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La participation associative et la démocratie

II.1   La  participation  associative  comme  objet  de  recherche

II.1.3 Une  comparaison  internationale  France-­‐Argentine

II.1.3.2 Comparabilité  des  cas  nationaux

À l’aide de ces quelques pistes d’analyse, nous allons maintenant préciser l’usage qui est fait de la comparaison internationale dans le cadre de cette recherche. Mais avant de préciser les caractéristiques des terrains d’enquête et les configurations pertinentes pour l’analyse de la participation associative, considérons les deux cas nationaux et interrogeons-nous sur leur comparabilité. La question mérite d’être posée puisque les comparaisons France-Argentine sont rares, pour ne pas dire inexistantes, en sciences sociales. Il est certain que l’engouement comparatiste des années 1960 au sujet des différents modèles de développement économique n’a pas joué en faveur d’une tradition comparatiste entre ces deux pays. Fortement imprégnées d’ethnocentrisme, de nombreuses études concluent en effet à la supériorité du modèle anglo-saxon (Dupré, Jacob, Lallement, Lefèvre, Spurk, 2003) et relèguent l’Argentine – quand elle est prise en considération – dans les vastes ensembles du tiers-monde et du sous-développement. Sans nier les différences socio-économiques de ces deux pays72, on peut néanmoins rappeler que l’Argentine a pleinement profité du système mondial des échanges commerciaux élaboré au XIXe siècle et que l’idéologie du progrès y a été particulièrement sensible (Gerchunoff, Llach, 1998). Modernisant ses infrastructures grâce aux investissements de capitaux britanniques, l’Argentine voyait croître également sa démographie avec l’arrivée de millions de migrants en provenance d’Europe. Jusqu’aux années 1950 et à l’instar de pays comme le Canada et l’Australie, l’Argentine comptait parmi les puissances économiques mondiales qui s’affirmaient aux côtés des nations européennes et de leurs empires coloniaux. Au milieu des années 1970, un modèle de société salariale s’y était instauré comptant « plus de 70 % de la population active salariée dans des formes stables d’emplois, une classe ouvrière intégrée, des syndicats puissants gérant une protection sociale étendue, des services publics efficaces, un taux de pauvreté urbain ramené à 3 % de la population… » (Castel, 2009, p. 8). L’histoire politique de cette nation nous semble également méconnue, le processus révolutionnaire ouvert en 1810 conduisant pourtant à l’instauration d’une république partageant les idéaux des révolutions françaises et états-uniennes. Là encore, les dictatures militaires du second XXe siècle (1966-1972, 1976-1983)

72 Le modèle agro-exportateur de l’économie argentine reste encore aujourd’hui une donnée importante pour la

compréhension des rapports socio-économiques. Également, si l’on parle de l’Argentine comme d’une société post-industrielle, il faut garder à l’esprit que l’industrie s’est véritablement développée dans les années 1930 pour qu’une production locale de biens manufacturés se substitue aux importations européennes qui se tarissaient suite à la crise économique, puis au conflit mondial.

ont pu occulter les avancées démocratiques symbolisées par le suffrage universel (masculin en 1910 et féminin en 1947) et les avancées sociales promues par les gouvernements radicaux (1916-1930) et péronistes (1946-1955). Quant aux pratiques associatives, elles recouvrent une grande diversité dans les champs de la politique, de l’économie, de la protection sociale, de l’éducation, des loisirs et du sport (Di Stefano et al., 2002), comme dans les sociabilités liées aux territoires et aux groupes sociaux (Gutierrez, Romero, 2007 ; De Privitellio, 2003 ; González Bernaldo, 1999).

Ces éléments seront développés dans les chapitres suivants, ils viennent ici indiquer que la comparaison entre la France et l’Argentine peut s’affranchir des distinctions couramment admises entre le Nord et le Sud ou entre le Centre et la Périphérie qui induisent, plus ou moins explicitement, une asymétrie entre les cas nationaux. La stratégie de recherche adoptée privilégie le fait que ces deux pays appartiennent à deux aires culturelles de l’Occident (Europe, Amérique latine) pour identifier d’abord ce qu’ils ont de commun et donner sens à la comparaison73. L’inscription dans une même culture occidentale ne vient pas nier la pluralité des cas nationaux (Elias, 2003), mais elle souligne le partage de processus historiques et de transformations sociales qui donnent lieu à des systèmes de normes et de valeurs suffisamment proches pour être mutuellement compris. Dans son combat contre l’ethnocentrisme et la hiérarchisation des cultures, Claude Lévi-Strauss évoque la capacité relative des observateurs dotés d’un système complexe de références de comprendre le monde des autres « en fonction de la plus ou moins grande diversité des cultures respectives » (2002, p. 73-74). Pour illustrer son propos, il use de la métaphore des trains qui se croisent et qui laissent aux voyageurs plus ou moins de temps pour saisir la quantité d’information

