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La participation associative et la démocratie

I.2 Fait  libéral  et  fait  associatif

I.2.4 Les  associations  dans  l’organisation  des  travailleurs

Les associations de type club correspondant au style de vie bourgeois ne sont pas les seules à participer de la constitution d’un espace public. Leur lien avec la presse écrite ainsi que la pratique de la discussion en font des éléments importants de la formation d’une opinion publique qui s’inscrit dans le cadre des principes du gouvernement représentatif Autrement dit, ces associations correspondent davantage au versant libéral des démocraties modernes. Les multiples expériences associatives que l’on peut rassembler sous le terme d’« organisation des travailleurs » renvoient à des formes de solidarité mutuelle ou de régulation d’activités, elles portent également d’autres visions du monde et une critique de l’ordre libéral. Elles correspondent au versant social, voire proprement démocratique, des sociétés capitalistes.

En France, entre la fin des corporations de métiers d’Ancien Régime et l’avènement du syndicalisme et des partis politiques de masse, l’association représente pour la classe ouvrière naissante la forme emblématique de l’émancipation des travailleurs. Mobilisée pour l’entraide mutuelle, la production collective ou encore l’organisation de la contestation, la forme associative permet aux travailleurs manuels (artisans de métier, puis ouvriers de l’industrie) de se lier entre eux selon le principe égalitaire. L’abolition des corporations professionnelles dès les premiers temps de la Révolution marque la fin d’une organisation du travail structurée hiérarchiquement au travers de la distinction des maîtres, des valets et des apprentis. Comme nous l’avons vu plus haut, l’organisation corporative va à l’encontre du projet révolutionnaire d’établir une société indivisible composée d’individus libres et égaux. Elle est également délégitimée par les partisans de la liberté de l’industrie et du commerce qui imposent leur vue dès le début du XIXe siècle. Toutefois, les craintes suscitées par la déliaison des individus et la montée du paupérisme génèrent une tolérance de la puissance publique à l’égard des associations de travailleurs qui se (re)créent au cours du siècle, tant que celles-ci s’abstiennent de toute forme de revendication politique. La préoccupation qui accompagne le phénomène de

déliaison se cristallise dans la notion d’individualisme qui se forge justement durant les premières décennies du XIXe siècle. Le sens général de cette notion, proche de celui que nous avons vu précédemment au travers de Tocqueville, prend en compte un registre sociologique et un registre moral. La séparation et l’isolement des individus induisent un relâchement des égoïsmes qui ne peut donner jour à la constitution d’une société nouvelle. En 1831, Pierre Leroux écrit ainsi que « la société est en poussière parce que les hommes sont désassociés, parce qu’aucun lien ne les unit, parce que l’homme est étranger à l’homme »45. À la critique de l’individualisme s’adjoint alors un appel à « l’esprit d’association » pour le conjurer qui se fait entendre dans les différents cercles politiques (Rosanvallon, 2004, p. 162).

Dans ce contexte, des associations de secours mutuel sont tolérées dès l’Empire pour reprendre à leur compte l’ancien devoir d’assistance des corporations à l’encontre de certains de leurs membres. Du point de vue du pouvoir central, « les mutuelles constituent en effet une façon de suppléer la carence de la charité privée et l’insuffisance de l’assistance publique » (Meister, 1972, p. 68). En contenant les avaries et les colères populaires, les mutuelles ouvrières sont également considérées comme « de forts utiles instruments auxiliaires de l’ordre social » (Rosanvallon, 2004, p. 247). Tout au long du XIXe siècle, ces formes d’association de travailleurs bénéficient notamment du soutien des élites conservatrices et libérales en tant qu’elles constituent des entraves aux révoltes populaires, à la montée du socialisme et à l’émergence de l’État-providence. Elles sont d’ailleurs les premières associations ouvrières à bénéficier d’un statut légal dès 1852.

La révolution de Juillet 1830 et les révoltes qui suivront signent un changement dans les revendications et les pratiques associatives des travailleurs. La dimension proprement politique de l’association s’insère dans les débats publics aux lendemains de la révolution de Juillet grâce à la parution des premiers journaux ouvriers tels L’Artisan, journal de la classe ouvrière et L’Écho de la fabrique, et à la diffusion d’une multitude de brochures réalisées par des militants de base. La question de l’émancipation des travailleurs est alors au cœur du projet associatif, comme l’indique cet extrait d’un article de 1833 : « Au déplorable isolement, au long sommeil de la classe travailleuse, doit succéder un fait social nouveau, l’association ; fait qu’il faudra quand même bientôt accepter, et dont les mille coalitions qui ont surgi et

