• Aucun résultat trouvé

La participation associative et la démocratie

II.3.3 Une  démarche  d’enquête  ethnographique

II.3.3.2 L’enquête  de  terrain  à  Tres  de  Febrero

Si l’enquête de terrain a pu s’étaler de 2008 à 2011 à Gennevilliers, elle s’est effectuée à Tres de Febrero de manière plus concentrée lors d’un premier séjour de six mois en 2009 et d’un second de trois mois en 2010. L’entrée dans le milieu militant de Tres de Febrero s’est réalisée suite à un « coup à trois bandes ». Un collègue doctorant argentin rencontré à Paris et travaillant sur un objet similaire a permis non seulement mon accueil dans un centre de recherche à Buenos Aires, mais il m’a également donné le contact d’un militant avec qui il avait collaboré dans le passé au sein de la municipalité de Tres de Febrero. La rencontre avec ce militant vivant dans un autre district du conurbano a été d’une grande richesse puisqu’il m’a fait part de sa longue trajectoire, notamment de son désengagement du parti communiste après plus de 50 ans de militantisme et du traumatisme qu’il avait alors ressenti. Je retrouvais

104 Le fait d’avoir suivi un cycle de cours m’a permis d’occuper une position similaire aux enquêtés les moins

donc immédiatement une similarité entre les deux terrains, ce qui confirmait les hypothèses et encourageait le travail comparatif. Cette personne a également joué le rôle d’intermédiaire pour me mettre en relation avec des militants péronistes de Tres de Febrero. L’enquête de terrain a alors débuté au sein d’un service municipal chargé de réaliser des activités culturelles et éducatives en partenariat avec des organisations territoriales : la Direction d’action communautaire. Pendant trois semaines, j’ai partagé le quotidien des trois employés municipaux de ce service (également militants péronistes) et j’ai accompagné le groupe chargé de la diffusion des droits de l’enfant dans quelques-unes de leurs interventions dans les écoles du district. La mise en contact par un de leur camarade105 a facilité mon insertion dans le groupe, mais je n’ai gagné véritablement leur confiance et leur sympathie que le jour où j’ai chanté La marseillaise tandis qu’ils m’apprenaient La marche péroniste. De manière imprévue, l’intérêt de l’analyse de ce service municipal et des trajectoires de ses membres n’a pas véritablement consisté dans les pratiques mises en œuvre dans les quartiers et dans les liens avec les associations. En fait, ce service était mis en sommeil en raison d’un conflit entre la directrice et le maire, et son activité était fortement réduite. La dimension autoritaire du maire de Tres de Febrero, qui se sera évoquée dans tous les autres espaces militants étudiés, et le rapport de force entre les différentes orientations politiques du péronisme au niveau de Tres de Febrero sont les éléments principaux qui ressortent de cette première insertion dans le milieu militant de ce territoire.

Afin de poursuivre l’enquête et de m’approcher des organisations associatives, la directrice du service d’action communautaire m’a mis en relation avec un autre service municipal dont la fonction est de tenir le registre des organisations dites sociales et d’aider à leur création. Trois agents municipaux m’ont accueilli dans ce service, transmis le fichier des associations existantes sur le territoire, accordé des entretiens et orienté vers des associations susceptibles de correspondre à mon enquête106. Là encore, le mode d’entrée sur le terrain est assez structurant puisqu’une des trois associations suggérées par ces personnes est devenue un

105 Si mon intermédiaire était un militant communiste, il m’a expliqué avoir toujours cherché à collaborer avec

les péronistes. Les liens d’amitié et de compagnonnage avec ces militants péronistes confirment ses dires.

106 La différence d’échelle entre les communes de Gennevilliers (41 400 habitants et 11,6 km² de superficie) et

de Tres de Febrero (340 071 habitants et 43 km² de superficie) se fait ici sentir. S’il était possible de traverser à pied l’ensemble de la commune de Gennevilliers, je ne suis pas parvenu à parcourir tous les quartiers de Tres de Febrero. De même, alors que la municipalité de Gennevilliers recense une centaine d’associations, celle de Tres de Febrero en compte 419.

