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La participation associative et la démocratie

II.2.1.3 Quelle  autonomie  face  aux  logiques  marchandes  et  bureaucratiques  ?

L’intérêt indéniable de la théorisation du tiers secteur ou de l’économie sociale et solidaire pour rendre compte d’initiatives associatives visant à répondre à des problèmes socio-économiques tout en politisant le débat public ne doit pas occulter les critiques dont elles font l’objet. On peut en effet douter de la systématicité des pratiques démocratiques et du primat de la solidarité au sein de ces organisations. De même, on peut s’interroger sur la capacité de résistance du secteur associatif face aux logiques marchandes et bureaucratiques auxquelles il est presque nécessairement confronté. Avant d’exposer les études critiques envers l’économie sociale et solidaire, il convient de préciser que les auteurs cités préalablement n’ignorent pas ces réalités empiriques. Laville avance ainsi qu’ « il est évident que les associations ne sont pas toutes démocratiques » ou encore que « les associations sont pour certaines institutionnalisées à un point tel qu’elles sont devenues plus des appendices de l’appareil d’État que des organismes indépendants » (2010, p. 21-23). Au terme d’un ouvrage collectif portant sur la gouvernance des associations, Hoarau et Laville concluaient également à une diffusion massive des principes du management issu de l’entreprise marchande et à un contrôle des tutelles publiques favorisant « une conversion des responsables associatifs en manageurs opérateurs des politiques publiques » (2008, p. 263).

Campetella et González Bombal rappellent également comment le clientélisme politique repose en Argentine sur des liens étroits entre les pouvoirs publics, les partis politiques et les associations de quartier : « Le réseau de relations entre les organisations de quartier, l’État municipal et les organisations partisanes est aujourd’hui une des principales modalités de distribution de l’assistance sociale, qui n’acquière pas toujours un caractère formel » (2000, p. 125). Les interactions entre les associations et les différentes institutions de l’État, au travers des politiques sociales notamment, peuvent donc se traduire par une forte dépendance des associations à l’égard du pouvoir politique. Plusieurs études d’importance ont effectivement mis en lumière la construction de systèmes clientélaires complexes dans les territoires populaires urbains, généralement liés au parti péroniste (Auyero, 2001 ; Levitsky, 2005 ; Ollier, 2010). José Luis Coraggio remarque enfin la faible co-construction des politiques publiques entre l’État et les organisations de l’économie sociale et solidaire (2011b, p. 6). Ces dernières sont davantage mobilisées par le pouvoir politique en tant qu’intermédiaires des politiques sociales, ce qui induit le risque d’une instrumentalisation à des fins électoralistes.

De manière plus générale, il semble qu’en Argentine les notions de tiers secteur et de société civile ont perdu de leur attrait à partir des années 2000. En effet, ces notions avaient gagné en visibilité durant la décennie 1990 dans le monde académique, mais elles ont également été fortement mobilisées alors par le gouvernement national et les institutions internationales (Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement, Fonds monétaire international). De ce fait, les notions de société civile et de tiers secteur restent souvent associées à l’idéologie néolibérale qui caractérise cette période. Les analyses en termes de mouvements sociaux sont davantage présentes à partir des années 2000, en raison notamment des mobilisations de chômeurs (le mouvement piquetero) et des luttes pour la défense du territoire et de l’environnement contre les extractions de matières premières (Svampa, 2008). En 2003, la réouverture des procès liés à la période de la dernière dictature a également remis au premier plan les organisations de défense des droits de l’homme qui avaient joué un rôle considérable contre le terrorisme d’État et pour la restauration de la démocratie. Or, c’est dans une relation de proximité avec les gouvernements nationaux du couple Kirchner que ces organisations se sont de nouveau développées, ce qui n’abonde pas dans le sens d’une séparation entre l’État et la société civile telle qu’on la retrouve dans les principales théories sur le sujet.

En France, la critique portée sur le tiers secteur, la société civile ou l’économie sociale et solidaire est vive. Après avoir contribué à la théorisation de l’économie solidaire en France, Bernard Eme (2001) porte ainsi un regard plus critique sur l’autonomie des associations et leur capacité à instituer des nouvelles normes. Cet auteur décèle une crise culturelle et politique du monde associatif qui se manifeste par un manque de perspective sur les finalités des actions entreprises, et par un décalage entre les pratiques et les idées de changement social. Selon Bernard Eme, « cette crise est due à l’emprise grandissante des logiques technico-instrumentales (économisation, professionnalisation, esprit gestionnaire et entrepreneurial, affaiblissement des perspectives militantes, inscription dans les systèmes de pouvoir, etc.) au détriment des logiques civiques de solidarité entre leurs membres (souci de soi) ou à l’égard des autres sujets sociaux (souci de l’autre) en fonction d’une visée politique de transformation de la société » (Ibid., p. 28). Prises en tenaille entre la tutelle des pouvoirs publics et l’attrait du modèle de l’entreprise marchande, les associations perdraient de vue les objectifs de l’action collective pour se focaliser sur une gestion optimale des moyens qui leur sont alloués.