73 S’il n’est pas fait référence explicitement dans cette thèse à l’idée d’Euro-Amérique (Guerra, 2002), nous

reprenons cette perspective pour concevoir une communauté culturelle entre les sociétés européennes et latino-américaines. On considère avec Olivier Compagnon que « bien au-delà des mouvements migratoires, l’Euro-Amérique désigne l’espace culturel commun formé par l’Europe occidental et l’l’Euro-Amérique latine de part et d’autre de l’Atlantique : un espace qui naquit de l’étroite relation qu’entretinrent les espaces dominés par l’Espagne et le Portugal avec la péninsule Ibérique durant la période coloniale ; un espace qui se redéploya vers l’Europe du Nord-Ouest dès la fin du XVIIIe siècle et ne sembla jamais aussi homogène que durant les années 1870-1914 ; un espace qui connut de fortes recompositions à partir de la Première Guerre mondiale, au vu du poids croissant des États-Unis sur la scène internationale ; mais un espace culturel commun qui en dernière

analyse, semble demeurer bien vivant aujourd’hui si l’on songe par exemple au succès non démenti de la french

theory – Derrida, Foucault, Deleuze et les autres… - dans les milieux académiques latino-américains depuis les années 1970 » (2009, p. 2-3).

nécessaire à l’émergence d’une signification74. Plus les histoires des sociétés divergent, plus il est difficile qu’elles fassent sens les unes par rapport aux autres. Il remarque ainsi « qu’il est possible d’accumuler beaucoup plus d’informations sur un train qui se meut parallèlement au nôtre et à une vitesse voisine (ainsi, examiner la tête des voyageurs, les compter, etc.) que sur un train qui nous dépasse à grande vitesse, ou qui nous paraît d’autant plus court qu’il circule dans une autre direction. À la limite, il passe si vite que nous n’en gardons qu’une impression confuse d’où les signes même de vitesse sont absents ; il se réduit à un brouillage momentané du champ visuel : ce n’est plus un train, il ne signifie75 plus rien » (Ibid.). Les trains qui se meuvent parallèlement et à des vitesses voisines évoquent, dans la perspective occidentale, les sociétés dont l’histoire fait apparaître des ressemblances et qui se pensent au travers d’un même éventail d’historicités76. Ainsi en est-il de la France et de l’Argentine qui partagent dans la période récente plusieurs transformations sociales, économiques et politiques d’ampleur telles la désindustrialisation et la tertiarisation de l’économie, la libéralisation des marchés du travail, la redéfinition du périmètre d’intervention de l’État social, l’augmentation de la pauvreté, de l’exclusion et de la ségrégation socio-spatiale, l’individualisation des rapports sociaux, la crise de la représentation politique et syndicale, la croissance des associations civiles, etc.

Le « problème commun » (Lallement, 2003b) qui nous intéresse dans le cadre de cette comparaison renvoie à l’intervention dans la sphère publique des classes populaires dans le contexte d’une dégradation de leurs conditions d’existence et d’une crise des institutions partisanes et syndicales. Depuis les années 1970, la déstabilisation du modèle de la société salariale (Castel, 1995) s’observe en effet des deux côtés de l’Atlantique, même si les effets produits ne sont pas de même ampleur. En Argentine, le poids de la dette extérieure léguée par la dernière dictature militaire, les épisodes d’hyperinflation durant les années 1980 et les

74 Cette métaphore est directement inspirée de la théorie de la relativité d’Einstein et de l’exemple classique du

voyageur assis dans un train qui perçoit différemment la vitesse et la dimension des autres trains selon le sens de leur déplacement.

75 Souligné par l’auteur.

76 Par historicité nous faisons référence à la dimension réflexive des sociétés qui prend son essor au XIXe siècle

et qui produit un type particulier de discours sur le sens de l’histoire. Cette dimension fondamentale de la modernité politique sera abordée en détail dans le prochain chapitre. En lien avec la dimension réflexive des sociétés, indiquons ici que les sciences sociales se sont développées en Argentine au cours des XIXe et XXe siècles et que la sociologie a notamment assis sa scientificité dans le sillage des travaux de Gino Germani dans les années 1950.

réformes structurelles d’obédience néolibérale dans les années 1990 ont accentué le processus de paupérisation d’une large part des classes moyennes et populaires. En raison de crises socio-économiques aigües, deux présidents de la république ont dû renoncer à leur mandat : Raul Alfonsin en 1989 et Fernando De la Rua en 2001. La démission de ce dernier marque une période particulièrement critique de la société argentine puisqu’elle fait suite à une insurrection populaire et qu’elle précède le défaut de paiement de l’État national. La violence de la crise de 2001 peut faire apparaître l’Argentine comme un cas isolé car jugé trop extrême, mais elle peut également avoir valeur d’exemplarité par la lumière vive qu’elle jette sur un phénomène observable à l’échelle globale. Robert Castel considère par exemple que « la situation argentine est exemplaire parce qu’elle présente (ou en tous les cas elle présentait vers 2001) comme la pointe avancée de la dynamique imposée par le nouveau régime du capitalisme qui se déploie au niveau mondial depuis le milieu des années 1970. La France n’est pas sur une autre planète. La remontée de l’insécurité sociale, la précarisation des relations de travail et le chômage de masse, la paupérisation de certaines couches populaires s’observent aussi depuis trente ans en France » (2009, p. 13). Les conséquences de ces transformations sociales s’observent notamment au niveau des quartiers populaires où, en France comme en Argentine, ils sont à la fois l’objet d’une stigmatisation liée à l’insécurité et le symbole du phénomène d’exclusion sociale (Dubet, 1987 ; Svampa, 2005). Une nouvelle fois, l’attention portée aux ressemblances et aux différences est nécessaire pour appréhender la comparaison.