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La participation associative et la démocratie

I.1.7 Fait  libéral,  renversement  libéral  et  idéologie

Dans la théorie politique de Gauchet, la séparation de la société civile et de l’État, et l’inversion de leur rapport renvoient à une articulation essentielle de la configuration politique moderne qu’il nomme le « fait libéral ». Le « fait libéral » est la manière de nommer la « reconnaissance pratique de l’indépendance de la société civile et de l’initiative des acteurs de la société civile, ou, pour en donner une formulation faisant ressortir davantage son caractère révolutionnaire, cette reconnaissance de la priorité et de la primauté de la société civile sur le gouvernement politique » (2007c, p. 22-23). Le « fait libéral » recouvre les dimensions politique et juridique de la structure autonome à travers « la garantie des droits individuels, les libertés publiques fondamentales (d’expression, de réunion, d’association) et les mécanismes politiques destinés à procurer sa traduction à ce système de droits » (2004, p.88). Mais l’aspect le plus fondamental correspond à la nouvelle orientation historique et à la consécration de la société civile en tant que puissance motrice de l’autoconstitution des communautés humaines. Avec l’historicité émerge une « politique de la liberté » dont les deux principes sont, d’une part, de laisser la société civile libre car son dynamisme est le véritable moteur de l’histoire et, d’autre part, de laisser les individus libres à l’intérieur de la société civile car ils sont les acteurs de l’histoire (2007c, p. 21-22). Autrement dit, la notion de « fait libéral » vient souligner l’irréductibilité des libertés individuelles et collectives au sein de la structure autonome. Si le « fait libéral » est une donnée de structure de la configuration politique moderne, il est à considérer de manière dynamique à l’instar de l’agencement des vecteurs de la structure autonome. Nous verrons plus loin que la période ouverte à partir des années 1970, marquée notamment par la résurgence de la notion de société civile, correspond justement à un nouvel approfondissement du « fait libéral ».

Le corollaire de cette mise au premier plan des libertés individuelles et de la société civile est la destitution du politique de sa primauté ordonnatrice, ce que Gauchet nomme le « renversement libéral ». La redéfinition du rapport entre la société civile et l’État entraîne une nouvelle conception du pouvoir dont la fonction principale est de répondre aux besoins de la société. La conséquence pratique de cette redéfinition est l’instauration progressive du gouvernement représentatif qui transforme le pouvoir en « expression de la société, dans la mesure où cette dernière est le foyer de la créativité collective » (2007c, p. 22). Si les débats sur les notions de représentation et de citoyenneté traversent les deux derniers siècles (Manin, 1995 ; Schnapper, 2000), l’instauration du suffrage universel assoit le principe du gouvernement représentatif en le dotant d’une légitimité démocratique.

Le « renversement libéral », en détrônant le politique, fait véritablement émerger la politique. Outre l’élection et le contrôle des représentants, la politique consiste essentiellement en la « délibération sur les choix qui s’offrent à la collectivité, compte tenu de sa situation dans le temps, des échéances qui se présentent à elle et des espérances qu’elle nourrit pour l’avenir » (2007a, p. 164). Cette activité délibérative donne naissance à un discours d’un genre nouveau : l’idéologie. Selon Gauchet, « l’idéologie va être le discours de la société sur elle-même chargé tout à la fois d’expliquer son histoire, de justifier les choix appelés par son travail politique sur elle-même et de fournir une définition de l’avenir » (2001, p. 6). Le discours idéologique repose donc sur l’intrication de trois composantes : une analyse rationnelle, une action politique et une croyance politique. L’analyse rationnelle cherche à donner une explication du mouvement générateur de la société, elle s’appuie sur une théorie scientifique du monde social qui met à jour les facteurs de sa dynamique. L’action politique est ancrée dans le présent et définit les choix d’orientation dans l’avenir à court, moyen et long termes. La croyance politique, qui a remplacé la croyance religieuse de l’hétéronomie, est l’activité spéculative qui scrute le futur et mobilise la foi. Cette construction élaborée d’un discours nécessaire à l’autoconstitution des sociétés vise néanmoins à répondre à trois questions simples : D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Comment faisons-nous pour y aller ? En ce sens, le discours idéologique n’est pas la propriété exclusive d’une élite éclairée. Il est extrêmement diffus dans l’ensemble de la société, même si l’on observe des contrastes dans la complexité du discours au niveau des individus. Cette définition se distingue alors d’une conception faisant de l’idéologie un voile destiné à masquer les intérêts de la classe dominante. À l’opposé de la centration sur « l’idéologie dominante de la classe dominante », Gauchet propose de concevoir une pluralité d’idéologies

qui sont en compétition les unes avec les autres. Toute domination idéologique est alors relative et conjoncturelle, elle repose sur la plus grande plausibilité de son projet à un moment donné.

