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Chapitre 4 : Participant·es de Legion et leurs attentes

1. Qui participe à Legion et pourquoi ?

1.2. Nos parcours et motivations d’inscription

Margot, Victor et moi correspondons aux grands traits de ce portrait global : entre 30 et 35 ans, ayant environ dix ans d’expérience en larps, ayant déjà fait des larps internationaux, et s’étant inscrits à Legion seul·es. Elle est enseignante, lui est employé, ce qui est moins commun parmi les joueur·euses, mais il fait de la reconstitution historique médiévale, ce qui le rapproche de certain·es.

Bien que nos profils correspondent globalement à ceux des autres joueur·euses et qu’il soit attendu une « quasi reconstitution historique » (Margot, entretien joueur·euses), nous avons été étonné·es de la présence du public attiré par la reconstitution militaire. Si j’ai pu noter 11 passionné·es de reconstitutions et 4 mentions d’un intérêt pour la thématique « militaire », il y a également 6 personnes qui sont des policiers, civils travaillant pour l’armée ou ayant mentionné avoir fait leur service militaire. Margot m’a fait part avant l’événement de son impression d’une recrudescence de personnes liées à la thématique militaire. Durant l’événement, j’ai cherché à confirmer ou infirmer cette impression sans succès. La teneur de l’échange à ce sujet lors de l’entretien m’a désarçonné et j’ai discuté cette impression :

Margot : Non, mais c’était aussi son premier GN celui-là. Il y avait un certain nombre de premiers joueurs. Il y avait des tarés de militaire…

Michael : Est-ce que tu as parlé à des « tarés de militaire » ? Parce que j’ai parlé avec des militaires ou des policiers… Euh… Mais ils m’ont pas servi d’argument « expérience militariste »…

Margot : Non non. Moi non plus mais tu sais qu’ils ont été attirés là par ça, quand même. Victor : C’est ça.

Michael : Voilà. Moi en tout cas, je ne l’ai pas constaté dans nos discussions.

Margot : Au moins par ses réseaux, ou tu vois ce que je veux dire ? C’est pas forcément cette raison qui les a fait venir.

Michael : Franchement, j’ai essayé de les interroger, je vais continuer, et… je pense que… il y a une manière de dire… qui n’est pas « ils ont été attirés là par ça », à mon avis. Mais je ne suis pas certain, c’est vraiment quelque chose que j’explore.

Victor : C’est un cadre, qu’ils cherchent. Et là le cadre de l’armée est juste parfait pour un ancien militaire, il est juste projeté dans quelque chose qu’il a déjà vécu. Donc pour lui, c’est une expérience semi-nouvelle. Il a déjà été dans l'armée, il sait ce que c’est la discipline, là il a juste le rôle de quelqu’un qui est en 1917. 1918. Et on lui donne certains des codes qu’il a déjà.

Ce sentiment que certain·es participant·es aient rejoint Legion avec une posture de reconstitution historique plutôt que de jeu de rôle a perturbé Margot. Cela a aussi été remarqué par Vávrová, en particulier suite à la vidéo de LindyBeige.

Nos trois parcours d'inscription et motivations sont proches. Margot a repéré Legion depuis le lancement des sessions internationales en 2016, sans pouvoir y participer puisque les dates concordent rarement avec les vacances scolaires. Dans nos milieux associatifs liés au larp, nous connaissons de nombreuses personnes qui ont déjà « fait » Legion, qui « sont légionnaires » et qui ont déjà affiché une photo de profil Facebook en costume. Notre première rencontre avec Legion est une confrontation avec son esthétique globale au travers d’échanges sociaux de photos des sessions précédentes. C’est une promesse visuelle d’authenticité, qui passe par des costumes, un paysage naturel enneigé et la promesse d’une épreuve physique, tout en jouant le rôle de soldat·es loin de leur patrie.

Victor : En fait c'est de fil en aiguille, c'est « ”tiens, t'as vu ce GN-là, mais c'est des grands malades mentaux »”, « “ah non non, mais moi j'ai encore mieux sous le bras, regarde”. Et on m'a montré Legion. Je fais “mais c'est pas possible... Légion mais c'est pas un GN…”, “Si si c'est un GN que, tu verras, si tu le fais c'est vraiment une expérience à vivre”. [...]

