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La participation associative et la démocratie

I.2 Fait  libéral  et  fait  associatif

I.2.1 Déliaison  des  individus  et  lien  social  moderne

Comme il a été indiqué au commencement du chapitre, le passage de la structuration hétéronome à la structuration autonome se conçoit au travers de l’avènement de l’État rationnel, de la souveraineté des individus de droit et d’une orientation historique tournée vers

dans sa version réformiste ou révolutionnaire, est alors dominante au sein des sociétés occidentales. Le modèle de la société salariale constitue d’ailleurs pour Gauchet une forme d’équilibre entre les trois vecteurs de l’autonomie qu’il nomme la « synthèse libéralo-démocratique » (2007a, 2007b, 2010). À partir des années 1970, la crise économique, la critique de l’État bureaucratique et des totalitarismes, entre autres facteurs, légitiment une nouvelle « émancipation » de la société civile et permettent la domination idéologique d’un nouveau libéralisme.

l’avenir16. Le passage de l’hétéronomie à l’autonomie engage également une nouvelle conception du lien social qui permet de comprendre l’essor du fait associatif moderne, c’est-à-dire l’engagement volontaire d’individus libres et égaux dans des groupes plus ou moins durables. La hiérarchisation des rapports sociaux et l’intégration des individus dans des corps qui caractérisent la structure hétéronome laissent place, dans la structure autonome, au principe de l’égale liberté des individus et à leur déliaison au sein de la société. Le fait associatif tel qu’il émerge au XIXe siècle renvoie effectivement « à la déliaison du corps théologico-politique et à l’émergence de nouvelles formes de lien civil et de lien politique » (Cefaï, 2000, p. 277).Cette transformation des relations sociales liée au « fait libéral » est présente dès les fondations de la sociologie, on la trouve notamment dans les travaux de Tönnies, Durkheim, Weber et Tocqueville. Avant de retracer l’évolution des formes associatives liées au processus d’autonomisation, il nous semble nécessaire de mettre en lumière les réflexions que les fondateurs de la pensée sociologique ont nourries au sujet de la déliaison des individus et du lien social caractéristique de la modernité.

Dès 1887, Ferdinand Tönnies établit la distinction entre communauté et société. Inspiré tant par le romantisme allemand que par la critique de Marx concernant l’économie politique libérale et la société civile, Tönnies oppose les deux termes non sans leur adjoindre un jugement de valeur. Pour cet auteur, « la communauté est caractérisée par la proximité affective et spatiale des individus et se définit donc comme "une communauté de sang, de lieu et d’esprit " où le tout prime sur l’individu, la société, en revanche, est le lieu d’un individualisme débridé et destructeur, d’une concurrence généralisée entre les hommes désormais isolés et séparés les uns des autres, le règne de l’intérêt personnel qui se trouve être dorénavant au fondement de tous les rapports sociaux, lesquels tendent à se réduire à des échanges contractualisés » (Bond, Mesure, 2010, p. XVI). Ainsi que le remarquent Niall Bond et Sylvie Mesure, la vision de Tönnies sur l’histoire et la modernité est relativement pessimiste. Il voit les « authentiques » rapports humains de la communauté être supplantés par le froid calcul d’individus rationnels libres d’agir au sein de la société civile.

Cette préoccupation de la transformation des relations sociales et de la montée de l’individualisme se trouve également au cœur de la pensée d’Émile Durkheim. Dans son

16 La structure hétéronome renvoie à la conception d’un pouvoir indivisible, de portée universelle et remplissant

une fonction de médiation entre le divin et les communautés humaines, à une hiérarchisation et une incorporation des relations sociales, et à une orientation temporelle tournée vers le passé en raison de la prééminence de la tradition et du mythe d’un passé fondateur.