Trois grandes familles de pensée structurent le champ idéologique à partir du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui : le conservatisme, le libéralisme et le socialisme. En schématisant à l’extrême, chaque idéologie se distingue des autres par son rapport au temps et par le principe qui fonde sa doctrine. Le conservatisme se tourne vers le passé et exige la mise en ordre du collectif par l’autorité politique. Le libéralisme se plonge dans le présent et revendique la pleine liberté des individus grâce à l’extension de leurs droits. Le socialisme investit le futur et prône un changement de l’organisation socio-politique selon un principe de justice. S’il existe des variantes au sein de chaque idéologie, elles représentent toutes des réponses possibles aux trois grandes alternatives qui naissent avec la conscience du devenir historique : « Le passé ne recèle-t-il pas les insurpassables modèles de la société bien ordonnée, modèles auxquels la sagesse du devenir ne peut que nous ramener, à l’opposé des chimères de la rupture révolutionnaire ? La leçon définitive du présent n’est-elle pas plutôt que l’heure est venue de consacrer les droits de la liberté dans tous les domaines, le gouvernement, la vie de la société, l’économie ? Ou bien les forces nouvelles dont le monde est gros ne nous promettent-elles pas un avenir radicalement différent ? Ne font-elles pas signe vers l’avènement d’une organisation sociale supérieure qui donnerait un contenu réel à la liberté en la mariant avec la justice et l’égalité ? » (Ibid., p. 7). De manière synthétique, l’évolution de champ idéologique se découpe alors en quatre grandes périodes, chacune se référant à la domination relative d’une idéologie : le conservatisme éclairé du premier XIXe siècle ; le libéralisme triomphant du second XIXe siècle à la Première Guerre mondiale ; le socialisme et les promesses de la révolution au cœur du XXe siècle ; le néolibéralisme et la consécration de l’individu à partir des années 197015.

15 Il va de soi que ce découpage appelle des nuances au regard des histoires de chaque société occidentale. Néanmoins, ces séquences dessinent une tendance que l’on retrouve dans chaque pays, notamment en France et

en Argentine. Durant le premier XIXe siècle, l’idéologie conservatrice s’impose grâce au rétablissement de

l’ordre après les soubresauts révolutionnaires. La foi dans le progrès et l’avènement de la nation comme sujet

historique sous-tendent la percée libérale au milieu du XIXe siècle. Le triomphe du libéralisme autour de 1880

laisse bientôt place à une forte désillusion et à la préoccupation grandissante d’une société instable, injuste et ingouvernable. La crise du libéralisme se traduit alors par un rôle accru de l’État dans tous les domaines de la vie collective, telle la planification économique ou le développement de la protection sociale. L’idéologie socialiste,

À partir du XIXe siècle, les trois vecteurs de l’autonomie ont donc émergé sous la forme de l’État rationnel, du droit des individus et du devenir historique. Essentiel dans la recherche d’équilibre entre les vecteurs de la modernité politique, le discours idéologique supplante la tradition religieuse et manifeste l’orientation futuriste des sociétés. La structure hétéronome est ébranlée, ses principes s’en trouvent inversés, mais le cadre du religieux va néanmoins continuer de hanter l’organisation et la vision du monde autonome jusqu’à la fin du XXe siècle. Telle est, du moins, l’hypothèse retenue par Marcel Gauchet. La permanence de la figure de « l’Un sacral » est, selon cet auteur, la clé de compréhension des vicissitudes de l’autoconstitution des modernes (2007a, 2007b, 2010). L’entremêlement d’un projet de transformation de la société et d’une recherche de l’unité politique et temporelle se manifeste dans les diverses tentatives d’édification d’un monde autonome aux XIXe et XXe siècles, tant du côté des régimes totalitaires que de celui des démocraties libérales. La seconde partie de ce chapitre est consacrée à la mise en relation de l’émergence de la structure autonome avec le développement du fait associatif en France et en Argentine. Si la dimension économique de la société civile s’avère centrale dans son acception moderne, le fait associatif correspond également à l’essor des libertés individuelles, à l’autonomisation de la société civile et à l’émergence d’un espace public.