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La participation associative et la démocratie

II.2.2 Les  associations  dans  la  problématique  du  capital  social

II.2.2.2 Les  limites  du  capital  social  dans  les  quartiers  populaires

L’idéal du rôle vertueux des associations dans la formation d’un capital social multiforme générant la confiance et la coopération au sein d’une communauté et, partant, favorisant le bon fonctionnement des institutions démocratiques, est assez éloigné des résultats d’enquête portant sur les quartiers populaires. En France comme en Argentine, le type de capital social qui prédomine dans ces territoires est celui qui rassemble localement des petits groupes d’acteurs de même condition sociale, sans que des ponts ne permettent véritablement une mise en relation entre ces différentes associations.

Dans une analyse générale du cas français, Jean-Pierre Worms (2002, 2006) met ainsi en évidence deux types de capital social dont l’un émerge dès le XIXe siècle dans le sillage de

l’État tandis l’autre apparaît plus sourdement dans les années 1970, notamment dans les quartiers populaires urbains90. Le type « historique » de capital social est décrit comme étant « "organisé" en étroite collaboration avec l’État et exerçant une fonction primordiale de passerelle (scale) » (2006, p. 230). Autrement dit, les réseaux associatifs se déploient principalement dans des secteurs balisés par l’État (l’éducation, la santé, la protection sociale), dans une forme de prolongement du service public et sont organisés hiérarchiquement au travers de grandes fédérations. Les trois dernières décennies sont marquées par l’émergence d’un nouveau type de capital social qui, à l’inverse du premier, se développe dans les espaces « où l’État n’est plus présent, dans les zones de "désaffiliation" désertées par la puissance publique » (2006, p. 233). La caractéristique de ce capital social est d’être constitué de petites associations locales non affiliées à des fédérations et organisées davantage selon des relations horizontales entre personnes de même condition sociale. Alors que le premier type, de par sa forte institutionnalisation, génère facilement des réseaux nationaux et des interventions dans l’espace public91, le second type crée des formes de solidarité dans des espaces de proximité qui parviennent plus rarement à se relier à d’autres organisations associatives et aux institutions publiques.

Un certain nombre de quartiers populaires urbains où se développe ce type de capital social sont néanmoins en lien avec les institutions politiques lorsqu’ils entrent dans le cadre de la politique de la ville. À son commencement, cette politique publique mettait d’ailleurs implicitement en œuvre une approche en termes de capital social92. Dans les quartiers ciblés par cette action publique, des financements sont alloués aux associations et celles-ci interagissent avec le pouvoir municipal qui joue le rôle d’intermédiaire avec l’État. Les résultats d’une recherche portant sur les pratiques associatives dans les quartiers populaires et les relations avec les pouvoirs publics en Île-de-France93, mettent également en lumière la

90 Précisons que ce second type de capital social n’a pas vocation à remplacer le premier, les deux types

correspondent à des associations présentes dans des secteurs d’activité et des territoires différents.

91 Le secteur associatif « historique » bénéficie notamment depuis 1983 d’une audience auprès du premier

ministre au travers du Conseil national de la vie associative (CNVA). Il s’est également organisé nationalement avec la création en 1992 de la Conférence permanente des coordinations associatives (CPCA).

92 Nous reviendrons en détail sur l’évolution de la politique de la Ville dans le troisième chapitre.

93 Cette recherche, à laquelle nous avons participé, s’intitule « Liens sociaux, pratiques des associations et action

publique en Île-de-France : un monde en changement ». Elle a été financée, de 2007 à 2009, dans le cadre des « Partenariats Institutions-Citoyens pour la Recherche et l’Innovation » (PICRI) et réunissait des sociologues et

prégnance des relations affinitaires dans la structuration du secteur associatif dans les quartiers populaires (Bevort et al., 2010). Mais ils soulignent également le renforcement de cette segmentation par l’action des pouvoirs publics qui confinent les associations dans un secteur d’activité en raison d’une logique de ciblage des financements. Non seulement cette logique administrative contraint les associations à se spécialiser sur une activité spécifique et réduit les possibles coopérations et actions transversales auprès de certaines populations, mais elle induit également une mise en concurrence des associations pour l’obtention des financements.