45 Cité par Rosanvallon (2004, p. 159), tiré de Pierre Leroux, Aux philosophes. De la situation actuelle de l’esprit

jettent au loin leurs rameaux ne sont que le prélude »46. L’émergence de la classe ouvrière et la montée du paupérisme remettent à l’ordre du jour le débat sur la liberté d’association qui « apparaît dans ce cas comme un moyen d’action et de défense, un outil d’intervention qui prolonge et complète les autres libertés jugées élémentaires » (Ibid., p. 185). La forme associative modifie le mode de revendication des ouvriers qui « cessent de s’adresser aux pouvoirs publics, portent leur effort sur leur propre organisation et prétendent négocier directement les tarifs avec leurs employeurs » (Meister, 1972, p. 73). La loi du 10 avril 1834 marque cependant l’aggravation des restrictions du code pénal et ponctue les répressions du pouvoir à l’encontre des révoltes ouvrières et républicaines qui se succèdent de 1831 à 1834. Des sociétés secrètes, souvent appuyées sur l’existence d’une association de secours mutuel, restent cependant actives et maintiennent ce fil associationniste au sein de la classe ouvrière tandis que fleurit une riche littérature socialiste dont une partie fait de l’association son objet central (Chanial, 2009).

Avec la révolution de 1848 et l’avènement de la Seconde République dite « sociale et démocratique », les revendications concernant la liberté d’association et l’organisation du travail aboutissent à une forme de résolution. La liberté d’association est rapidement décrétée, puis inscrite dans la constitution de novembre 1848. On légifère sur le droit du travail et les organisations ouvrières sont elles-mêmes intégrées au processus au travers de la Commission Luxembourg (Gribaudi, Riot-Sarcey, 2008). On sait la brièveté de l’expérience et la violence avec laquelle les organisations populaires sont réprimées. La liberté d’association est une nouvelle fois prohibée, en raison également de la résurgence des clubs politiques. Néanmoins, la Seconde République représente un moment important de l’associationnisme ouvrier. Les sociétés de secours mutuel connaissent alors un véritable développement et les associations visant une collectivisation des moyens de production connaissent une mise en pratique à une échelle importante47. Ces dernières sont étroitement contrôlées au cours des dix premières années du Second Empire, avant d’être autorisées par la loi du 24 juillet 186748. L’idée politique d’une collectivisation des moyens de production à grande échelle est toutefois

46 « Du droit de coalition », L’Écho de la fabrique, 8 décembre 1833. Cité par Rosanvallon (2004, p. 186).

47 On insiste ici sur la mise en pratique des associations ouvrières de production à grande échelle pour distinguer

l’après 1848 des théories antécédentes sur la coopération (Fourier et Owen entre autres), ainsi que des expériences qui s’en sont inspirées.

48 En 1864, la législation sur l’organisation des travailleurs s’est déjà assouplie avec la suppression du délit de

marginalisée au sein du mouvement coopératif qui privilégie l’activité de petites unités de production. La liberté syndicale est également obtenue en 1884 au prix d’un renoncement à l’activité politique et au confinement dans la sphère économique, du moins officiellement (Rosanvallon, 2004). En d’autres termes, si l’associationnisme ouvrier a représenté dans le premier XIXe siècle un projet politique alternatif à la société individualiste et capitaliste, il s’est progressivement institutionnalisé en se focalisant sur les transformations au sein du monde du travail. Outre la domination de l’activité politique exercée par le pouvoir central, on peut souligner la proximité que le monde ouvrier du premier XIXe siècle entretient avec l’artisanat. Autrement dit, la classe ouvrière de 1830-1848 est principalement peuplée de travailleurs liés à un métier, encore dotés d’une maitrise de leur travail, voire de la propriété de leurs outils. L’idée de l’association fait sens pour ces individus habitués aux ateliers de petites tailles, mais elle perd de sa crédibilité auprès de la nouvelle classe ouvrière qui se constitue dans les grandes industries de la seconde moitié du siècle. La demande d’État tend alors à supplanter les revendications autonomistes des associations ouvrières de production. La conquête du suffrage universel (masculin) en 1848 ouvre également l’ère des partis de masse et l’entrée du socialisme dans le jeu politique institutionnel, ce que nous verrons dans le point suivant.