ouvrage De la Division du travail social (1893), Durkheim différencie la solidarité mécanique et la solidarité organique. La première correspond davantage aux sociétés primitives où le collectif prime sur l’individuel, alors que l’autre se réfère aux sociétés avancées où l’individualité et la personnalité se développent. « Tandis que la [solidarité mécanique] implique que les individus se ressemblent, [la solidarité organique] suppose qu'ils diffèrent les uns des autres. La première n'est possible que dans la mesure où la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective ; la seconde n'est possible que si chacun a une sphère d'action qui lui est propre, par conséquent une personnalité » (Durkheim, 1967, p. 122). La proximité des thèses de Durkheim et de Tönnies est attestée par le sociologue français dans la note critique qu’il réalise à propos de cet ouvrage : « Comme l'auteur, je crois qu'il y a deux grandes espèces de sociétés et les mots dont il se sert pour les désigner en indiquent assez bien la nature (…). Comme lui j'admets que la Gemeinschaft est le fait premier et la Gesellschaft la fin dérivée. Enfin j'accepte dans ses lignes générales l'analyse et la description qu'il nous fait de la Gemeinschaft » (Durkheim, 1975, p. 389). Durkheim exprime en revanche sa différence quant à l’interprétation de cette transformation des relations sociales et au pessimisme de Tönnies face à la nature et au devenir des sociétés contemporaines : « Je crois que la vie des grandes agglomérations sociales est tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle n'est ni moins organique ni moins interne. En dehors des mouvements purement individuels, il y a dans nos sociétés contemporaines une activité proprement collective qui est tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d'autrefois. Elle est autre assurément ; elle constitue un type différent, mais entre ces deux espèces d'un même genre, si diverses qu'elles soient, il n'y a pas une différence de nature » (Ibid.). Face aux tendances anomiques de la division du travail et de l’individualisation, Durkheim évoque notamment l’apport des corporations professionnelles17 comme forme possible d’intégration sociale et d’intermédiation entre la société civile et l’État (Gautier, 1994).

Tout en rejetant également la vision pessimiste de la modernité de Tönnies, Weber s’inspire de la distinction entre communauté et société pour forger les concepts de communalisation et de sociation. La communalisation correspond à une relation sociale fondée sur « le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté » (1995, p. 78). La sociation est, elle, une relation sociale fondée sur un

17 Le concept de corporation est présent dans les Leçons de sociologie (1922) et dans la préface à la seconde

compromis d’intérêts motivé rationnellement en valeur ou en finalité (Ibid., p. 78-79). L’association constitue pour Weber un « type pur de sociation », elle est définie en tant que « groupement formé par entente dont les règlements statutaires ne revendiquent de validité que pour ceux qui y entrent librement de leur chef » (1995, p. 94). À son tour, le concept d’association se distingue du concept d’institution18 dont une des caractéristiques est d’imposer ses règlements à « tout individu qui répond à certains critères (…), sans qu’il importe que l’individu y soit rentré de son propre chef (…) et en outre qu’il ait participé à l’établissement des statuts » (Ibid.). Weber souligne donc la modernité du fait associatif en le rattachant au lien sociétaire et en insistant sur les dimensions volontaire et rationnelle de l’association des individus.

Si Max Weber a montré un intérêt pour le fait associatif moderne, notamment au cours de son séjour aux États-Unis en 1904 où il voit dans les multiples associations laïques le prolongement de la logique des sectes puritaines (Lallement, 2006), Alexis de Tocqueville reste l’auteur classique qui a sans doute accordé la plus grande importance au fait associatif. Au cours de son voyage en Amérique en 1831-32, Tocqueville conçoit la dynamique historique des sociétés et la « révolution démocratique » à partir du processus d’égalisation des conditions19. Son maître ouvrage De la démocratie en Amérique s’ouvre ainsi par ces mots : « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions. (…) Ainsi donc, à mesure que j’étudiais la société américaine, je voyais de plus en plus, dans l’égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes mes observations venaient aboutir » (1961a, p. 37). Si l’égalisation des conditions est considérée comme un processus historique irréversible, elle n’en est pas moins problématique au regard de l’articulation entre l’individu et le collectif. L’égalité des conditions conduit les sociétés modernes face à deux grands écueils, l’un concernant la vie politique et l’autre la vie morale. D’une part, la liberté politique et la « souveraineté de tous » entraînent une faible capacité d’action de chaque individu, ce qui peut conduire à un renforcement toujours plus important du pouvoir central et à une forme de despotisme démocratique. L’« art de s’associer » permet alors la constitution volontaire de groupes intermédiaires qui viennent préserver les libertés individuelles, soit face aux excès du pouvoir central, soit face à la tyrannie de la majorité.