Michael : On t'a montré quoi... ?

Victor : Les photos. Les photos et on m’a aussi raconté... l’expérience. C'est euh... C'est des termes très crus, “c'est… violent, c’est dur, c'est... tu vas en chier”. Voilà. C'est... On te prépare déjà psychologiquement, en même temps tu te dis... “Nan, c'est pas si terrible que ça…” (rires partagés) “j'ai déjà fait des GN... j'ai déjà porté une armure de 15 kilos sur un champ de bataille et j'en suis pas mort”. (entretien joueur·euses)

Type de photos partagées sur les réseaux sociaux & première photo du diaporama du site web Legion international

La surprise provoquée par cette esthétique globale peut s’expliquer par la nouveauté d’un larp itinérant et « hardcore », qui mette la pression sur les joueur·euses. Le bouche à oreille qui amène à présenter ce larp contribue à valider qu’il s’agit bien d’un jeu, d’un jeu de rôle, et qu’il mérite d’être vécu. On peut supposer que Margot et Victor ont comme moi regardé la partie informations pratiques du site web pour vérifier rapidement que le prix et la date leur étaient accessibles. Cela implique que les détails de l’histoire fictionnelle passent au second plan, bien que les images donnent une idée générale de l’époque. Comme le reste du groupe, l’aspect physiquement difficile du larp est l’un des éléments qui les séduisent le plus : « Parce que t’en as peu en France. En tout cas pas énormément des GN Hardcore, enfin comment dire dans la palette… T’as BCB, Canal Historique, c’est au mois de février, j’ai toujours cru que ces gens-là étaient fous mais maintenant je me dis… » (Victor, entretien joueur·euses). Il y a un aller-retour entre le rejet d’un jeu qui pourrait consister en une épreuve d’endurance, telle qu’elle est décrite sur le site et en bouche à oreille, et l’envie de se tester à l’aune de cette épreuve, tout en étant rassuré·es par le fait que c’est qualifié de jeu, que ce sera avec un certain nombre d’autres larpers non entraîné·es, et que d’autres l’ont déjà vécu.

Et donc il y a des super belles photos comme ce qu’on a vu, quoi. Et [...] j’avais juste lu : c’est une armée bloquée quelque part qui sont coupés du reste de leur armée, tu vois, j’avais pas du tout lu le côté historique avec l’histoire de la Légion Tchèque qui était intéressante. “Et vous allez jouer 2 jours à faire de la marche dans la neige et essayer de rejoindre vos compagnons / camarades et c’est la merde, il y a de l’action et tout…” J’ai vu ça, j'ai fait, putain, déjà j’ai trop envie de faire du GN international, et celui-là il a l’air bien Hardcore comme j’aime et donc j'ai fait un statut Facebook en disant… en partageant la publication sur la page de Rolling en disant “putain c’est trop ouf, il y a pas des gens qui veulent venir ?”. Je fais un gros bide. Parce que j’ai 3 commentaires de merde de personnes, ça intéresse personne et voilà. Je me dis “j’en ai rien à carrer” (Margot, entretien joueur·euses)

Les images et le texte promettent des intrigues très « drama ». C’est confirmé lorsque l’on reçoit les fiches de personnages dont les intrigues comportent des émotions d’amour, d’amitié, de loyauté, et donc de cœurs brisés, de trahisons, de dilemmes. Une personne ayant déjà participé à des larps a appris à les identifier, à imaginer plus ou moins la charge cognitive que cela représente de maintenir la posture de jeu de rôle dans ces conditions. L’idée de se mettre en posture de jouer dans les conditions perçues pour Legion, semble être interprétée comme extrême. La recherche d’une épreuve extrême ou intense, une expérience qui ne soit pas « fun » est cependant commune dans les larps. Montola (2010) compare ces expériences négatives, vécues comme positives, aux sports extrêmes ou aux films dramatiques comme La Liste de Schindler.