Avec la liberté d’association et la fin du processus de constitution de la République d’Argentine, les organisations de travailleurs connaissent un premier essor au milieu du XIXe siècle qui sera amplifié progressivement avec les arrivées massives de travailleurs en provenance d’Europe. Toutefois, dès les années 1820, la sécularisation de nombreuses activités prises en charge par l’église durant la période coloniale entraine l’apparition d’associations dont la création revient néanmoins au pouvoir politique. À l’image de ce que nous avons vu précédemment pour la Sociedad del Buen Gusto, la Sociedad de Beneficencia49 est créée à Buenos Aires en 1823 pour répondre aux besoins de l’assistance. Délibérément confiée aux femmes de la haute société portègne, cette association a pour mission de « diriger et inspecter les écoles de filles et administrer les institutions dédiées à l’assistance des femmes nécessiteuses ou malades. Avec le temps, elle sera également en charge de la gestion de diverses institutions éducatives, caritatives et sanitaires de la ville, assumant ainsi des responsabilités jusqu’alors exercées par les corporations religieuses et par la municipalité » (Di Stefano, 2002, p. 59). Sur le même modèle, d’autres associations nommées Sociedad de

49 Le terme beneficencia renvoie à la fois à la bienfaisance en tant que vertu et à l’aide sociale en tant que pratique.

Beneficencia se créent dans les années 1850 dans les principales villes du pays. Le périmètre d’intervention de ces associations reste cependant limité à l’aide envers les femmes et les enfants. Délogée de sa position monopolistique, l’église catholique n’en continue pas moins d’agir envers les pauvres (hommes, femmes, familles) et de multiples œuvres philanthropiques détachées de la puissance publique sont également actives dans diverses provinces argentines.

Ce n’est qu’avec la ferveur associative des années 1850 et en lien étroit avec les migrations que les associations de secours mutuel se développent en Argentine. Un large pan des associations mutualistes est en effet lié à l’origine nationale de leurs membres et les premières de ce type concernent des français, des espagnols et des italiens. L’objet de ces associations consiste classiquement à soutenir ses membres en cas de maladie50, d’invalidité, voire de chômage. Les associations de secours mutuel entre travailleurs se développent également à partir de cette période, elles concernent essentiellement des artisans d’un même métier. Cependant, comme le remarque Hilda Sabato, « dans l’ensemble de la vie associative de l’Argentine de la seconde moitié du XIXe siècle, ces groupements de métier occupaient un espace relativement mineur, tant par son nombre que par la quantité de ses membres, et surtout parce que la majorité connut une expérience éphémère » (2002, p. 115). La préoccupation de l’église catholique pour la question sociale, manifestée par l’encyclique Rerum Novarum de 1891, génère d’autres créations de sociétés de secours mutuel destinées aux ouvriers, tant pour leur prêter assistance que pour les tenir éloigner des influences socialistes ou même libérales.

Les organisations syndicales et les « sociétés de résistance » apparaissent à partir de 1880 avec, d’une part, la consolidation d’une économie capitaliste basée sur l’exportation des produits de l’agriculture et de l’élevage et, d’autre part, l’influence de groupes politiques de tendance anarchiste ou socialiste sur une population ouvrière salariée de plus en plus nombreuse51. Réunissant généralement des travailleurs d’un même métier, ces associations organisent des caisses de grève et réclament auprès du patronat une augmentation des salaires

50 Certaines mutuelles rassemblent des individus de différentes conditions sociales qui participent inégalement au

financement des activités associatives, ce qui a permis notamment à des communautés espagnoles et italiennes de bâtir leurs propres hôpitaux.

51 Les militants du parti socialiste sont également à l’instigation des créations de coopératives dès la fin du XIXe

siècle. Le mouvement coopératif au XXe siècle est cependant marqué par la prédominance des coopératives de

et une réglementation de la journée de travail, entre autres revendications. Certaines instituent également une solidarité mutuelle, publient des revues et/ou forment idéologiquement les militants pour leur lutte contre le capital. L’émergence d’un mouvement ouvrier, du moins sa structuration en fédérations, apparaît plus tardivement, autour de 1910. Jusqu’à cette date, le mouvement syndical est composé de « petites associations, fragmentées, appuyées sur des métiers qui comptent encore beaucoup d’artisans », alors que par la suite « la prédominance passe du côté des grands syndicats, massifs, liés aux secteurs vitaux de l’économie d’exportation comme le transport et les services (le port, les chemins de fer) et aux industries plus concentrées (frigorifiques, métallurgie) » (Ibid., p. 136). Par divers chemins et au prix d’une grande conflictualité, le mouvement syndical tend à s’unir d’abord par branches, puis au travers de confédérations nationales. Cette structuration verticale s’effectue en parallèle d’une progressive intervention de l’État en tant que médiateur dans les conflits opposant les organisations de travailleurs aux organisations patronales (Romero, 2002, p. 183-187).