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La participation associative et la démocratie

I.2 Fait  libéral  et  fait  associatif

I.2.2 Révolutions  politiques  et  avènement  du  fait  associatif  moderne

Dans la période qui précède les révolutions politiques consacrant le droit des individus, le cadre religieux reste extrêmement prégnant. En France, Gutton (1979) signale que la vie sociale sous l’Ancien Régime était fortement encadrée par l’Église, particulièrement dans les villages de campagne. La paroisse régissait la majeure partie de la vie collective : culte religieux, processions et pèlerinages, fêtes locales, confréries de dévotion et de secours mutuel, etc. Cette emprise du religieux est certes contrariée par les foires, les cabarets ou les veillées familiales, mais ces types d’interactions profanes ne relèvent généralement que d’une sociabilité informelle (Agulhon, 1981, p. 12-13). Dans les territoires américains sous domination espagnole également, et particulièrement au sein de la vice-royauté du Río de la Plata, « absolument toutes les formes associatives coloniales étaient chargées de connotations religieuses : elles étaient nées et s’étaient développées dans l’atmosphère spirituelle de la chrétienté catholique, au sein d’une "catholicité ambiante" qui envahissait la vie sociale et qui conditionnait les attitudes collectives et individuelles » (Di Stefano,2002, p. 33). Là encore, les cérémonies religieuses réglaient l’essentiel de la vie collective et les confréries représentaient la forme typique d’association des profanes.

L’avènement des associations volontaires est concomitant des révolutions politiques de 1789 pour la France et de 1810 pour ce qui deviendra l’Argentine. Dans les deux cas nationaux, le passage d’une société de corps à une société d’individus, ainsi que l’affirmation des principes de liberté et d’égalité font de la période révolutionnaire le moment fondateur du fait associatif moderne23. Toutefois, dans le grand tumulte créé par les révolutions, la

23 Il va de soi que les premières expériences d’association de type moderne, c’est-à-dire libres et égalitaires, ne

datent ni de 1789, ni de 1810. Des formes associatives précèdent la rupture révolutionnaire telles les loges maçonniques en France, certains cercles savants ou littéraires ainsi que des expériences journalistiques comme le Télégrafo Mercantil et le Semanario de Agricultura, Industria y Comercio à Buenos Aires. La scission entre un

séparation entre l’activité associative et l’activité politique est extrêmement ténue. Le club politique représente alors la forme typique24 du fait associatif post-révolutionnaire. L’intrication de l’associatif et du politique se comprend notamment en référence au principe d’unité de la communauté politique qui, comme nous l’avons signalé plus haut, conserve tout son poids malgré l’ébranlement de la structure hétéronome.

En France, la suppression des corporations professionnelles en 1791, puis des congrégations religieuses en 1792 symbolisent le rejet des révolutionnaires envers les corps intermédiaires et la fondation d’une « culture politique de la généralité » (Rosanvallon, 2004). L’aspiration révolutionnaire à l’unité impose la recherche d’une nouvelle forme sociale, celle-ci sera imaginée comme un seul et unique corps débarrassé de tous les groupements secondaires coupables de diviser les êtres devenus libres et de corrompre l’intérêt général en fomentant les intérêts corporatifs25. Le nouvel ordre politique appelle un nouvel ordre social au sein duquel un seul collectif a véritablement droit d’existence : la nation. Néanmoins, l’abstraction de la nouvelle communauté politique et du nouveau lien social est compensée en pratique par des manifestations et des organisations concrètes et génératrices d’affects. La « fête révolutionnaire » est ainsi la forme paradigmatique de la manifestation du « grand tout » et de l’expression du sentiment de fraternité entre les citoyens (Ibid., p. 41-47). Au-delà des manifestations parisiennes au Champ de Mars et tout au long de la période 1789-1799, par une mise en scène homogène de l’espace symbolisant l’ouverture et le rassemblement, les multiples fêtes révolutionnaires expriment la communion de citoyens égaux et procèdent au sacrement de l’unité de la nation (Ozouf, 1976). Malgré l’importance de ce nouveau folklore, c’est cependant vers les institutions politiques révolutionnaires qu’il convient de regarder afin d’analyser les formes naissantes de sociation.

avant et un après se justifie au regard du développement et de la légitimité que ces associations connaissent à la suite du renversement de l’Ancien Régime (Agulhon, 1977).

