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Chapitre 4 : Participant·es de Legion et leurs attentes

2. Réponses à nos attentes et critiques de Legion

2.2. Aspect visuel de la participation et des attentes

La forteresse, justement. C’est… Le poste télégraphique. Il y avait une pauvre tente accrochée à des poteaux. En fait on était dans la… Dans une zone où ils coupent les arbres pour laisser

passer le fil électrique. C’est pour ça que c’était entièrement dégagé. Là où il y a eu une grosse attaque, en pente. Là où le camp était en pente et tout le monde se cassait la gueule. (Victor, entretien joueur·euses)

Notre déception à propos de la scénographie du larp porte non seulement sur les campements aménagés (principalement des tentes, des feux de camp, des bancs et tables) mais aussi sur les lieux visités et le parcours. On nous avait parlé de l’église en ruine, moi j’avais en tête le petit village abandonné de la bande annonce et le panorama était moins impressionnant que sur certaines photos, ce que Vávrová confirme : le lieu actuel est moins beau que les précédents. Au niveau du parcours, il y a une déception d’être passé·es par des routes goudronnées et d’avoir croisé des personnes qui ne faisaient pas partie du larp.

Passé dans le village [habité], tu te dis : « c’est dommage », c’est pas énervant, tu te dis « c’est dommage ». La première fois que j’ai croisé une voiture, on venait juste de rejoindre l’escouade Novak [au début du larp]. On s’est suivies parce qu’on avait les cartes, et à un moment on arrive sur la route. Sauf que par exemple, moi j'ai fait BCB [le GN Berry Champs de Bataille]. C’est… 700 hectares mis à disposition du GN. Si tu arrives sur une route, c’est qu’il y a un problème, c’est que t’es sorti·e des limites. Généralement la route, elle marque la délimitation entre, tu vois, le monde des moldus et le monde du GN, quoi. Et j’ai eu ce réflexe en fait, je me suis dit : « ah ! c’est pas la bonne route en fait, on a pris un mauvais embranchement. » Et quand je les ai vus dire « faites une seule ligne et on marche bien à gauche », je fais « ah merde ». (Victor, entretien joueur·euses)

Il y a un sentiment de rupture des frontières de l’activité ludique, notamment « l’arène », limite spatio-temporelle selon Stenros (2014). Elle a un effet sur le sentiment de sécurité et de frivolité prévu dans le contrat social du jeu, par la déception des attentes et la présence d’observateur·trices ne faisant pas partie de l’accord initial : « On sait pas si c’était des PNJ ou des gens des locaux qui faisaient leur footing (rires) » (Victor, entretien joueur·euses). Il précise ensuite :

Victor : Après, les Tchèques, les moldus tchèques sont plutôt réservés. On n’a pas eu d’appels de phares comme j’ai eu à BCB ou de voiture qui s’arrête et qui demande carrément ce qu’on est en train de faire, si on n’est pas en… On fait pas un tournage de film. Bon, là ça détruit un peu l’immersion. Là ils nous ont regardés avec des petits sourires en coin, ou carrément ils nous regardaient pas.

Margot : Ils me regardaient les gens dans les maisons... Victor : Oui oui. Moi je les regardais aussi.

Margot : Et ça me faisait marrer de voir leur réaction. Quitte à ce qu’à ce moment-là, toi tu sois sorti de ton truc [l’immersion], autant te marrer un peu… Mais nan il y a plein des défauts mais en même temps le contrat il est rempli. (entretien joueur·euses)

Une immersion visuelle était promise explicitement mais en plus du regard extérieur, il y a des voitures et villages modernes. Une expérience privée dans la nature était implicite au travers du récit photographique et parce que c’est commun en France, mais Legion par son

itinérance met en place des situations où des personnes extérieures peuvent observer le larp. La rupture est critiquée, mais toujours avec une perspective de production, le recul de personnes qui ont déjà organisé :

Victor : Ouais. Je pense qu’ils ont un énorme potentiel qu’ils exploitent pas à fond, mais vraiment pas. C’est… C’est dommage. On est passés 2 ou 3 fois dans un village, ça c’est dommage.