Les images comportent l’autre ingrédient majeur d’attractivité du larp, le panorama et sa météo. Le paysage réel, vaste, et changeant au fil de l’itinérance est un atout puisqu’il existe peu de larps de ce genre, notamment parce que cela nécessite une organisation complexe. Margot ramène cet élément à la promesse d’authenticité visuelle vis-à-vis de la situation de fiction historique, qui implique également le prêt des costumes :

Moi je sais pourquoi [j’ai eu envie de faire Legion], c’était un GN itinérant, GN marche voilà, et je suis hyper branchée immersion visuelle donc aller jouer dans la nature avec des costumes fournis, mais tu vois avoir un vrai truc qualité visuelle ça me branche. (Margot, entretien joueur·euses

L’épreuve physique et émotionnelle ainsi que l’immersion visuelle sont les premières caractéristiques perçues pour Legion, mais le larp est une activité sociale, ce qui conditionne une partie des motivations à s’inscrire. Bien que Victor se soit inscrit d’abord et a proposé ensuite à d’autres lors d’un pot mensuel autour des larps, il semble important pour Margot comme pour lui de se lancer dans l’expérience avec des personnes connues ou venant de la même culture de jeu. Celle-ci souligne son soulagement quand la conversation Messenger a été créée : « j’étais contente qu’il y ait quand même des gens avec qui le faire… Je pense que c’est cool de partager l’expérience, aussi, d’être plusieurs français ou plusieurs… pour pouvoir se revoir après » (Margot, entretien joueur·euses). Un aspect positif pour elle est de pouvoir discuter après le larp avec des personnes ayant des références communes, faisant partie d’une communauté déjà existante et connue.

Et je me suis inscrit, tout seul. Au départ, j'en ai parlé à personne, et vas-y, j'y vais, je le tente. Et quand j'ai été pris en sélection, j'ai annoncé... il y a eu une réunion des GNistes sur Rennes, je l’ai annoncé : « ah, je fais un GN qui s'appelle Légion et tout » et là [Erwan] en entend parler,

et ça l'intéressait, il s'est inscrit sur le site internet et il a été sélectionné. (Victor, entretien joueur·euses)

[Des amis] y sont allés et ils sont revenus en mode « ah c’était trop cool, c’était un truc de ouf ». Je les ai détestés parce qu’ils m’avaient foutu un gros vent au moment de l’inscription. J’y vais toute seule. [Et quand] je dois me désister, ils y vont. (Margot, entretien joueur·euses)

La volonté de faire un larp international, au-delà de l’envie d’appartenance au groupe des personnes ayant « fait » Legion, peut impliquer une motivation implicite de production de capital social. Notre session étant la 9e internationale, le facteur de nouveauté a été minime, mais il y a tout de même un accomplissement supplémentaire à avoir participé, qui plus est à un larp original, dramatique et excluant par l’épreuve physique qu’il représente. Ces motivations peuvent être expliquées par les engagements de Caïra (2018) : un engagement ludologique hors-partie, celui de découvrir une nouvelle forme de leur loisir, ainsi qu’un engagement social envers les participant·es passé·es ou présent·es.

Pour Margot, qui s’est déjà rendue à Knutepunkt et devait s’y rendre en 2020, l’attraction de Legion vient justement de la nouveauté pour elle que représente la participation à un larp international, comme c’est le cas pour une partie des autres participant·es et moi-même :

L’épreuve d’endurance de Legion me repoussait un peu en 2016. Au fur et à mesure des photos de profil Facebook typiques des portraits de Legion, le larp est devenu une destination « incontournable », et j’ai voulu voir de quoi il en retournait, à quoi ressemblait un larp international rôdé, et comment se jouait la tradition tchèque. (Michael, notes a posteriori) Et c'est aussi l'attrait de la nouveauté, je pense, tu vois. C'est un GN historique. Moi j'ai plus l'habitude de faire des Med-fan. Ça ou du Post-apo. Et euh... Et là c'est un GN historique et tu regardes, je fais beaucoup de GN historiques en ce moment, j'ai fait le GN Pour la France, j’explore ma palette de thèmes et de… variations sur le GN. (Victor, entretien joueur·euses)

La diégèse de Legion séduit naturellement ce diplômé d’histoire qui fait de la reconstitution médiévale. Mais cela va aussi dans le sens d’un engagement ludologique (Caïra, 2018), celui d’expérimenter de nouvelles formes de larps, lui qui est habitué des larps traditionnels (« Med- fan » ou « Post-apo »), et qui a commencé récemment à pratiquer des larps Romanesques (« Pour la France »). C’est une exploration similaire pour moi, qui apprécie de découvrir la variété des larps, avec un intérêt continu pour les spécificités régionales et les traditions spécifiques.