24 L’idée de forme typique est empruntée à Maurice Agulhon qui la définit, dans son étude du cercle dans la France bourgeoise, comme la forme de sociabilité qui caractérise le mieux la vie et l’esprit d’une époque, même si elle n’est peut-être pas la plus répandue dans les pratiques (1977, p. 17).

25 Rappelons la célèbre adresse de Le Chapelier, le 14 juin 1791 à l’Assemblée nationale, lors de la présentation

du décret abolissant les corporations : « Il n’y a plus de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporations ».

Si la loi du 14 décembre 1789, supplantant les 44 000 paroisses du territoire en autant de municipalités, a fourni aux citoyens un cadre civil et laïc, ce sont les clubs politiques qui ont constitué la principale innovation de la période. Ainsi que le remarque Agulhon, « la Révolution a mis en circulation son modèle propre de vie associative, celui de la sociabilité politique, le "club" » (1981, p. 14). Sous la forme des « sociétés populaires », puis des « cercles constitutionnels », l’association libre et égalitaire est mobilisée en tant qu’espace de formation d’une opinion politique par le biais de la discussion sur la chose publique. On observe la création de ces associations dès les premiers temps de la Révolution et sur une large part du territoire (Boutier, Boutry, 1995). En lien avec le rejet des corps intermédiaires, ces associations ne peuvent toutefois légalement se constituer en acteur collectif susceptible de s’interposer entre les citoyens et l’État26. Leur fonction doit se résumer à l’apprentissage d’un comportement pacifié et réglementé, ainsi qu’à la formation d’une opinion strictement individuelle qui ne peut s’exprimer collectivement qu’au travers de l’élection. Dans l’imaginaire des révolutionnaires, la communauté politique n’est pas seulement une forme sociale une et indivisible, elle est également une seule voix qui s’exprimerait dans l’immédiateté. Rosanvallon indique à ce propos que « la démocratie immédiate repousse l’interface, c’est-à-dire l’institution ou la procédure qui contribue fonctionnellement à une formation de l’expression collective. (…) La démocratie immédiate rejette toute réflexivité du social (au sens où elle ne considère pas que la mise en forme et l’expression du social présupposent l’intervention structurante ou signalante d’une position réfléchissante » (2004, p. 66). En somme, les associations politiques sont considérées comme des auxiliaires du pouvoir central permettant de relayer l’action politique dans une multiplicité de territoires et d’y diffuser les principes émanant de la représentation nationale.

L’effervescence politique de la période conduit pourtant au débordement des limites assignées aux clubs politiques, notamment au travers de la constitution d’acteurs collectifs signataires de pétitions ou porteurs de revendications auprès des administrations (Cossart, 2003). Cette tension entre les principes exprimés dans les assemblées nationales et les pratiques constatées dans les localités traverse toute la période révolutionnaire, même si le

26 On trouve ainsi en préambule du décret de l’Assemblée constituante du 30 septembre 1791 limitant l’activité

de ces associations : « Nulle société, club, association de citoyens ne peuvent avoir, sous aucune forme, une existence politique, ni exercer aucune action ni inspection sur les actes des pouvoirs constitués et des autorités légales ; que, sous aucun prétexte, ils ne peuvent paraître sous un nom collectif, soit pour former des pétitions ou des députations, pour assister à des cérémonies publiques, soit pour tout autre objet ».

