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Chapitre 2 : Participation-observante d’un larp

2. Enjeux disciplinaires de l’étude de cas

2.2. Auto-ethnographie

La perspective auto-ethnographique répond au moins partiellement à ce besoin de se situer, en tant qu'ethnographe également, au sein du paysage qui est observé. Il s’agit de s’inclure dans l’objet qui est observé, de prêter attention à la manière dont l’objet observé et la personne qui l’observe s’affectent l’un l’autre. S’observer soi-même permet de rendre compte des conditions de la prise de données, ce qui invite explicitement les lecteur·trices à la précaution de considérer ces données comme colorées par la personne qui les a rapportées. C’est le cas pour toute

observation scientifique, la différence réside dans l’honnêteté frontale et explicite que la présentation d’une approche auto-ethnographique implique.

Non content d’aller à rebours d’une idéologie visant l’objectivité de la méthode scientifique hors de toute considération pour la porosité de l’esprit humain, cela amène aussi à une position d’humilité, celle de venir rejoindre son objet sans être outsider, périphérique, ou dans un rôle social exceptionnel. C’est ce que Brougère (2014) utilise comme posture auto-ethnographique pour étudier le tourisme : « participer aux pratiques touristiques “ordinaires” » afin de « faire du touriste le plus ordinaire, un ethnographe de lui-même » (2014 : 156). Il s’agit ici d’utiliser ma position pré-existante de joueur international « ordinaire », voire d’en renforcer l’humilité comme distance à la fois à l’objet et au rôle de chercheur·euse.

Dans le document qui fait un point sur la préparation de mon terrain début février, j’identifie mes différents rôles qui me situent en tant que participant au larp : celui de chercheur, de personne qui joue, « avec ses sensibilités, anxiétés et envies » et enfin de designer et artiste : « pratiquant professionnel et amateur de conception d’expériences d’engagement en fiction grandeur nature », avec donc un intérêt professionnel « à rapprocher de l’engagement ludique de type “ludologique” de Caïra (2018) » (Freudenthal, carnet de notes). Pour le rôle de chercheur, ma propre position pré-existante, entre participant ordinaire, fan-theorist, aca-fan, et chercheur, n’est pas exceptionnelle dans la communauté du larp internationale. L’ouverture des Knutebooks aux contributions de toutes sortes a permis à un certain nombre de personnes de contribuer à la théorisation. Certaines ont fait un mémoire sur les larps, ou de la recherche indépendante, ou ont même rejoint le champ académique. Ainsi, la connaissance que j’avais des théories académiques ou non qui existent sur les larp ne fait pas de moi un participant « extra-ordinaire » dans certains contextes de la communauté internationale du larp. Mon rôle de designer ne l’est pas non plus, puisqu’une partie de la pratique est d’organiser des larps, bien que le capital social que l’on en retire varie. Toutefois, être un artiste qui a professionnellement conçu des dispositifs d’engagement corporel en fiction proches du larp52

me met dans une position qui peut sortir de l’ordinaire même au sein de la communauté internationale. En effet, celle-ci valorise la perception du larp comme forme d’art (Choupaut, 2010) et se professionnalise de plus en plus, non sans conséquences néfastes (Seregina, 2019).

52 J’ai co-créé des jeux de société traditionnels et des jeux vidéos pour l’Université de Paris, et co-écrit des

dispositifs qui comportaient des éléments de larp et de théâtre pour la société Madame Lupin (The Lost

Ces différents rôles sont poreux, se répondent, dialoguent les uns avec les autres, sans être séparés au sein de mon identité.

Toutefois, situer mon identité ne se résume pas à mes rôles en tant que participant à la communauté internationale du larp. Sans pouvoir viser à l’exhaustivité, il paraît important de prendre en considération mes sensibilités esthétiques et politiques situées dans la culture française. Cela peut être illustré par l’exemple d’un potentiel incident à l’arrivée à Prague qui m’a amené à prendre une conscience aiguë de mon manque de recul sur l’histoire de République Tchèque :

À l’arrivée à l’aéroport de Prague, je réalise que mon sac en tissu représente un montage photo à consonance communiste (les visages de Marx, Engels, Lénine et Beyoncé). Conscient tout à coup d’entrer dans un pays pour qui ce motif humoristique n’aura pas la même signification, je retourne le sac pour le cacher. (Freudenthal, a posteriori)

Il paraît ainsi nécessaire pour un·e chercheur·euse qui voudrait suivre une méthodologie telle que je la développe d’avoir à l’esprit les spécificités de son identité afin de pouvoir observer leur confrontation à son objet. Il peut s’agir de positions politiques et humoristiques comme dans l’exemple ci-dessus, mais aussi selon les circonstances de l’identité de genre, de sexualité, d’opinion sur l’éducation… Comme l’indique Brougère pour saisir la complexité de l’apprentissage qui peut avoir lieu lors d’une situation touristique (2014 : 179-180) :

Les caractéristiques sociales et culturelles jouent, mais il faut y ajouter la biographie de chacun, son histoire, ses rencontres, ses connaissances, ses repères (ses possibilités de comparer, de mettre en relation). D’où la nécessité de passer par des récits situés, des biographies, des journaux, dont ceux du chercheur lui-même.

Mon inscription s’étant faite bien en amont de mon projet de recherche, j’ai commencé à documenter mes réflexions seulement début janvier 2020, à deux mois du larp. Prenant en considération la réflexion ci-dessus, j’ai tenu un carnet où j’ai posé mes interrogations, craintes, attentes liées à ma participation au larp en tant qu’individu. Cela m’a amené à m’interroger sur le genre, la sexualité, l’origine de mon personnage, ainsi que sur nos ressemblances et nos différences, notamment en utilisant les questions posées dans l’outil auto-ethnographique de Kemper (2018).