se prépare dès le moment où le lecteur est conscient de son projet de compréhension : plus la mobilisation est forte, plus le lecteur peut produire une interprétation. Un défaut d’investissement par rapport à l’écrit génère une défaillance interprétative (p. 99).

Nous pensons que l’élève doit s’impliquer dans sa lecture pour que l’interprétation interagisse avec la compréhension. De plus, nous croyons à l’émergence simultanée de l’interprétation et de la compréhension (Terwagne et al., 2003). En effet, les raisonnements d’un lecteur se bousculent tellement rapidement dans sa tête au fur et à mesure qu’il avance sa lecture d’un texte qu’il nous semble difficile d’affirmer hors de tout doute que l’un succède à l’autre. Nous adhérons plutôt à une représentation selon laquelle le lecteur comprend et interprète au fil de sa lecture d’un texte, et ce, parfois simultanément, tel que

sans qu’on puisse les hiérarchiser en attribuant la première pour des opérations de bas niveau réservées aux débuts de l’apprentissage et la seconde pour les experts » (p. 333). En somme, nous croyons que pour permettre l’émergence d’interprétations, le lecteur doit s’engager dans sa lecture. Cet investissement permettra l’interaction entre la compréhension et l’interprétation. Les interprétations formulées au cours de la lecture seront donc inspirées des compréhensions et vice versa :

[La compréhension et l’interprétation] agissent en concomitance, l’une puisant dans les signes produits par l’autre. Ce sera la définition d’une lecture littéraire riche, productive : les informations comprises sont appelées à être interprétées, les deux registres devant ainsi être présentés dans leur concomitance dès les premiers apprentissages de la lecture (Falardeau, 2003, p. 689).

La figure suivante illustre le caractère simultané de l’émergence de la compréhension et de l’interprétation en lecture. Au fur et à mesure qu’un lecteur découvre ou redécouvre un texte, ses représentations évoluent. Le choix de la conjonction et pour lier les compréhensions et les interprétations signale que l’une ne précède pas nécessairement l’autre. La flèche bidirectionnelle rappelle la récursivité du processus : il est toujours possible de revenir aux compréhensions ou aux interprétations formulées précédemment.

Figure 1: Évolution de la compréhension et de l’interprétation du lecteur pendant qu’il lit un texte

Le lecteur, pour comprendre et interpréter un texte, travaille – parfois inconsciemment – en étroite collaboration avec l’auteur. Une relation complexe entre l’auteur, le texte et le lecteur prend donc naissance lors de l’activité de lecture.