Margot : Alors que moi, pour avoir eu la carte sous les yeux, et il y a pas beaucoup plus de forêt, il était pas optimisé leur parcours. (entretien joueur·euses)

[Le GN itinérant] Transhumance, pour l’avoir organisé à plein de mois différents, c’est des critères qui n’ont rien à voir. Mais une fois à chaque prod, il faut que j’établisse un parcours. Idéalement, on veut partir du lieu où on dort... directement. Et sans croiser d’habitation ou le moins possible, c’est quasiment impossible, parce que le GN il a été écrit pour un lieu qu’on a plus eu après. Mais à part si t’as un chalet dans montagne c’est pas possible. Il a souvent été détourné en murder… (Margot, entretien joueur·euses)

Pourtant, d’autres parties du parcours avaient des éléments modernes. Le vendredi soir tard dans la vallée encaissée, le parcours était difficile, des roches pointues et humides saillaient au milieu d’un chemin exiguë et nos lanternes ne suffisaient pas toujours à chasser l’ombre qui les cachaient64. Ce chemin était bordé de barrières en bois lisse et moderne, pourtant la faible lumière et l’intensité du décor naturel rendaient facile de les ignorer. Cela n’empêchait pas les métaréflexions sans qu’elles soient des ruptures, plutôt des pensées fugaces dues à une posture contemplative :

Moi j’ai beaucoup aimé la vallée encaissée. Quand on a marché le soir et qu’il y avait les lanternes, avec l’eau, t’avais tout le temps le bruit de l’eau, tout le temps tout le temps tout le temps. Alors... J’ai eu une pensée totalement hors GN, je me suis dis : « si mon assureur sait ce que je fais, à 30cm d’un précipice, je pense qu’il résilie mon assurance dans les 3 mois ». (Victor, entretien joueur·euses)

Le parcours au travers de paysages enneigés est donc annoncé comme la scénographie du larp. On s'imagine un décor total, sans coulisses, auquel on confronte notre corps, qui fatigue et prend froid, et duquel on ne sort pas non plus. Cette attente se fonde sur une pratique existante dans les larps, parfois qualifiée d’illusion à 360° ou de larp en haute résolution (Stenros, MacDonald, 2020). S’il est admis que l’on peut prendre la décision de sortir du jeu (ce que Margot a fait), il est décevant que le dispositif contraigne à faire un effort pour suspendre son

64 J’ai été amené, dans le cadre de mon travail de participation-observation, à éclairer un tournant avec une

lanterne. J’ai glissé et me suis réceptionné douloureusement sur une roche saillante au niveau de la cuisse droite, me faisant ainsi un très gros bleu de travail.

incrédulité quand le décor naturel cède place à un décor moderne, et maintenir une posture de jeu de rôle quand des personnes extérieures peuvent observer.

Les compromis du larp en matière de parcours sont comparés à sa recherche de réalisme dans le matériel : costumes, répliques d’armes à feu faites maison, et balles à blanc. Le matériel constitue un costume à l’échelle individuelle, mais à l’échelle collective il fait partie de la scénographie, puisqu’il habille les corps qui serviront de décor à l’audience à la première personne des joueur·euses. Margot indique qu’elle aurait préféré des armes à feu moins réalistes, mais un parcours en pleine nature, que la scénographie est plus importante que le matériel. La cohérence de l’esthétique globale est critiquée, encore d’un point de vue de production.

Ouais… Tu vois quand on est arrivés, je me suis dis… T’as un peu l’impression que parce qu'ils ont des vieux uniformes et des belles armes et que le reste du temps t’es dans la neige dans une très belle nature, tout ce qu’il y a autour peut être merdique. (Margot, entretien joueur·euses) Michael : [...] ils ont une salle immense avec… Ils utilisent de la sono dedans. Ils ont un stock de costumes qui est… très très gros, ils ont énormément de matelas, de machins, de trucs, d’accessoires...

Margot : Ça c’est pas des trucs qui leur ont coûté chers, hein. Michael : … des fusils et pistolets…

Margot : Je pense que le plus cher pour eux ça a été les uniformes et les fusils. (entretien joueur·euses)

La gestion des costumes a été perçue comme contraignante, dans un objectif d’authenticité au niveau visuel, bien qu’aussi comme un refus de la part de l’organisation de s’éloigner des costumes prévus. Le costume de fourrures proposé à Margot le jeudi s’est avéré trop froid le vendredi et il a fallu qu’elle persuade la responsable des costumes de lui en donner un autre qui fasse toujours « trappeuse sibérienne ». De mon côté, j’ai dû accepter une casquette inconfortable et froide parce que c’était celle attribuée à mon personnage, avec un insigne militaire cousu dessus.

Ainsi la question qui est posée par les participant·es est : pourquoi la production privilégie- t-elle l’échelle du corps (costume, répliques d’armes à feu) à celle du décor (parcours, décor installé) ?