18 L’État et l’Église forment les institutions par excellence.

D’autre part, l’égalité des conditions s’accompagne du règne de l’individualisme qui gâte les vertus et menace la civilisation. La « passion de l’égalité » des sociétés démocratiques fait craindre à Tocqueville le repli des individus sur eux-mêmes, l’effondrement des mondes communs et le retour à la barbarie20. Différent de l’égoïsme des moralistes21, l’individualisme démocratique est défini comme « un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses proches. (…) l’individualisme ne tarit d’abord que la source des vertus publiques ; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s’absorber dans l’égoïsme » (1961b, p. 143-144). Face à cette tendance au délitement du lien social – qui accentue par ailleurs la centralisation du pouvoir politique – ce sont encore les associations qui permettent aux individus de se (re)lier entre eux et, ce faisant, d’accorder leurs intérêts individuels en vue de la poursuite d’un bien commun. Cette heureuse synthèse de la vertu publique et de l’intérêt individuel est définie au travers de la doctrine de l’intérêt bien entendu22 dont il constate la large diffusion aux États-Unis. À l’opposé de la morale aristocrate associant l’action vertueuse à la gloire et au grand sacrifice, les moralistes américains s’efforcent de rendre compte de l’utilité de produire de petits sacrifices et de l’intérêt d’agir avec honnêteté. Or, en s’associant régulièrement à propos d’objets touchant à la vie ordinaire, les individus acquièrent l’habitude de « combiner leur propre bien-être avec celui de leurs concitoyens » (Tocqueville, 1961b, p. 174).

Grâce à cette capacité à socialiser les individus, à générer des actions collectives volontaires et à forger des intérêts communs, Tocqueville voit alors dans les associations « le creuset où s’élabore une maïeutique de l’esprit civique » (Lallement, 2006, p. 74), « des "écoles" faisant apprécier aux individus les avantages de la démocratie, la rendant plus proche et vivante à leurs yeux » (Hamidi, 2010, p. 14) ou encore des « particuliers puissants » qui réactivent le « principe d’honneur » de l’aristocratie (Chanial, 2004). En tant que produit

20 L’opposition entre civilisation et barbarie n’est guère précise chez Tocqueville. On peut considérer que la notion de barbarie renvoie à l’idée de dissolution sociale et de dépravation morale qui en résulte chez les

individus, thème très en vogue au cours du premier XIXe siècle (Rosanvallon, 2004, p. 158-164).

21 Tocqueville définit l’égoïsme comme « un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne

rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout » (1961b, p. 143).

22 Selon Tocqueville, « la doctrine de l’intérêt bien entendu ne produit pas de grands dévouements ; mais elle

suggère chaque jour de petits sacrifices ; à elle seule, elle ne saurait faire un homme vertueux ; mais elle forme une multitude de citoyens réglés, tempérants, modérés, prévoyants, maîtres d’eux-mêmes ; et, si elle ne conduit pas directement à la vertu par la volonté, elle en rapproche insensiblement par les habitudes » (1961b, p. 175).

du fait libéral et de la déliaison des individus, l’association volontaire représente une forme concrète de l’autonomisation de la société civile. Le développement du fait associatif au cours des XIXe et XXe siècles emprunte cependant un chemin sinueux dont nous proposons de suivre les grandes étapes en l’articulant avec les évolutions du champ idéologique et en nous référant aux cas français et argentin.