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En-jeu : mécaniques de simulation d’authenticité et de jeu dramatique

Chapitre 3 : Legion, un larp international, historique et itinérant dans le froid

1. Descriptif du dispositif

1.5. En-jeu : mécaniques de simulation d’authenticité et de jeu dramatique

L'esthétique globale de Legion vise à une authenticité de l’expérience historique, qui implique l’incarnation physique et visuelle de cette expérience, ainsi qu’une narration exagérément dramatique mais plausible historiquement. Les mécaniques de simulation, comme il peut y en avoir dans les reconstitutions historiques, ne sont pas forcément des moteurs ludiques. Dans le cadre de Legion, ces mécaniques font partie du dispositif global d’engagement dans la fiction historique, ce qui en fait des mécaniques contextuellement ludiques, donc à prendre en considération. Pour reprendre les catégories du site web, nous pouvons identifier les mécaniques de simulation physique (« physical play ») et de réalisme subjectif et politique (« visual accuracy » et « sexism, xenophobia »), ainsi qu’une mécanique dramatique du jeu prédestiné (« transparency and fateplay »), et quelques mécaniques spécifiques que j’ai pu observer.

La mécanique de simulation physique de la fiction historique est au cœur de Legion. Le larp se passe principalement en extérieur, il est organisé en hiver et amène les joueur·euses à marcher et grimper sur des collines battues par les vents, tout en transportant du matériel lourd, et surtout à rester la majeure partie du temps en extérieur.

Le parcours lui-même n’est pas extrême, il serait probablement qualifié de « difficile » en tant que randonnée : dénivelés faibles, 25 kilomètres sur deux jours, jamais plus de 4 kilomètres entre deux étapes, pas d’effort d’orientation (pour la majorité des joueur·euses). Durant notre entretien, Vávrová indique que c’est même un exercice relativement aisé pour les Tchèques, qui sont « more outdoorsy », ce qui a d’ailleurs amené l’organisation à arrêter les sessions « Relentless » pour le public international. Suivre les recommandations du Player handbook sur son équipement et la façon de se comporter lors d’une marche dans le froid devrait réduire l’inconfort de manière consistante, même par -10°C. Ce qui peut permettre de faire passer la marche de difficile à extrême, ce n’est pas seulement le parcours, les conditions météorologiques, ou le matériel (tenues inhabituelles, fusils, civières, lampes à pétrole...). Mais aussi le facteur ludique qui s’ajoute à l’épreuve : c’est un larp sur des sujets sombres, avec des moments de jeu physiquement et émotionnellement difficiles. La rudesse physique du larp existe surtout au travers du contexte dans lequel la marche se passe : le peu de temps de sommeil, les moments d’activité forte comme les combats, l’effort de continuer à jouer son rôle dans une situation d’inconfort, qui plus est avec des rôles incitant à la politesse, et

l’incarnation des émotions du personnage qui se retrouve dans des situations particulièrement dramatiques… Le concept de « bleed » issu du larp souligne un phénomène de porosité à double sens entre les émotions du personnage et celles de la personne qui le joue. Cela implique des situations évidentes dans l’incarnation, par exemple de jouer la fatigue du personnage alors que c’est le joueur ou la joueuse qui est fatiguée, mais aussi des situations plus étonnantes comme le développement de sentiments amoureux envers une autre personne, après avoir joué la romance. L’existence de cette porosité amène à souligner l’importance de l’histoire qui est jouée, quand on parle de simulation physique, d’impact sur le corps. L’absence de café durant le jeu est également rude.

L'inconfort du jeu provoque également des problèmes très intéressants dans le jeu lui-même: la capacité différente à supporter l'inconfort et le stress exacerbe la situation et en combinaison avec la courtoisie des personnages et l'histoire du jeu est probablement la cause des bleed très courants après la session. Cela nous amène à un point important. (Rapport d’activité Rolling 2018, ma traduction)

Sur le jeu de rôle de violence, Legion proposait la notion de « circle of hate », un cycle continu de violences psychologiques racistes, sexistes et interpersonnelles. Le dispositif a été conçu pour ça. Les personnages de Legion ont des groupes ethniques (tchèque, russe, slovaque), militaires (escouades), familiaux, politiques (pro-bolchevik, pro armée blanche) ou encore de valeurs (loyauté, honneur, etc.) qui s’opposent les uns aux autres, ainsi que des intrigues et des secrets qui les incitent à faire jaillir ces conflits et en créer de nouveaux. Le dispositif de jeu amène à la conduite de scènes dramatiques de conflits qui renforcent la tension et le stress. La simulation de la violence impliquant que des participant·es soient jeté·es au sol, souvent neigeux ou rocailleux, donne à ces conflits une réalité physique supplémentaire, bien que ça puisse aussi motiver à les éviter.