Cet effet négatif des politiques publiques sur la constitution de capital social dans les quartiers populaires urbains est également signalé dans le cas argentin (Kessler, Roggi, 2005). Dans le contexte de paupérisation des classes moyennes et populaires, une multitude de politiques sociales ajustées au modèle économique néolibéral ont ciblé les organisations associatives pour susciter des formes de participation et transférer des ressources économiques et matérielles. Si les évaluations de ces politiques mettent en évidence un effet bénéfique sur la confiance et la coopération entre certains habitants, elles font également apparaître une conflictualité croissante entre associations en raison d’une mise en concurrence. Ces politiques sociales font primer « la logique de la concurrence ouverte pour l’attribution des ressources aux organisations de la société civile. Ceci est considéré comme un mécanisme garantissant la méritocratie et la transparence, mais (…) on voit que la concurrence affecte les liens sociaux. Ces programmes ne prévoient pas de formes d’intervention pour empêcher que la concurrence entre projets ne génère par la suite une exclusion des "perdants" » (Ibid., p. 145). La dimension collective du capital social est ainsi questionnée au travers de la logique de mise en concurrence. D’autant qu’il existe une opacité sur les formes d’accès aux biens et services collectifs gérés par les associations et qu’une part de la communauté peut s’en trouver exclue.

De même, on peut s’interroger sur l’effet de ces politiques publiques sur la consolidation de positions de pouvoir par quelques leaders locaux. Le rôle d’intermédiaire entre des communautés locales (un quartier, un pâté de maison) et des institutions politiques est largement répandue en Argentine, notamment dans les interactions avec la municipalité. Dans le contexte des années 1990, la figure de l’intermédiaire local a été grandement

des responsables associatifs. Le rapport final est disponible en ligne : http://www.iledefrance.fr/recherche-innovation/dialogue-science-societe/partenariats-institutions-citoyens-picri/projets-2006/capital-social/

mobilisée au sein de systèmes clientélaires mis en place par les partis politiques dans les quartiers populaires à partir des ressources des politiques sociales. Les systèmes clientélaires reposent en effet sur un enchevêtrement de réseaux politiques et de réseaux associatifs (souvent informels) qui forment un « réseau de résolution de problèmes » (Auyero, 2001). Dans quelle mesure le transfert de ressources publiques aux associations locales des quartiers populaires permet-il alors de renforcer le pouvoir d’agir (empowerment) des communautés et non pas seulement celui de quelques individus ? Amaral et Stokes remarquent à ce sujet « qu’à partir de la perspective du capital social, les mêmes éléments qui peuvent permettre au public de mieux contrôler les instances locales de gouvernement – les réseaux sociaux, un contexte riche en organisations – aident également le politique dans la surveillance de l’électeur et ainsi dans le renforcement du clientélisme » (2005, p. 21). Si le clientélisme représente une forme d’interaction entre des communautés (généralement démunies) et des instances politiques qui ne s’oppose pas nécessairement à la création de liens de confiance et de coopération au niveau (micro) local, il semble en revanche peu favorable à la consolidation de ponts entre différents groupes et à la revendication de changements structurels dépendant de l’action du gouvernement provincial ou national.

En France, le clientélisme politique est considéré comme un phénomène de faible ampleur (Sawicki, 1998). Néanmoins, les formes d’instrumentalisation des associations par les pouvoirs publics et les positions nobiliaires des responsables associatifs sont des éléments courants de la vie politique locale. Dans la recherche citée précédemment sur les quartiers populaires franciliens (Bevort et al., 2010), les résultats montraient l’existence d’un « petit monde » de dirigeants associatifs, relativement sélectif, homogène et formant un entre-soi. Ces dirigeants sont parfois salariés d’une association et membres bénévoles de l’instance de décision d’autres associations. Ils sont généralement dotés de compétences en matière de gestion ou d’organisation et connaissent en outre les ressorts des administrations partenaires. Si ces réseaux de relations permettent des échanges d’informations et la réalisation de quelques actions conjointes, ils font surtout ressortir le phénomène de professionnalisation des « cadres associatifs » (Bevort et al., 2010, p. 44). Il en découle, non sans quelques nuances, un fonctionnement interne laissant peu de place aux procédures démocratiques et aux débats sur l’action ou le devenir de l’association. Le rôle mineur joué par les assemblées générales est symbolique à cet égard, celles-ci s’apparentent à des chambres d’enregistrement de décisions prises en conseil d’administration ou en bureau, quand elles ne sont pas tout simplement inexistantes faute d’adhérents. Cette configuration du pouvoir au sein des associations est

également tributaire du fait que de nombreuses associations étudiées mettent en œuvre une action destinée à des individus considérés comme extérieurs au groupement, c’est-à-dire considérés davantage comme des usagers-consommateurs que comme des membres-adhérents. Au-delà du noyau dur, clairement défini, des dirigeants et des salariés, il existe alors une forme de halo d’acteurs associatifs dénommés bénévoles, adhérents, usagers, personnels ou clients, et dont les rôles peuvent varier considérablement d’une association à une autre sans toutefois prétendre à la prise de décision sur les destinées du groupement.

