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Chapitre 2 : Participation-observante d’un larp

2. Enjeux disciplinaires de l’étude de cas

2.3. Rôle, steering, et métaréflexion

Si l’outil de Kemper (2018, 2020) est positionné entre une posture de recherche, de jeu, et d’introspection, il semble que cela soit partiellement dû au recoupement de ces sujets, comme

nous l’avons vu dans le chapitre 1. Les outils conceptuels du larp comme les cycles d’action (Saitta, Koljonen, Nielsen, 2020) et la métaréflexion (Levin, 2020) permettent une compréhension des processus par lesquelles on joue un jeu de rôle en larp, mais peuvent aussi ouvrir des voies à une compréhension différente du travail auto-ethnographique. Dans l’observation d’un larp, par exemple, il est commun d’effectuer une action de steering (Montola, Stenros, Saitta, 2015) pour générer des situations plus dramatiques, mais il est aussi possible de le faire pour générer des situations d’observation intéressantes. C’est ce qui arrive lors de Legion, puisque j’ai saisi l’opportunité pour mon personnage de mourir dans l’objectif de pouvoir observer les coulisses du larp en retournant à la base hors-jeu.

En préparation du larp, il est possible de favoriser une situation périphérique, à la fois en participation totale et « ordinaire » dans la pratique du larp, afin de mieux l’observer. Kemper (2018, 2020) recommande d’entrer en contact avec l’organisation pour aménager son personnage de façon à ce qu’il serve des objectifs de transformation : retirer un thème de jeu, en ajouter un, créer de nouvelles relations. Je n’ai pas senti le besoin d’entrer en contact avec l’organisation pour Legion mais ma préparation m’a permis d’imaginer un personnage avec peu de responsabilités dans la fiction collective peut représenter un poste d’observation moins chargé mentalement, avec plus de distance. J’ai donc choisi d’incarner mon personnage d’officier avec une attitude solitaire et froide afin d’obtenir davantage de moments de solitude propices à la réflexion. La personnalité du personnage n’ayant pas été définie par l’organisation, j’ai pu donner libre court à mon interprétation.

Durant le larp, le cadre de la métaréflexion (Levin, 2020) permet de participer de façon « ordinaire » au larp tout en dirigeant son expérience de jeu avec ses propres objectifs. C’est ce que j’ai fait par exemple en prenant le risque que mon personnage meurt, dans l’idée que cela m’amènerait à voir des coulisses de l’organisation de Legion. Et c’est ce qu’il s’est passé. Ce processus rappelle le Paradoxe du Comédien de Diderot tel que décrit par Henriot (1984 : 151-152) : s’il dit « je joue », est-il en train de jouer, pris par la passion du jeu ou est-il lucide de ce qu’il fait ? Il y a différentes formes d’engagement dans un larp, mais la perspective de Levin (2020) permet d’expliquer pourquoi dire « je joue » peut faire partie du processus de jouer.

Afin de favoriser la métaréflexion durant mon expérience du larp, j’ai utilisé la méthode proposée par Kemper (2018)53. Il s’agissait d’un travail de préparation des attentes en amont, de tenue de journal durant le larp, et de débriefing en aval. J’ai effectué la première partie, et préparé mes attentes pour mon expérience globale du larp ainsi que pour mon personnage, tout en favorisant la création d’un lien entre mon identité et celui-ci. Je m’étais préparé à ce que mon personnage tienne un journal durant le jeu, mais durant le larp, je me suis aperçu que mes temps de pause ou de recueillement entraient dans les moments de solitude qui constituent une part du larp, et malgré ma préparation, je n’ai pas tenu de journal. L’écriture manuscrite et la tenue d’un journal sont éloignées de mes pratiques, et il me semble que cela conduisait à ajouter à mon expérience de participation-observation auto-ethnographique une charge mentale qui dépassait une limite après laquelle je n’aurais plus su participer confortablement. Après le larp, pris par ma situation personnelle d’étudiant et une suspicion de COVID-19, je n’ai pas terminé l’exercice proposé par la méthodologie de Kemper.

L’hypothèse qui a guidé ma façon d’utiliser ces outils de jeu pour Legion est qu’en aménageant une certaine liberté, un espace de respiration au sein du larp et de mon rôle, j’aurais davantage le temps et l’énergie d’observer mon objet et de m’observer en son sein. Cette posture était critique pour Legion, étant donné la pression physique que le dispositif met sur les joueur·euses. Utiliser des techniques du larp pour la recherche n’a pourtant rien d’étonnant. Comme le relève Cazeneuve (à paraître), ce n’est pas une coïncidence que le mot « immersion » revienne à la fois dans l’engagement dans une œuvre de fiction comme les larps et dans l’ethnographie en participation-observante. Si dans le premier cas il s’agit d’une posture (« mindset ») et dans le second d’une méthode, il y a la possibilité d’utiliser la posture comme un laboratoire méthodologique qui profite à la méthode. Cela peut sans doute être généralisé au recours à des compétences issues du loisir observé, à des fins d’aménager pour l’ethnographe une position de participation-observation intégrée mais sécurisée, offrant un espace de respiration mentale.

Ainsi il s’agit également d’une recherche de méthode. J’adopte une posture exploratoire de participation-observation auto-ethnographique instrumentalisant le processus de métaréflexion pour influencer mon jeu par ma recherche. C’est une méthode qui semble sur mesure, conçue

53 On trouve plusieurs méthodes qui facilitent la métaréflexion dans le Knutebook 2020 : l’article de Levin

(2020), la schématisation de Saitta, Koljonen et Nielsen (2020), et une nouvelle version de la méthodologie de Kemper (2020). Cet ouvrage n’était pas paru quand j’ai fait mon terrain.

en fonction de ma propre façon de réfléchir et de me positionner dans la communauté. Il est toutefois possible que mon manque de connaissances théoriques sur les méthodes d’observation m’ait amené à des conclusions déjà théorisées par ailleurs.