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La participation associative et la démocratie

II.2.3.2 Vers  des  formes  d’engagement  plus  autonomes  ?

L’autonomisation des associations face aux grandes fédérations et aux partis politiques est l’autre versant de la thèse de la transformation des engagements. Le renversement du rapport entre l’individu et le collectif s’accompagne en effet d’un renversement entre les organisations de base et les grandes structures nationales. Une fois encore, la perspective dessiné par Jacques Ion est prise en référence tant elle se situe au centre des débats. De plus, cet auteur a privilégié pour son analyse l’étude des formes de l’engagement, c’est-à-dire les modalités de l’organisation et du fonctionnement des associations (1997, p. 14-15). Voyons

quelles sont les caractéristiques formelles qui distinguent les modèles d’engagement militant et distancié.

Pour Jacques Ion, le modèle de l’engagement militant est un modèle mixte où se mêlent des relations horizontales selon des appartenances de groupe (territoire, métier, famille) et des relations verticales qui inscrivent les groupes dans l’espace public national. Les groupements locaux à base communautaire sont insérés dans des réseaux idéologico-politiques (catholique, républicain, communiste, socialiste) offrant un cadre de référence commun. Le modèle de l’engagement militant repose alors sur une structure fédérative et une organisation pyramidale. Il tire sa force de la masse des adhérents et d’une concentration de la parole légitime dont font usage des représentants agissant sur la scène politique. La grande majorité des adhérents forment des masses anonymes, le militant n’étant que « la figure de proue de ce modèle » (Ibid., p. 29). Le militant est en effet l’acteur qui fait le lien entre les appartenances primaires et le combat idéologique au niveau national, il est à la fois « membre d’une communauté et éclaireur d’un destin de type sociétal » (Ibid, p. 30). Il tire sa légitimité de son ancrage local et de son inscription dans des réseaux verticaux le conduisant aux postes à responsabilité.

Selon Jacques Ion, ce modèle d’engagement est déstabilisé à l’orée des années 1970 par l’affaiblissement des « constellations idéologiques » qui tenaient ensemble la multitude des groupements volontaires, puis par le processus de décentralisation administrative qui retire une part de sa pertinence à la structure fédérale. Il s’opère alors une redéfinition de l’articulation entre le centre et le local, les groupements locaux revendiquant davantage d’autonomie, voire une totale indépendance, à l’égard des structures nationales. L’échelle nationale est moins sollicitée dans l’action revendicative et les associations s’investissent prioritairement soit au niveau local, soit au niveau global. La nouvelle articulation entre le centre et le local qui émerge avec le modèle d’engagement distancié est concomitante d’un rejet des mécanismes de délégation, moins pour le principe que pour les usages qui en sont faits. L’idée d’une force de masse des groupements volontaires perd de sa pertinence, l’objectif des associations tend à se spécifier et les ressources différenciées des adhérents sont davantage valorisées dans un contexte de technicisation de l’intervention associative. Dans ce nouveau type d’engagement militant, « l’acteur se substitue à l’atome » (Ibid, p. 74).

Si les termes du débat et les oppositions sont structurés différemment en Argentine, on y trouve également un questionnement autour de la transformation des engagements.

Particulièrement, l’analyse des mouvements sociaux des deux dernières décennies a mis au jour des formes nouvelles d’action collective qui se caractérisent par un ancrage territorial dans des quartiers urbains ou des communautés villageoises, et par des pratiques de participation directe au travers d’assemblées délibératives (Svampa, Pereyra, 2003 ; Delamata, Armesto, 2005 ; Merklen, 2009). La revendication d’autonomie est notamment présente dans une partie des organisations du mouvement piquetero et dans la quasi-totalité des expériences d’assemblées de quartier qui marquent également la période post 2001 (Svampa, 2008 ; Pérez, Armelino, Rossi, 2005). En lien avec l’échec des réformes néolibérales des années 1990 et le rejet des élites politiques et économiques symbolisé par le slogan « Que se vayan todos ! » (Qu’ils s’en aillent tous !), Svampa (2011) voit l’essor d’un nouvel ethos militant caractérisé par un ancrage territorial, une revendication d’autonomie et une démocratie directe.