La simulation physique entre également dans la simulation historique qui, par ses libertés, vise davantage une authenticité ressentie qu’une recréation à l’identique. La difficulté de la survie historique des légionnaires dans le froid sibérien est représentée par l’itinérance du larp. Cela donne une authenticité à la fiction historique, à la fois dans les attentes et représentations que cela amène avant le jeu, une condition importante pour pouvoir participer, et dans le ressenti physique de la pression par les joueur·euses durant le jeu :

Très vite, nous avons également décidé que Legion se déroulerait en itinérance, au travers de plusieurs lieux, avec une demande physique et une difficulté plus importante que les autres jeux (accessible à un individu moyen, mais même si ce n'est pas un jeu pour tout le monde). Cela signifiait également plus de travail pour l'équipe de mise en œuvre et pour l'organisation du jeu

elle-même, mais nous ne regrettons pas cette décision - elle s'est avérée cruciale pour l'authenticité du jeu. (Rapport d’activité Rolling 2018, ma traduction)

L’authenticité de la fiction historique de la difficile marche sibérienne d’une légion est voulue également au niveau visuel, malgré quelques compromis logistique concernant le décor extérieur, comme le montre le texte du site web :

Legion: Une Histoire Sibérienne vise un assez haut niveau d’immersion visuelle : nous vous demandons de n’avoir aucun objet moderne (téléphone mobile, bouteilles en plastique) visibles durant le jeu. Cependant notre objectif n’est pas une reconstitution complètement historique ou une simulation militaire : les aspects historique et militaire sont un moyen, pas une fin en soi. Les costumes et les accessoires ne seront pas historiquement exactes. [...] il est possible que vous voyez des maisons modernes, ou que vous apperceviez des voitures, etc. Nous aurons aussi un ou deux photographes équipés qui vous accompagneront ; merci de les ignorer.59 (site

web Legion international, ma traduction)

Parmi les aspects marquants de cette mécanique d’authenticité visuelle, il y a le panorama. Des collines de forêts enneigées aux arbres droits et longs faisaient un décor majestueux pour un larp et un paysage naturel pour une marche. Legion promet donc un décor non pas réaliste mais réel, dans son aspect ordinaire de la neige plutôt blanche et à moitié fondue, de la boue pas trop profonde, et de ce que ça implique de concentration sur la marche à pied et de contemplation du paysage. La météo agit sur le panorama, au point que l’on souhaite et redoute le froid pour ce qu’il implique de neige. Chaque personnage costumé fait donc partie de ce décor, en harmonie avec l’esthétique globale, ce qui explique le prêt des uniformes. Les groupes d’officiers et de soldats de la légion, soldats prisonniers de guerre, infirmières, guides russes, et civil·es, sont clairement identifiables visuellement par leur style vestimentaire. Les soldats ennemis (bolcheviks ou tsaristes) sont identifiables par un brassard rouge ou blanc. Les armes à feu, pistolets pour les officiers, fusils pour les soldats, sont réalistes en apparence et en pratique : en bois et en métal, lourds, à charger avec des balles à blanc qui produisent un son important. Les sabres des officiers étaient en bois lors des premières sessions de Legion, et ont laissé place à des sabres en mousse expansée trop propres pour être totalement réalistes, mais qui le sont suffisamment.

59 « Legion: Siberian Story strives for a fairly high level of visual immersion: we will ask you not to have any modern objects (mobile phones, plastic bottles) visible during the game etc. However, our goal is not a full historical reenactment or military simulation: both history and the military feel are means to an end for us. Costumes and props will not be historically accurate. [...] it will be possible to see some modern houses, maybe glimpse cars, etc. We will also have one or two photographers with modern cameras going with the unit; please ignore them ».

La mort prédestinée d’un personnage (JV)

Adressé à un public international, notamment de pays nordiques, le site web donne une précision sur le genre des personnages : « aucun des personnages n’est non-binaire (même si certains ne se conforment pas aux normes du genre) » (site web Legion international), ce qui signifie qu’ils sont tous des hommes ou femmes cisgenres. Pour les sessions internationales « standard », le dispositif permet de demander de jouer un personnage du genre différent du sien, mais un effort est requis. Les joueuses qui jouaient des hommes à ma session portaient des postiches réalistes et se maquillaient pour accentuer certains de leurs traits. Pour les sessions « Relentless », jouer hors de son expression de genre n’est pas permis, parce qu’elles « visent un haut niveau d’authenticité ». C’est également le cas pour les sessions tchèques, qui n’ont simplement pas ajouté cette possibilité au larp original.

Cela montre aussi une volonté de construire une impression d’authenticité dans la fiction historique au niveau du comportement et des mœurs. Si le contexte physique rude et la fiction amènent à un comportement réaliste ou réel de froid, de fatigue, de vigilance, et de lassitude, il a fallu intégrer de nombreux comportements lors des ateliers. Se comporter en femmes, en hommes, en militaires, avec les valeurs nationalistes, racistes et sexistes de l’époque, semble important à l’organisation pour que le dispositif d’authenticité fonctionne. Parmi les mécaniques de simulation visant l’authenticité, il est intéressant de noter que certains rôles ont eu droit à des ateliers spécifiques : les guides et les artificiers. Pour les premiers, il s’agissait d’apprendre à lire une carte partielle, pour les second à allumer un feu d’artifice.