rôle des sociétés populaires affiliées au club des Jacobins au moment de la Terreur marque les consciences et entraîne une législation plus contraignante concernant le droit d’association. Ainsi, la constitution de l’an III (22 août 1795) marque la primauté de l’ordre public sur la liberté d’association et bannit le nom même de société populaire. Les associations « s’occupant de questions politiques » ne peuvent ni correspondre entre elles, ni s’affilier les unes aux autres, ni choisir leurs propres membres, ni signer des pétitions, ni organiser des séances publiques. Les débats sur le droit d’association restent cependant vifs durant la période du directoire (Peyrard, 1994), qui est à la fois le théâtre de fermetures autoritaires de clubs politiques et d’un regain de formalisation des associations avec les « cercles constitutionnels ». Ces débats expriment à nouveau la tension qui entoure l’exercice de cette liberté, considérée à la fois comme un vecteur de la formation d’une opinion politique et comme une entrave à l’unité de la nation et à la suprématie de l’intérêt général. Sous l’empire napoléonien, c’est moins la réflexion sur le fonctionnement démocratique que le souci de l’ordre qui anime les rédacteurs du Code pénal qui va encadrer le droit d’association pendant près d’un siècle. Rappelons que l’article 291 du Code pénal promulgué en 1810 oblige toute association formelle de plus de vingt personnes à demander l’agrément du gouvernement et à se plier aux conditions imposées par celui-ci sous peine de sanctions27. Néanmoins, et comme nous le verrons par la suite, une tolérance à l’égard des associations s’exercera au cours du XIXe siècle, notamment avec l’avancée des principes libéraux et l’autonomisation de la société civile.

Au sein du Río de la Plata comme dans l’ensemble du monde hispanique, les transformations socio-politiques liées aux réformes bourboniennes du second XVIIIe siècle ont entamé le pouvoir de l’Église tant au niveau de la politique que de l’économique et du social. Outre la croissance d’une administration avec la fondation de la vice-royauté en 1776, la sécularisation d’activités économiques et éducatives a permis, entre autres facteurs, le développement d’une élite créole28 dont une partie était sensible aux idées des Lumières et au

27 « Nulle association de plus de vingt personnes, dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours

marqués pour s'occuper d'objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu'avec l'agrément du gouvernement, et sous les conditions qu'il plaira à l'autorité publique d'imposer à la société ».

28 Le terme créole (criollo) est entendu dans son sens premier, à savoir « une personne de race blanche,

d'ascendance européenne, originaire des plus anciennes colonies d'outre-mer » (Trésor de la langue française). À l’époque coloniale comme au moment de la révolution, les mots créole et péninsulaire distinguent les populations établies en Amérique et celles résidant temporairement dans les colonies au service du Royaume d’Espagne.

fait des expériences révolutionnaires états-uniennes et françaises. La liberté du commerce et la fondation d’un ordre politique par le contrat social sont notamment des idées en circulation, plus particulièrement à Buenos Aires qui jouit d’une position privilégiée dans les échanges internationaux. À partir de 1800, la création à Buenos Aires de journaux tels le Telégrafo Mercantil, Rural, Político-económico, e Historiógrafo del Río de la Plata, le Semanario de Agricultura, Industria y Comercio et le Correo de comercio indique cette évolution culturelle où percent les idées réformistes, même si la censure (et l’autocensure) concernant les idées philosophiques et politiques accentue la tonalité économique des débats (Chiaramonte, 2007, p. 36-60). La réalisation de ces revues implique également une forme de sociabilité de type moderne, c’est-à-dire détachée du religieux et issue de la volonté d’individus, dont la finalité est le débat d’idées et la diffusion de textes liés au développement des lettres, du commerce ou de l’agriculture (Di Stefano, 2002, p. 48). Suite aux invasions anglaises de 1806 et 1807, on observe également la création de loges29 militaires à Buenos Aires et à Montevideo qui joueront un rôle important aux premiers temps de la constitution d’une nouvelle communauté politique dans le Río de la Plata.