Il y a également eu des freins. Plus contraignant que la crainte de l’épreuve physique, il y a les facteurs logistiques. Pour Margot, ce sont les dates qui ne concordent pas avec les vacances scolaires et le prix qui l’ont amenée à annuler la seule session à laquelle elle pouvait participer

il y a quelques années. Le coût que représente la participation au larp a été un frein pour nous trois. Ces investissements se font en deux temps : au moment de l’inscription, généralement bien en amont du larp, puis juste avant le larp dans le cadre de la préparation. L’inscription est de 250€, et s’ajoute aux frais de voyage, logement, matériel de randonnée dans le froid, accessoires pour le costume, etc. qui ont coûté à chacun·e en moyenne 225€ de plus. Soit un coût total de près de 500€ pour un événement de quatre jours à l’étranger, avec certains coûts comme le logement qui ont pu être mutualisés.

Ça m’a déjà foutu à découvert [l’inscription] des GN, et de vraiment me dire « c’est chaud et tout », mais c’est passé : [l’inscription] était il y a un an, en moyenne [...]. Je suis plus dans la merde pour les GN que je suis en train de payer maintenant, tu vois. Du coup souvent c’est un peu oublié. Mais ce qui est pas oublié c’est les frais que tu fais au dernier moment pour le jeu. C’est t’acheter un accessoire, aller payer, tu vas là et puis… Pareil le billet d’avion, je l’ai payé il y a longtemps, il y a des trucs à payer en plus. Donc oui clairement ce jeu il est… À la fois je fais un week-end à Prague en même temps, tu vois, je reste 3 jours derrière donc… (Margot, entretien joueur·euses)

La préparation à un larp non-minimaliste implique la lecture des documents de jeu. Nous développerons ce que ça implique d’apprentissage plus loin, mais cela constitue un frein. Au niveau linguistique, l’idée de lire des documents détaillant une histoire étrangère dans une langue étrangère peut bloquer des participations avant même de considérer jouer dans cette langue. Au niveau historique, j’étais ignorant de cette partie de l’histoire d’Europe centrale, comme d’autres joueur·euses français·es : « Tu vois, la plupart des français qui viennent à Légion, avant d’aller à Légion, la fuite de la Légion Tchèque vers Vladivostok, ils ont jamais entendu parler… » (Victor, entretien joueur·euses). Cette ignorance a été mise en exergue lors des questions historiques dans le questionnaire d’inscription et a ajouté à mon anxiété de n’être pas prêt, à plusieurs niveaux :

En plein milieu de mes études et projets en indépendant, la centaine de pages de documents à lire pour se préparer au GN m’intimide et, sans me décourager, me détourne de ma préparation et joue sur mon anxiété de ne pas avoir le temps d’être prêt, à la fois pour participer et pour observer le jeu63. (Freudenthal, carnet de notes)

Cette lecture fait partie de la communication entre participant·es avant le larp. Si l’organisation envoie des informations et répond aux questions, la communication entre joueur·euses peut constituer une motivation sociale pour le larp. La conversation Messenger démarrée par Victor a permis d’échanger des informations logistiques et de mutualiser certains

coûts. Le groupe Facebook a permis de se présenter, de se faire une idée des personnes avec qui nous allions marcher et de partager sa préparation.

Cette partie a montré nos motivations explicites pour participer à Legion. Certaines sont spécifiques à ce larp, influencées par sa communication et le bouche à oreille, d’autres plus génériques à n’importe quel larp. Il y a toutefois dans l’entretien avec Margot et Victor une analyse pointue et globale qui révèle des attentes plus implicites, qui affectent tout autant l’expérience du larp.