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Les critères de validité d’une interprétation : une balise pour évaluer la nécessité (ou non) d’aller au-delà du texte pour interpréter

CHAPITRE 5: INTERPRÉTATION ET DISCUSSION DES RÉSULTATS

5.3 Les critères de validité d’une interprétation : une balise pour évaluer la nécessité (ou non) d’aller au-delà du texte pour interpréter

La nouvelle Dragon, qui représentait un défi de lecture pour les adolescents rencontrés, a soulevé diverses interprétations. Si ce texte avait été soumis à des lecteurs experts plutôt qu’à des lecteurs en apprentissage, les chances d’arriver à une interprétation partagée par une majorité auraient été plus élevées. En effet, les deux premiers critères pour valider une interprétation (elle doit s’appuyer sur le plus grand nombre possible d’éléments du texte et elle ne doit être contredite par aucun élément du texte) suffisent pour renforcer l’idée du voyage dans le temps ou du mélange d’époques. Si le lecteur avait dû puiser des ressources à l’extérieur du texte pour l’interpréter, notamment en s’appuyant sur des référents partagés tels que la vie de l’auteur, nous aurions considéré le texte comme insuffisant pour trancher (Jouve, 2001; Reuter, 2001). Dans le cas de Dragon, le recours au dernier critère, bien que non obligatoire, nous menait à consulter la biographie de l’auteur, Ray Bradbury, et à réaliser qu’il écrit généralement des textes

fantastiques. En d’autres termes, le troisième critère confortait l’interprétation selon laquelle deux époques se rencontrent, mais il n’était pas nécessaire de s’y référer pour retenir cette hypothèse.

Somme toute, les critères de validité permettent de considérer les interprétations proposées par les élèves du profil A comme les plus plausibles. L’hypothèse du dérèglement psychologique des chevaliers (profil B) arrive bonne deuxième par rapport à sa plausibilité : les élèves l’ayant proposée se sont appuyés sur quelques éléments du texte, mais en ont ignoré d’autres. Quant aux interprétations des élèves des profils C et D, elles ne peuvent être validées par aucun critère parce qu’elles s’éloignent trop du texte. En contrepartie, rappelons que les élèves rencontrés sont des lecteurs en apprentissage et que les inférences à effectuer pour arriver à l’hypothèse du voyage dans le temps étaient complexes (Giasson, 2007). Pour comprendre qu’il n’y a pas de balises de temps dans le texte, le lecteur devait notamment remarquer les choix lexicaux de l’auteur pour décrire la lande au début du texte, qui convergeaient vers une ambiance fantastique. Il devait également porter une attention particulière au passage suivant : sur cette terre ingrate, le Temps n’existe pas. Or, pour certains élèves, ces segments ont pu sembler banals et passer inaperçus. Pour déduire que le train voyage dans le temps, il était pertinent de se pencher sur la dernière phrase du texte dans laquelle le narrateur raconte que le train disparait à tout jamais. Il est tout à fait normal que des élèves aient simplement compris de cette finale que le train ne reviendra plus, sans pousser la réflexion plus loin, et ce, surtout s’ils ne l’ont pas liée à d’autres éléments du texte. Si chaque passage, considéré indépendamment des autres, pouvait sembler anodin, c’est plutôt la combinaison des indices du texte qui permettait de construire une interprétation plausible, d’où la difficulté.

Pour ces raisons, le texte soumis, qui est à priori une nouvelle réticente, s’est aussi révélé une nouvelle proliférante pour les élèves. La réticence s’explique par la saisie de l’intrigue qui n’était pas immédiate, l’auteur ayant usé de tactiques pour semer le doute chez le lecteur (Tauveron, 2001). En effet, Bradbury a inséré tout au long du récit des caractéristiques ambigües pouvant référer autant à un train qu’à un dragon. Ce défi de compréhension a provoqué un défi d’interprétation pour les apprenants : Pourquoi un train se retrouverait-il à l’époque des chevaliers? Les chevaliers en sont-ils vraiment? Le texte se déroule-t-il réellement à deux époques différentes? Dans les faits, la nouvelle Dragon s’est donc avérée un double défi de

Pour les élèves qui ont compris que l’histoire impliquait un voyage dans le temps ou un mélange d’époques (profil A), la mobilisation d’inférences créatives (Giasson, 2007) permettait d’imaginer de quelle manière (grâce à quel dispositif) le train voyageait dans le temps. Cette réflexion n’était pas essentielle pour comprendre le texte, mais intéressante dans une optique d’approfondissement. Comment le train procède-t-il pour changer d’époque? Y a-t-il des rails sous le train? Le train en était-il à son premier voyage dans le temps? Ces questions, posées à certains élèves du profil A, leur ont permis d’exercer leur créativité pour visualiser certaines scènes, les lecteurs entretenant un lien unique avec le texte (Rosenblatt, 1978). Aller au-delà du texte a donc été rentable pour certains élèves du profil A : leurs réponses aux deux questions d’interprétation analysées se sont révélées plus précises et plus développées que celles des autres élèves de l’échantillon. Même remarque pour quelques élèves du profil B, qui ont proposé des pistes intéressantes par rapport à l’état psychologique des personnages. En effet, les hypothèses selon lesquelles les deux combattants étaient schizophrènes ou extrémistes, par exemple, témoignent de certaines connaissances sur le monde, plus précisément en psychologie du comportement. Les lecteurs classés dans le profil C sont eux aussi allés au-delà du contenu du texte, mais ils ont comblé certains vides par des informations qu’ils ont extrapolées, ce qui a créé une rupture entre les éléments du texte et les éléments hors texte. Leur hypothèse pouvait donc être contredite par certains passages du texte.

Inversement, d’autres élèves des profils A et B se sont plutôt limités à ce qu’ils trouvaient dans le texte. Ils auraient gagné à étoffer davantage leur interprétation, mais ont plutôt agi de manière prudente pour s’assurer de ne pas induire du texte des informations superflues. Même constat pour l’élève du profil D, qui a tenté le plus possible de demeurer fidèle au contenu du texte. En résumé, les deux postures d’interprètes proposées par Helder et al. (2013) ont été observées chez les lecteurs rencontrés. Tous les adolescents du profil C s’apparentent à des elaborators (qui tendent à sortir du texte) tandis que l’élève classée dans le profil D est plutôt un paraphraser (qui souhaite demeurer fidèle au contenu du texte). Pour ce qui est des profils A et B, ils incluent à la fois des lecteurs qui tendent vers l’élaboration que des lecteurs qui tendent vers la paraphrase.