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Chapitre 2 : Participation-observante d’un larp

1. Question de recherche

Dans la première partie de ce mémoire, nous avons fait appel à des travaux de sciences du jeu, de philosophie, de sociologie, de sciences de l’information et de la communication, de l’art, de psychologie, de littérature comparée, d’anthropologie, de sciences de l’éducation… L’ouvrage Role-playing game studies, a transmedia approach (Deterding, Zagal, 2018), tentant de rassembler une variété de perspectives disciplinaires et de sujets liés au jeu de rôle, a d’ailleurs abordé les mêmes disciplines. La recherche que représente l’étude du jeu et du jeu de rôle qu’est le larp, semble donc nécessiter un corpus interdisciplinaire afin de considérer l’hétérogénéité de ses pratiques et traditions (Harviainen et al., 2018).

Le jeu de rôle, dans ses formes actuelles « sur table » ou « larp », est étudié comme une forme de loisir dont on pouvait observer les participant·es (Fine, 1983), une forme littéraire avec des spécificités (David, 2016), un potentiel outil d’apprentissage (Bowman, Standiford, 2015) qui peut encourager la motivation (Algayres, 2018). Sans pour autant aller jusqu’aux

débats qui ont agité les études du jeu vidéo (Zabban, 2012), les recherches sur le jeu de rôle oscillent entre l’étudier comme une forme de narration ou pour ses spécificités intercréatives (David, 2016). Les formes « d’immersion » (Calleja, 2011) ou d’engagement ludique (Caïra 2018) peuvent s’appliquer à l’expérience du larp (Kapp, 2013), mais l’incorporation propre à la forme du larp reste, à notre connaissance, un sujet ouvert mais peu étudié50.

Il constitue un sujet d’étude intéressant et vaste. L’implication du corps dans un larp offre une opportunité d’étudier sa présence dans un jeu de société analogique, de façon plus perceptible que lors d’un jeu de rôle « sur table » ou qu’un jeu de société traditionnel. Elle permet de questionner les particularités de la participation à une œuvre intercréative d’engagement dans la fiction ce qui pourra ouvrir des portes à la comparaison avec le renouveau de la participation dans des formes théâtrales, comme le « théâtre immersif » ou les « expérience immersives » récentes (Machon, 2013). Interroger le lien de cette participation avec l’apprentissage, finalement, permettrait d’explorer à nouveau un processus comparable à celui de l’apprentissage expérientiel (Kolb, 1984) mais dans une situation d’apprentissage informel (Schugurensky, 2007 ; Brougère, 2009, 2016) comme celle du larp pratiqué en loisir. Cette exploration semble d’autant plus actuelle à l’ère du divertissement, qui plus est avec l’intérêt toujours croissant pour l’apprentissage par le jeu.

Mon inscription à Legion, qui précède mon inscription au master Sciences du Jeu de l’Université Sorbonne Paris Nord, a constitué une opportunité pour ce faire. Legion (Rolling, 2016) est un larp historique et itinérant, qui raconte la marche forcée de soldats tchèque et de leur entourage en Sibérie afin de rejoindre leur légion puis la toute nouvelle République Tchécoslovaque. C’est un dispositif avec plusieurs caractéristiques intéressantes pour ce sujet : il est déjà éprouvé avec 26 sessions, dont 9 internationales ; la session internationale, en rassemblant des participant·es de pays variés, permet la mise en évidence des cultures de jeu diverses par leur friction sociale ; la thématique historique et réaliste offre un potentiel d’apprentissage explicite pour les participant·es, ce qui constitue une piste dont l’exploration permet de révéler des a priori entre larp et apprentissage ; et le caractère itinérant d’une marche pourra mettre en exergue la présence et l’influence du corps dans la participation. Afin de pouvoir étudier une situation de loisir, il était aussi intéressant que Legion ne se réclame pas un larp éducatif. La fiction de Legion est historique, fondée sur une intention d’authenticité vis-

50 Des pistes théoriques ont été proposées par Bowman (2017) pour voir l’immersion en larp au travers de

à-vis d’un moment important de l’histoire, et pourtant sa communication ne présente pas de rhétorique d’apprentissage ou de sensibilisation. L’allusion au thème historique du larp est dans le détachement : « [Legion] est destiné non seulement aux personnes intéressées par l’époque de la Première Guerre mondiale, mais aussi tou·tes les autres qui veulent faire l’expérience d’histoires fortes de personnes ordinaires51 » (site web Legion international, ma traduction).

Legion devait être le premier de deux dispositifs étudiés, avec Mission Together (Not Only Larp, 2020) qui est un larp de science-fiction qui raconte la préparation d’un grand groupe interplanétaire à la colonisation d’une nouvelle planète. Ce dispositif annonce explicitement entre autres les thématiques de la xénophobie et de la lutte des classes, mais les traite au travers d’une fiction parallèle, ce qui en fait une comparaison intéressante à Legion. Ce larp a été reporté en 2021 en raison de la crise sanitaire et mon travail de recherche constitue donc une étude de cas monographique de Legion, avec l’intention que la comparaison puisse se faire dans le cadre d’une thèse qui cette fois financerait les frais de voyage et de participation.

En amont de ma participation à Legion, ma préparation d’un état de l’art dans le cadre d’un projet de thèse m’a permis de développer, avec l’aide de mon directeur, les pistes de réflexion qui donnent lieu à la problématique de ce mémoire. J’ai pu faire la comparaison entre différentes méthodes d’observation ainsi que d’outils d’analyse, venant des sciences humaines ou de sources plus spécialisées sur le larp, afin de pouvoir créer la méthodologie de ce mémoire. Comme nous le verrons, vivre le larp en tant que participant ordinaire était un passage essentiel pour accéder à certains points d’analyse qui m’auraient échappés sinon. J’ai pu mener un entretien semi-directif au lendemain du larp avec deux français·es, donc avec qui je partageais un répertoire ludo-culturel commun dont je pouvais partir. Nous pourrons étudier en quoi cet entretien s’insère finalement dans la tradition de débriefing informel de larp. Le recueil de données venant des réseaux sociaux a permis de confronter les données de ma participation et de l’entretien au vécu des participant·es d’autres nationalités et cultures. Finalement, un entretien avec deux concepteur·trices du larp a permis de mettre en lumière certaines intentions et décisions qui restaient implicites dans le dispositif.

51 « It is aimed not only at those interested in the time of the First World War, but also at everyone who wants to experience strong stories of everyday people ».

Nous espérons proposer ici une étude de cas argumentée et complétée par ces différentes sources, avec comme fil rouge ma propre participation-observation et l’entretien semi-directif dans la tradition du débriefing de larp.