cas d’étude de la thèse107. Celle-ci m’a été présentée comme une association de jeunes habitants du district cherchant à lutter contre la dégradation de l’espace urbain en réalisant des peintures murales dans les différents quartiers de la ville. Une des membres de la Direction des relations institutionnelles nous a mis directement en lien avec le responsable de cette association qui s’est avéré être également un conseiller municipal et un militant péroniste. Les autres responsables de cette association étaient également des militants politiques, ils n’occupaient aucune charge élective mais appartenaient à la même branche politique du parti péroniste local. Durant les quatre mois restant de mon premier séjour et les trois mois de mon second séjour, à raison de deux à trois rencontres par semaine, j’ai suivi l’activité de ces jeunes militants afin de comprendre pourquoi et comment ils généraient des actions collectives dans les quartiers en empruntant la forme associative et non partisane. Outre la réalisation d’une centaine de peintures murales dans l’espace urbain, ces militants avaient également initié la création d’un dispensaire à proximité d’un bidonville (villa miseria), d’un centre culturel, d’une association étudiante108, de deux amicales gérant une place publique, d’un potager communautaire et d’une bibliothèque populaire dans un des quartiers les plus pauvres de la ville. L’analyse de leurs pratiques et de leurs trajectoires permettait de questionner la transformation des engagements militants et celle du parti péroniste. En enquêtant plus particulièrement auprès du centre culturel et d’une amicale de place publique, le travail de terrain mettait à l’épreuve l’hypothèse de l’autonomie de ces associations à l’égard de l’organisation politique à laquelle appartenaient ces jeunes militants. Parallèlement à l’analyse de l’activité associative de ces militants péronistes, nous avons investigué leur activité au sein du système politique dans le but de mieux comprendre les rouages du pouvoir municipal et d’appréhender la configuration politique locale. Si nous n’avons pas croisé d’enquêtes scientifiques sur ce territoire en particulier, les résultats de travaux historiques et sociologiques sur la politique au niveau de la province de Buenos Aires et du conurbano ont fourni un cadre d’étude plus général pour notre cas (Auyero, 2001 ; Kessler, Svampa, Gonzalez Bombal, 2010 ; Levitsky, 2005 ; Merklen, 2009 ; Ollier, 2010 ; Svampa, 2008 ; Svampa, Perreyra, 2003).

Les relations avec ces enquêtés, tant les militants péronistes que les autres membres associatifs non liés à des partis politiques, ont tôt pris la forme d’une sympathie mutuelle. La

107 Les responsables des deux autres associations sont également rencontrés, mais l’étude n’y est pas prolongée

car leur action s’effectue en dehors du district, dans des communes rurales de la province de Buenos Aires.

continuité du travail de terrain conduisait notamment au partage de moments de convivialité autour d’un maté, d’un café, d’un verre d’alcool ou d’un barbecue. Les entretiens individuels centrés sur les trajectoires sociales et militantes amenaient des confidences plus personnelles, qui en retour me conduisaient à raconter une part de ma propre vie personnelle. Le fait d’être fiancé à une femme argentine, de connaître d’autres régions de leur pays et de manier certaines expressions argotiques a contribué à réduire la distance avec les enquêtés. Paradoxalement, j’ai ressenti une altérité plus importante lors de l’enquête à Gennevilliers que lors du travail de terrain à Tres de Febrero. Probablement parce que la distance culturelle qui me séparait des enquêtés occultait, sans la faire disparaître, la distance sociale. Néanmoins, l’acceptation de la situation d’enquête par ces acteurs associatifs et/ou politiques renvoie également aux bénéfices qu’ils en tiraient, notamment au niveau symbolique. À de nombreuses reprises, les enquêtés me présentaient à des proches, à des collègues, voire à des concurrents politiques, en insistant sur mon identité de français et sur l’intérêt que je portais à leur personne comme à leur activité. L’image positive, voire prestigieuse, de la France109 était ainsi mobilisée à travers moi afin de rejaillir sur les enquêtés eux-mêmes.

La circulation dans ces réseaux associatifs et politiques a occupé une grande part du travail de terrain en Argentine. Toutefois, si cela servait l’analyse des transformations des engagements militants et du parti péroniste, un autre cas d’étude lié aux politiques sociales territorialisées était à rechercher. L’expérience des mobilisations de chômeurs, le mouvement piquetero, exerçait un fort attrait et il s’avérait pertinent de suivre le fil de ces mobilisations après le « retour à la normale » de la vie politique (Svampa, 2006). Contrairement à d’autres districts du conurbano, la ville de Tres de Febrero n’a pas été le théâtre de grandes mobilisations piqueteras au tournant du siècle. Néanmoins, par l’insertion dans des espaces associatifs, partisans et municipaux, ou par la simple déambulation dans les quartiers, j’avais pu remarquer la présence de quelques organisations piqueteras telles Polo Obrero, Barrios de pie et Movimiento Evita110. Un des jeunes militants péronistes a alors servi d’intermédiaire

109 Certains plaçaient la France dans une position supérieure à l’Argentine en évoquant le premier et le tiers monde. D’autres faisaient référence à la Révolution française et à Mai 68comme des moments d’histoire universelle dont ils se sentaient partie. Les relations belliqueuses que la France a entretenues avec l’Angleterre en faisaient un allié de l’Argentine en pleine réactivation du conflit des îles Malouines. De manière plus générale, Paris et la France étaient associés au « bon goût » et au raffinement culturel. On ne manquait pas de me demander de prononcer quelques phrases en français ou de décrire certains monuments parisiens.