L’enquête menée par Camille Hamidi (2010), auprès de « trois associations locales de jeunes issus de l’immigration maghrébine » inscrites dans des quartiers populaires, vient également nuancer les hypothèses sous-jacentes aux théories du capital social sur les processus de politisation et d’apprentissage au civisme en œuvre dans les associations94. Les conclusions de cette recherche débouchent sur « une théorie des effets limités et progressifs de l’engagement associatif en matière de socialisation démocratique et politique » (Ibid., p. 213). Paradoxalement, le facteur principal de l’attachement aux procédures démocratiques n’est pas lié à la pratique de la délibération, mais à la frustration engendrée par un fonctionnement non démocratique dans les associations. La socialisation politique et démocratique est également limitée du fait qu’elle s’exerce principalement auprès de personnes déjà familiarisées aux questions du vivre ensemble. La formation d’une opinion élargie grâce aux procédures rationnelles et argumentatives du débat public est, elle, fortement compromise par l’importance des réseaux informels qui « unissent » les dirigeants et « court-circuitent » les espaces de délibération et de décision. Enfin, le développement de la tolérance et de la confiance en autrui est limité car il repose moins sur des processus cognitifs que sur des processus affectifs. Autrement dit, la tolérance et la confiance sont davantage générées en référence à des attachements à des personnes ayant un point de vue différent qu’à la compréhension et la tolérance d’un point de vue différent suite à un débat argumenté.

94 L’auteur revendique le choix de « cas extrêmes » permettant de pousser les théories vers leurs limites, celui

d’associations « qui n’affichent pas de cause politique, qui n’ont pas de raison particulière de se soucier de la socialisation de leurs adhérents aux pratiques du débat public ou aux vertus démocratiques, et qui s’adressent à une population cumulant les traits peu propices à la manifestation d’un grand intérêt pour la politique (jeunesse, faible niveau de diplôme et socialisation politique familiale effectuée à l’étranger) » (ibid., p. 20).

II.2.2.3Conclusion  partielle  

Les théories du capital social mettent donc en avant le rôle des associations dans les formes d’action collective locale grâce aux relations de confiance et aux normes de réciprocité qu’elles instaurent. La confiance et les échanges que produisent les relations face-à-face ne garantissent toutefois pas l’apprentissage des normes civiques et du débat public. Il apparaît également que dans les quartiers populaires urbains, la forme typique de capital social est constituée par des liens de solidarité entre acteurs partageant une même condition sociale et une même inscription territoriale, c’est-à-dire un capital social davantage bonding que bridging ou scaling. La faible quantité de liens entre différentes associations limite les capacités d’action à plus grande échelle et, partant, les possibilités d’une intervention continue dans l’espace public en vue d’une modification de l’action publique. Dans cette perspective, les théories du capital social sont à rapprocher de l’analyse des réseaux en termes de liens forts et de liens faibles développée notamment par Granovetter (1973).

À l’instar des critiques émises sur le tiers secteur et l’économie solidaire, le rôle des institutions politiques peut s’avérer contre-productif lorsqu’elles instrumentalisent les organisations associatives ou lorsqu’elles les mettent en situation de concurrence pour l’obtention des ressources publiques. Cette tendance s’avère d’autant plus importante que les quartiers populaires sont la cible de nombreuses politiques sociales dont les financements transitent par les municipalités. Outre le fait que ces politiques sociales peuvent être intégrées dans un système clientélaire, la recherche d’efficacité des administrations publiques peut également conduire les acteurs politiques locaux à s’appuyer sur des responsables associatifs ayant acquis une visibilité locale et à générer des formes d’appropriation du capital social par quelques individus.

Enfin, la récurrence du thème de la reconfiguration de l’État social dans les approches du tiers secteur, de l’économie sociale et solidaire et du capital social souligne non seulement l’importance des interactions entre le secteur associatif et les pouvoirs publics, mais elle évoque aussi des transformations plus profondes au niveau des modalités de l’action de l’État. Dans le point suivant, ces transformations à l’égard du politique sont abordées au travers de la question des engagements associatifs et des débats qui l’entourent au sujet des transformations du militantisme.