Le processus révolutionnaire se déclenche en 1810, lorsque le royaume d’Espagne est vaincu par l’armée napoléonienne et qu’une vacance du pouvoir vient questionner la souveraineté politique30. Un des protagonistes de la révolution et secrétaire de la Première Assemblée de gouvernement à Buenos Aires, Mariano Moreno31, est également à l’initiative de la fondation d’un club politique dont l’objet est de « fournir un point de réunion aux amis de la liberté et de répandre les connaissances »32. Après une année de réunions quotidiennes

29 Il existe un débat au sein de l’historiographie argentine sur l’appartenance de ces loges à la franc-maçonnerie,

le terme « loge » signifiant communément « société secrète » au début du XIXe siècle (Di Stefano,2002, p. 48).

Retenons ici que ces associations regroupaient une partie de l’élite créole ayant pris parti pour la révolution.

30 L’indépendance n’est déclarée qu’en 1816 et le chantier de la construction d’une nouvelle communauté

politique s’inaugure à partir de la tradition hispanique de souveraineté des villes (ciudades, pueblos). C’est

d’abord l’institution du cabildo abierto, « réunion de notables convoquée par les autorités municipales en cas de

grave nécessité », qui assure la suprématie des créoles sur les péninsulaires et qui forme les premières assemblées de gouvernement (Halperín Donghi, 1972, p. 61) La convocation de la Première Assemblée de gouvernement à Buenos Aires, qui a remplacé le 25 mai 1810 les autorités espagnoles, s’adresse ensuite aux pueblos et ciudades du Río de la Plata (Chiaramonte, 2007).

31 Moreno réalisa par ailleurs la traduction Du contrat social de Rousseau. Il décède en 1811 au cours d’un voyage entre Buenos Aires et Londres.

32 Selon les mots de Manuel Moreno, frère et biographe de Mariano Moreno. Cité par Ibarguren (1937, p. 46) et

dans une maison privée, puis dans un café très fréquenté de la ville, les membres de ce club créent en mars 1811 la Sociedad Patriótica y Literaria qui associe le principe égalitaire entre ses membres. Cette initiative est exemplaire de la nouvelle forme de relations sociales qui se manifeste au travers du club politique, mais elle n’est pas un cas isolé. Comme le remarque González Bernaldo, « dans pratiquement toutes les villes où les élites créoles participent à l’insurrection, il se crée des sociétés politiques, plus ou moins formalisées, dénommées clubs, sociétés patriotiques, loges ou simplement réunions amicales (tertulias) » (2007, p. 100).

Le trouble qui marque la période révolutionnaire limite néanmoins l’autonomie de ces associations qui sont régulièrement prohibées par le pouvoir politique ou intégrées en son sein. Ce type de contrôle est généré à la fois par les luttes de pouvoir entre les différentes factions politiques et par la considération des organisations associatives comme relais du pouvoir central pour réaliser les idéaux révolutionnaires. Le cas de la Sociedad del Buen Gusto est exemplaire à ce sujet puisque, créée en 1817 par le gouvernement de Buenos Aires, elle se voit confier le rôle de diffuser les principes fondateurs de la révolution au travers de l’activité culturelle. La représentation d’œuvres théâtrales permet notamment d’unir l’ensemble des citoyens autour de la célébration des héros de l’indépendance tel le général San Martin ou, au contraire, autour de la répudiation du passé colonial. Di Stefano souligne ainsi que « sous les auspices de la Sociedad del Buen Gusto, on écrivit, on traduisit et on mit en scène des pièces de théâtre destinés à ancrer la révolution dans l’univers mental des portègnes » (2002, p. 53). La mainmise du politique sur l’associatif se relâchera, une première fois, à partir de 1820, lorsque Buenos Aires jouira d’un calme relatif et sera dirigée par une élite imprégnée des valeurs libérales.