J’ai pas du tout un sens de l’orientation légendaire, mais comme du coup j’osais un peu plus aller faire chier les PNJ pour comparer avec leur carte, on s’est moins paumées quand c’est moi qui l'ai fait. (Margot, entretien joueur·euses)

La mécanique de « jeu prédestiné » est une façon pour l’organisation de contrôler le cours de l’histoire pour s’assurer que certains secrets et conflits éclatent au bon moment. Il s’agit de donner à un·e joueur·euse une information ou une consigne dramatique à suivre impérativement à un moment donné. Dans Legion, à l’image des légionnaires tchécoslovaques, les joueur·euses ont des Journaux intimes qui leur donneront ces indications sans intervention de l’organisation. Il contient un rappel synthétique de l’histoire et des motivations du personnage, des informations supplémentaires dépendant du rôle (les officiers ont la durée de chaque étape), et surtout des pages scellées par des gommettes : une page par étape. À chaque étape de la marche, les joueur·euses doivent déchirer la gommette suivante, et lire la page correspondant à l’étape. Chacune de ces pages contient le nom de l’étape, des suggestions de jeu qui peuvent être considérées comme la suite de la fiche de personnage (« I can not recognize this place. Where houses used to stand I can only see ruins and graves », Journal de Sergey), des « ordres » à suivre absolument (« Order: Olga game to me and asked me for help. I trust her completely and I will go with her », Journal de Sergey), et finalement un chiffre indique le niveau de danger que court le personnage en allant au combat, à interpréter au fair play. Ces suggestions influencent l’incarnation du rôle, et ces consignes permettent de fluidifier la mise en place de situations dramatiques, voire d’en provoquer qui n’auraient pas eu lieu autrement.

L’une des dernières préparations avant de prendre le bus est à mi-chemin entre l’atelier et la mécanique. Il s’agit d’écrire une ou plusieurs « dernières lettres » de son personnage. Elles sont écrites librement, ce qui amène la personne qui joue à s’interroger une dernière fois sur ce qui importe le plus à son personnage au début du larp. Elles doivent être confiées à un personnage proche du sien, pour qu’il les livre à titre posthume au personnage auquel elles sont adressées. Il est possible d’en écrire de nouvelles durant le larp. Ainsi, la mort d’un personnage a pour effet secondaire de générer une interaction entre deux personnages survivants qui lui étaient proches, et de livrer dans sa lettre des secrets ou des pensées qui n’auraient pas été résolues, ce qui contribue à nouveau à faciliter des situations dramatiques.

Dans sa fiche d’identité, parmi les mécaniques ludiques de Legion indiquées il y a « règles simples ». Cela représente des règles assez communes en larp pour représenter théâtralement un combat à mains nues entre deux personnes (se saisir au col pour s’accorder tacitement sur une chorégraphie et un niveau de physicalité), un combat à l’épée (un coup avec l’épée en mousse et vous êtes blessé·e, favoriser la beauté du combat à son efficacité), et un passage à tabac (la personne visée se met au sol et les autres l’entourent en cercle, l’insultent, et lui donnent des coups de pied au sol). Les règles de sécurité basiques sont également en vigueur.

La découverte progressive des étapes peut être comparée aux niveaux d’un jeu vidéo, ou aux salles d’un escape game : une architecture qui détermine quand certaines informations et certaines possibilités d’actions sont permises pour les personnes qui jouent. À chaque étape, des opportunités d’actions s’ouvrent : un espace physique (par exemple : une caisse de munition cachée derrière un arbre à la Trading station), des personnages non joueurs (un trappeur qui informe qu’il y a une caisse de munition dans cette zone), et les Journaux (une suggestion à explorer la zone).

Chaque personnage a un arc dramatique clairement défini et des intrigues sont préparées pour chaque personnage du jeu, ce qui à chaque arrêt donne des opportunités et aide les personnages de l'histoire à se développer. (Rapport d’activité Rolling 2018, ma traduction)

Finalement, il existe de nombreuses mécaniques en arborescences de choix simples, comme pour la mort de mon personnage : un personnage non-joueur va demander à Petr s’il lui fait confiance. Si oui, Kopecký gagne le combat, sinon, il meurt. L’existence de cette mécanique m’a été révélée au détour d’une conversation avec la personne qui incarnait le personnage non- joueur, parce que j’ai posé la question. Cela m’a été confirmé en entretien avec Vávrová et avec les documents internes qui récapitulent le travail des guides : il y a des décisions de

chemins à prendre pour la personne qui dirige la légion, des duels comme celui de Kopecký et de nombreux dilemmes de loyauté (famille, légion, cause, serment, morale…).