110 Littéralement : Pôle ouvrier, Quartiers debout et Mouvement Evita. Nous reviendrons dans le quatrième

pour que je rencontre les responsables locaux du Movimiento Evita. L’analyse de ce groupement, allié du gouvernement national et du couple présidentiel Kirchner, s’est avérée féconde puisqu’il participait à la mise en œuvre d’une politique sociale (Argentina trabaja) visant à créer des coopératives de travail en ciblant les quartiers populaires et les personnes les plus éloignées du marché du travail. Cependant, après une rencontre au domicile de la référente locale du mouvement – qui leur servait de local – et la réalisation d’entretiens avec quatre militants, ce groupement à cesser de répondre à mes sollicitations, notamment au sujet de rencontres avec les travailleurs des coopératives. Sans que les membres du Movimiento Evita ne refusent explicitement de fixer des rendez-vous pour m’accompagner sur les lieux de travail de ces coopératives, les rendez-vous ont systématiquement été repoussés jusqu’à ce que la relation s’étiole et que mon départ coupe toute possibilité de rencontre. Malgré une relative faiblesse des informations de première main111, compensée en partie par deux observations fortuites de ces coopératives lors d’un chantier de pavement de trottoirs, par la lecture d’articles de presse sur cette organisation et par la prise en compte de travaux sociologiques sur des organisations du même type (Merklen, 2006 ; Perez, Natalucci, 2012 ; Rodriguez Blanco, 2011), nous avons décidé de conserver ce cas d’étude pour la thèse afin de traiter à la fois du devenir d’une partie du mouvement piquetero et de l’influence des politiques sociales territorialisées. Il est difficile de comprendre pourquoi ce terrain s’est refermé puisqu’aucune raison n’a été avancée par les protagonistes et que nous n’avons perçu aucun signe de défiance à notre encontre. Nous remarquons néanmoins que, comme à Gennevilliers au sujet des mal-logés et des femmes victimes de violence, c’est au cours de l’approche vers des personnes en situation de grande vulnérabilité que le terrain s’est dérobé. Soit parce que la distance sociale entre l’enquêteur et les enquêtés étaient trop importante et que nous n’avons pas su la réduire, soit parce que les responsables associatifs ont eux-mêmes souhaité que je n’ai pas accès directement à la parole de celles et ceux pour qui ils se mobilisent et dont ils ne partagent pas, ou plus, les mêmes conditions.

Sur l’ensemble des deux terrains, la démarche ethnographique dans les milieux militants s’est donc concrétisée par la rencontre de 20 associations (7 à Gennevilliers et 13 à Tres de Febrero) et de 9 services municipaux (4 à Gennevilliers et 5 à Tres de Febrero)112, ainsi que

111 Les entretiens réalisés étaient toutefois riches d’informations, notamment sur les liens avec la politique locale

et nationale.

112 Seuls les services municipaux et associations directement liés à la problématique ont été évoqués au cours de

par la réalisation de 79 entretiens semi-directifs centrés sur la trajectoire, l’engagement et la pratique des acteurs (36 à Gennevilliers et 43 à Tres de Febrero). Il nous est impossible de quantifier le nombre d’observations réalisées étant donné la nature du travail de terrain et le suivi de certains acteurs parfois pendant des journées entières, mais précisons que celles-ci ont toujours été non participantes. De même, si certaines observations concernaient des « rassemblements orientés » (Cefaï, 2007) tels les assemblées générales ou les conseils d’administration d’association, les informations les plus précieuses ont été recueillies par le biais de l’informel. Soit au cours de discussions en marge des observations et des entretiens, soit au cours d’observations de situations imprévues. Enfin, hormis le Movimiento Evita, les trois autres associations étudiées nous ont ouvert l’accès à leurs propres archives ou nous ont transmis des documents en lien avec leur histoire et leur activité (rapports d’activité, articles de journaux, photos, lettres de revendication, dépliants, flyers, etc.). En lien avec les axes et les hypothèses de la recherche, les quatre cas d’études ont été choisis de manière à rendre compte dans une perspective comparative des liens entre la participation associative et les politiques sociales d’une part, et des liens entre la participation associative et les transformations du militantisme et des configurations politiques d’autre part.

service de la statistique de la municipalité de Tres de Febrero ont fourni des informations sur le territoire sans nécessairement permettre d’avancer dans l’analyse des réseaux associatifs et politiques.