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Chapitre 4 : Participant·es de Legion et leurs attentes

3. Recherche d’apprentissages fortuits et tacites

3.3. Apprentissage non conscients et non auto-rapportés

L’apprentissage historique sur la Légion Tchécoslovaque était nécessaire au jeu, mais l’usage d’une liste d’apprentissages potentiels a montré qu’il permettait des connexions avec des connaissances géopolitiques liées à des expériences passées :

Michael : « Raising awareness », donc faire connaître un sujet ? Victor : Oui.

Margot : Ouais… La construction de la Tchécoslovaquie. En fait, je savais que… Je me souvenais d’avoir demandé à une période pourquoi… Parce qu’en fait quand je suis venue à Prague… C’est en quelle année qu’ils se sont reséparés ?

Michael : 1938…72

Margot : Oui c’est ça. Moi quand je suis venue à Prague j’étais toute petite et ça devait être en 1993 ou 1994, c’était assez récent et on avait des ami·es qui vivaient ici en République Tchèque. Et en fait je me souviens que… À l’époque les gens se trompaient tout le temps, ils disaient tout le temps « on va en Tchécoslovaquie », mais parce que c’était hyper récent en fait ! Et je me souviens que ma mère m’a expliqué : « ben en fait c’était un seul pays, et ils se sont rendu compte que ben il y avait deux peuples… » donc moi je suis restée sur une explication très simpliste donnée à une petite fille de huit, dix ans sur ce que c’était, pourquoi ils s’étaient séparés, mais c’est vrai que quand tu réfléchis, tu te dis « pourquoi ils se sont mis ensemble ? » et c’est ça qui est intéressant, c’est de se dire « bah ouais mais par rapport à la situation géopolitique, pourquoi tu choisis de prendre deux nations et de faire un pays quoi, enfin deux peuples et de faire une nation ».

La connexion à d’autres connaissances se fait naturellement dans la conversation, comme nous l’avons vu avec l’utilisation d’exemples tirés d’autres larps, ou de sujets annexes à Legion. Ici, la façon dont Margot lie un souvenir personnel à son expérience de Legion est d’autant plus intéressante qu’elle montre une compréhension de la problématique abordée intentionnellement par le larp : celle de la complexité d’une constitution d’un état commun aux tchèques et slovaques. Margot et Victor montrent une capacité de contextualisation et reformulation des connaissances géopolitiques et apprises autour du larp. Margot, dont le personnage russe ne lui donne pas de raison particulière d’en apprendre plus sur la politique tchèque de l’époque, montre d’ailleurs une capacité à faire le lien avec un donné par Victor, que le personnage slovaque devait absolument retenir :

Victor : Et résultat [Jakub] rejoint vraiment la Légion Tchèque par dépit et parce qu’il y a Stefanik qui appelle les Slovaques à coopérer.

Margot : Stefanik c’est le Masaryk Slovaque, c’est ça ?

Victor : Ouais c’est le bras droit. Et d’ailleurs à chaque fois que je parlait de Stefanik, à chaque fois on me le disait bien : « ah ouais, le suiveur »73. (entretien joueur·euses)

Victor a déjà eu à se défendre de ces attaques liées aux préjugés anti-Slovaques à propos du rôle historique de Milan Rastislav Štefánik. Cette capacité à contextualiser peut s’observer aussi lorsque Margot compare Legion au larp Nexus 6 : « Moi je jouais l’équivalent Slovaque, enfin j’étais de la minorité opprimée » (Margot, entretien joueur·euses), montrant sa compréhension de la place des slovaques durant Legion. Sur le même sujet mais moins explicite, la contextualisation a pu se faire par l’action du jeu de rôle de Victor. Celui-ci a fait suivre à son personnage un arc narratif qui partait du racisme appris en ateliers pour se

72 Cette date est erronée, elle correspond en fait à la dissolution de la première République Tchécoslovaque.

La date recherchée par Margot est bien 1993. Ma confusion vient d’une première séparation en 1939, dans le contexte de la 2nde Guerre Mondiale.

rapprocher progressivement d’opinions politiques un peu plus égalitaires, en raison de sa romance avec le personnage russe de Margot :

Donc au départ, je me foutais de la gueule des soldats tchèques qui sortaient avec des Russes. Je fais genre « aucun goût, les gars, aucun goût ». Et à la fin c’était « ah ouais… les femmes russes… c’est quand même bien… elles sont jolies ». (Victor, entretien joueur·euses)

Victor retient ainsi certaines opinions de son personnage au travers de leur évolution durant le larp. La plupart des connaissances proposées par le larp restent simplifiées, décontextualisées du présent et partielles puisque orientées vers l’objectif de jouer au larp. Ainsi, mon utilisation d’une date erronée dans une citation précédente, vient d’un sentiment de familiarité plutôt que de la connaissance que j’avais cherché à apprendre lorsque j’ai retenu cette date. Ce sentiment peut avoir une influence sur l’idée du larp comme intrinsèquement éducatif ou favorisant l’empathie. Brougère (2014, p. 174) en parle pour la confrontation des connaissances autodirigées apprises pour un voyage avec le voyage lui-même :

Mais en approfondissant ce sentiment de familiarité à la fin du voyage, je mets en évidence dans le Journal « le fait d’avoir vu, d’avoir senti et ressenti, d’être venu. Il y a quelque chose de charnel, d’incorporé dans cette connaissance qui associe des images, des sentiments aux éléments plus objectifs, aux informations ». Il en résulte l’importance du corps dans cet apprentissage, un regard situé, incorporé et sans doute la mobilisation d’autres sens que la vue. (Brougère, 2014, p.174)

Le corps d’une personne qui joue un larp se promène dans un espace physique qu’il peut observer et toucher mais qui ne correspond pas nécessairement aux connaissances qu’elle a apprises pour s’y préparer. La promenade du corps s’effectue au travers de l’interaction sociale avec les autres personnes qui jouent, mais elle n’explique pas seule cette similarité entre la situation touristique et ludique du larp. Le déplacement lors d’un larp est celui des participant·es, qui utilisent leurs corps pour incarner leurs personnages, qui représentent des nœuds de connaissances nécessaires et optionnelles. On peut considérer aussi qu’il y a un déplacement mental durant un larp, celui de la boucle métaréflexive que l’on a vu aller de joueur·euse à personnage et inversement, parfois en prenant des détours. Cette posture rappelle celle du chercheur ou de la chercheuse en immersion sur son terrain.