De même que dans le cas français, cet ethos autonomiste est défini grâce à un jeu en miroir avec l’ethos national-populaire considéré comme la forme traditionnelle du militantisme et dont la référence au péronisme est plus ou moins explicite. On peut en effet constater avec Martuccelli et Svampa que « le péronisme a été considéré comme un des exemples les plus aboutis du modèle national-populaire » ; ce modèle étant entendu comme « l’état du système politique propre à une période d’industrialisation qui cherche à rendre viable une croissance interne, au travers de l’incorporation politique des secteurs populaires et de l’effort pour mobiliser les masses de manière "organisée" (c’est-à-dire en canalisant les demandes sociales au travers de l’appareil politico-institutionnel) » (1997, p. 25). Du point de vue de sa structuration, le modèle national-populaire (forgé dans les années 1930 et prégnant jusqu’au début des années 1960) se caractérise par une organisation socio-politique verticale avec une forte identification à un leader charismatique. Les organisations associatives, syndicales et partisanes relient alors le « peuple » au sommet de l’État, dont on considère qu’il est le principal agent du changement social.

Avant que l’ethos autonomiste ne s’affirme au tournant des années 2000 dans les pratiques comme dans les analyses, le modèle national-populaire s’était progressivement délité en raison des changements intervenus dans les sphères économique, sociale et politique entre les années 1970 et 1990. La désindustrialisation et la perte d’influence des syndicats d’une part, l’appauvrissement des secteurs populaires et d’une large part des classes moyennes d’autre part, et enfin le recul de l’idée de mouvement politique au profit d’un système démocratique de partis ont contribué à la « progressive désarticulation du modèle

national-populaire » (Ibid., p. 52). Martuccelli et Svampa affirment alors que « l’étude du politique doit rendre compte du processus croissant d’autonomisation des espaces (ambitos) sociaux et de l’absence d’une matrice sociale. (…) Dans la mesure où la société ne renvoie plus à une matrice totalisante et pourvue (integrada) de pratiques sociales, les individus doivent établir, ou plutôt recréer, surtout symboliquement et dans une dimension subjective, leur implication dans la vie sociale. De plus en plus, les individus inscrivent leur action dans le cadre d’une situation déterminée par des représentations collectives, mais en l’absence de modèles prescriptifs et de déterminismes strictes » (Ibid., p. 52-53).

Dans le cas français comme dans le cas argentin, une même période semble donc marquer un point d’inflexion dans les modèles de référence de l’engagement militant et dans la structuration des systèmes socio-politiques, notamment ceux liés aux classes populaires. À partir des années 1970, on observe des deux côtés de l’Atlantique un processus de déliaison des organisations partisanes, syndicales et associatives appartenant au monde communiste ou péroniste. Mais dans quelle mesure cette transformation d’ordre général peut-elle être observée aujourd’hui au niveau local ? Quelle est la nature des interactions entre les partis politiques, les syndicats et les associations au sein des anciennes communes ouvrières ? Ces interactions et les contextes d’action dans lesquels elles s’inscrivent forment-ils des configurations politiques locales distinctes du modèle décrivant la période 1930-1970 ? Les histoires locales de Gennevilliers et de Tres de Febrero rendent-elles d’ailleurs comptent d’un passé où les diverses organisations militantes formaient un ensemble homogène et hiérarchisé ? Les associations présentes dans les quartiers populaires sont-elles devenues plus autonomes à l’égard des institutions politiques ? Les engagements associatifs sont-ils davantage liés à une volonté d’agir localement, de manière autonome et selon des relations horizontales ? Pour répondre à ces questions, l’analyse doit à la fois porter sur les pratiques et les représentations des militants locaux, sur les liens entre les différentes organisations militantes et sur les évolutions institutionnelles au cours des quatre dernières décennies. Autrement dit, l’articulation des différents niveaux d’analyse concernant le militantisme doit nous permettre d’éclairer les conditions de possibilité de la participation associative dans les quartiers populaires urbains.

II.2.3.3L’articulation  des  niveaux  d’analyse  dans  l’étude  de  la  transformation