Pour comprendre les raisons de cette contrainte pesant sur les associations, Eme met en lumière les polarités et les tensions constitutives du fait associatif. Selon cet auteur, les associations oscillent nécessairement entre un pôle socio-politique et un pôle économique. Le premier renvoie à un « rapport socio-politique d’association » fondé sur les interactions ordinaires entre les personnes, le développement de liens sociaux et la construction d’un être-ensemble. Il s’exprime par une logique de solidarité entre les membres. Le second fait référence à un « rapport économique d’activité » fondé sur la production de biens et de services destinés aux membres associés ou à d’autres personnes. Il s’exprime par une logique de rationalité technico-instrumentale autour des moyens. Les tensions dynamiques qui traversent constamment les associations expliquent à la fois la fragilité et l’ambivalence de leur fonctionnement, notamment dans leur relation avec les institutions publiques et les organisations marchandes. « Le fait associatif, avance Bernard Eme, ne peut donc être pleinement compris que dans ses tensions ambivalentes avec les systèmes fonctionnels que sont l’État et l’économie alors qu’il est lui-même l’objet d’une polarité entre relations réciproques d’association selon un idéal démocratique et relations fonctionnelles dans le travail et la réalisation d’activités économiques » (Ibid., p. 41).

Tout au long de son argumentation, Eme oppose deux périodes dans le fonctionnement du secteur associatif. Au cours du XIXe et d’une grande partie du XXe siècle, le rapport socio-politique d’association prévaut sur le rapport économique d’activité pour un large pan d’associations, celles portant un projet de changement social. Les rapports conflictuels des associations avec l’ordre politique et économique généraient une socialisation réciprocitaire agissant comme une force de résistance et permettant la reproduction et le renouvellement des « mondes vécus » de sujets sociaux dominés (Habermas, 1987). À partir des années 1970 et face à l’épreuve de la « nouvelle question sociale », les relations entre les associations et l’État se recomposent au travers de la notion de « partenariat ». L’incorporation progressive des mouvements associatifs dans le giron de l’État social entame cette dimension conflictuelle qui finit par être neutralisée lors de la lutte conjointe contre les phénomènes de désaffiliation (Castel, 1995). La professionnalisation des associations qui accompagne ce renforcement des partenariats avec l’État consacre la primauté du rapport économique d’activité. La logique de solidarité est alors soumise à la logique technico-instrumentale, dont les normes et les valeurs proviennent principalement de la puissance publique et se diffusent au travers de critères exigeants de gestion et d’efficacité.

D’autres travaux pointent l’importance acquise par la question du travail au sein du secteur associatif, celle-ci occupant aujourd’hui une place aussi importante dans le champ de la sociologie de l’association que la question de l’engagement (Simonet, 2006). La pratique du bénévolat connaît des évolutions sensibles qui tendent vers plus de formalisation et d’encadrement de l’activité, notamment lorsque celle-ci renvoie à une relation de service envers un public extérieur à l’association (Simonet, 2010). Le recrutement et la formation des bénévoles, la clarification des rôles lorsqu’il y a interactions avec d’autres catégories d’acteurs (salariés d’associations, travailleurs sociaux, médecins, enseignants, etc.), ainsi que la reconnaissance progressive d’un statut de bénévole ou de volontaire ouvrant à un certain nombre de droits illustrent le processus de professionnalisation à l’œuvre dans le secteur associatif. Le rapprochement de celui-ci avec le monde du travail est également sensible avec le développement du « bénévolat d’entreprise » (Bory, 2008). Par le mécénat de grandes entreprises privées, des salariés sont incités à mobiliser leurs compétences professionnelles dans des projets associatifs préalablement sélectionnés. Ces évolutions du bénévolat viennent alimenter la prédominance du rapport économique d’activité et de la logique technico-instrumentale dans le fonctionnement associatif mis en lumière par Bernard Eme.

Matthieu Hély analyse également le secteur associatif comme un monde du travail et use de notions telles celles d’ « entreprises associatives », de « travailleurs associatifs » et de « marché du travail associatif » (2004, 2008, 2009). Cet auteur inscrit le développement de la professionnalisation des associations dans le contexte de l’effritement de la société salariale (Castel, 1995). Deux phénomènes majeurs sont alors mis en relation avec le développement associatif initié dans les années 1970 : en premier lieu, la redéfinition du périmètre de l’action publique et le reflux de l’intervention de l’État social ; en second lieu, la prétention des entreprises marchandes à moraliser l’économie et l’apparition d’un « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello, 1999). Le secteur associatif, entendu comme un espace intermédiaire entre l’État et le marché au sein duquel s’exprimeraient des intérêts collectifs, peinerait à s’autonomiser de ces deux grands systèmes normatifs. La régulation des activités au sein de cet espace est fortement influencée soit par la logique de l’administration publique, soit par la logique de l’économie marchande, en fonction du type d’institution avec lequel les associations interagissent prioritairement. Le rapport tutélaire ou partenarial avec les pouvoirs publics d’une part, la mise en concurrence avec des entreprises lucratives ou la politique de mécénat de celles-ci d’autre part, constituent autant de prises sur l’autonomie des associations. La perspective proposée par Matthieu Hély s’oppose donc à la vision d’une

économie sociale et solidaire capable de jouer un rôle instituant dans l’économie et la politique. Le monde associatif est moins un acteur qu’un révélateur du changement social. Les transformations du secteur associatif résultent moins du succès d’une manière de « faire autrement » que d’une délégitimation de l’État social et d’une promotion du modèle de l’entreprise. L’essor des entreprises associatives s’inscrit alors dans le cadre d’une privatisation de l’action publique dans le sillon de la modernisation de l’État et des méthodes du new public management (Bezes, 2009).