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Du processus de qualification à la rente, une rencontre entre le terroir et le territoire

2.3.1. De la réputation au premium de qualité

Shapiro (1983) définit la réputation d’un produit comme « la qualité attendue du point de vue des consommateurs », cette réputation reflète donc à la fois un jugement sur les qualités du produit et une mémoire des comportements passés des vendeurs. Cette mémoire peut faire naître un sentiment de confiance envers certaines firmes et leurs produits en se basant sur les comportements passés des vendeurs. La construction de la réputation fait donc intervenir une combinaison entre le temps long d’une multiplicité d’échanges passés et l’anticipation des comportements futurs des vendeurs.

Lorsque le sentiment de confiance envers un produit est suffisamment fort pour générer un phénomène de réputation, cela peut conduire à une valorisation supérieure de ce produit par rapport au prix moyen de ce type de produit sur le marché. Shapiro (1983) parle alors de « premium de prix ». Les produits bénéficiant d’un premium en lien avec une qualité particulière se trouvent dans une configuration différente de la compétition classique dans laquelle les producteurs concurrents cherchent à réduire leurs coûts de production dans le but de pratiquer des prix toujours plus compétitifs. À l’inverse, pour les produits de qualité, l’enjeu n’est pas de réduire les coûts de production afin de vendre à des prix inférieurs aux concurrents, mais bien de communiquer sur les qualités du produit et les investissements effectivement réalisés pour obtenir ces qualités, dans le but de justifier auprès des consommateurs un prix supérieur au prix d’un produit standard.

Plusieurs auteurs soulignent que la qualification par l’origine peut entraîner ce phénomène de valorisation de la réputation par un premium de prix accordé au produit (Allaire, 2009 ; Reviron, 2009 ; Bramley, 2012 ; Lamani et al., 2015). Ce premium traduit donc la confiance des consommateurs dans le

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fait que les producteurs mobilisent effectivement les ressources spécifiques conduisant aux qualités typiques. Pour Belletti (2000), il s’agit également de la transformation d’un « surplus culturel », tenant à l’identité d’un produit local, en un « surplus économique ». Notons que la confiance dans les qualités du produit et la valorisation d’attributs symboliques ou culturels attachés au produit et appréciés par les consommateurs ne sont pas les seuls déterminants des premiums. Les travaux de Veblen sur la surconsommation des plus riches – appelée « consommation ostentatoire » – montrent que la survalorisation d’un bien est un moyen pour une élite sociale d’affirmer son rang. On peut alors observer une augmentation de la demande avec le prix (effet Veblen), qui ne traduit donc pas la reconnaissance des qualités d’un produit, mais un choix social de positionnement d’une classe (Veblen, 1970).

La confiance des consommateurs envers un produit peut se réduire considérablement si les vendeurs commencent à fournir, de manière volontaire ou non, un produit dont les qualités sont inférieures à celles attendues. Klein et Leffler (1981) proposent un modèle de concurrence dans lequel des firmes qui produisent des produits de faible qualité en les vendant à des prix élevés acquièrent une mauvaise réputation et sont finalement exclues du marché. Les auteurs font l’hypothèse que les consommateurs peuvent communiquer entre eux sans coûts particuliers ; ainsi si une firme vend un produit dont les qualités sont inférieures à celles attendues (les auteurs parlent d’un « contrat sur les qualités »), tous les autres consommateurs l’apprennent et toutes les ventes futures sont perdues.

On peut donc parler d’une dynamique de la réputation, qui émerge et se renforce à mesure que les producteurs investissent dans la qualité, mais qui peut aussi se réduire dès lors que la qualité du produit baisse, entraînant une déception et une perte de confiance des consommateurs. La réputation et les premiums de prix associés ne sont donc jamais acquis.

Mesurer un premium peut être difficile, notamment en ce qui concerne la définition du groupe de consommateurs pertinent à considérer. Pour des produits dont la réputation de qualité est déjà solidement établie, il est possible de relever les prix et de les comparer au prix du produit standard de cette catégorie (toutefois, il n’est pas toujours évident d’identifier le produit standard à prendre comme référence). Pour les produits plus récemment engagés dans un processus de différenciation et dont la réputation est encore naissante, relever et comparer les prix ne permet pas toujours d’appréhender le premium. Il convient alors d’évaluer le consentement à payer grâce à des enquêtes de consommation portant sur les préférences et les perceptions des attributs des produits (Vandecandelaere et al., 2009). L’annexe A1.1 présente plusieurs méthodes possibles d’évaluation des premiums de prix.

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78 2.3.2. Les différents types de rentes

L’analyse des premiums de qualité permet de repérer et éventuellement de mesurer l’effet de la réputation sur les prix des produits. Cette approche de la formation des prix en fonction des préférences des consommateurs se concentre donc principalement sur l’étude de la partie aval des filières. Lorsqu’il s’agit d’analyser les ressorts de la qualification de produits et du phénomène de réputation en se basant davantage sur une analyse de l’offre (ressources et les stratégies des producteurs), la littérature économique mobilise plus généralement le concept de rente. La rente est un concept économique ancien basé sur l’idée d’un bénéfice lié à l’exploitation d’une ressource rare, initialement, la terre. Ce bénéfice s’explique par le fait que l’accès à cette ressource est limité et permet à un groupe restreint d’acteurs soit de réduire leurs coûts (unitaires) de production, soit de vendre à un prix supérieur aux autres produits. La notion a ensuite été élargie à d’autres facteurs de production (des ressources autres que la terre peuvent générer une rente) et au fait que la limitation de l’accès à la ressource puisse être d’ordre naturel ou une conséquence de l’action des acteurs économiques (barrières à l’entrée). Les cinq types de rente suivants ont été identifiés en fonction de leurs leviers d’émergence :

1. La rente absolue est liée à un revenu perçu par un propriétaire foncier du fait de son monopole sur une terre.

2. La rente ricardienne provient de l’exploitation par une entreprise d’un actif rare dont l’offre est limitée et qui ne peut être facilement reproduit, imité ou créé32. Dans cette même optique, des

quasi-rentes apparaissent pour des entreprises capables de valoriser pendant une certaine période

la spécificité de certains actifs rendus rares par ce processus de spécification.

3. La rente de monopole (ou rente de situation ou rente chamberlinienne33) est la conséquence d’un choix d’un ou plusieurs acteurs de profiter d’une position dominante sur un marché pour

32 Le qualificatif « ricardienne » fait référence à la théorie de la valeur de Ricardo qui distingue les biens reproductibles et biens non-reproductibles. Pour les biens reproductibles, c’est le travail qui fait la valeur d’échange, or pour les biens non-reproductibles et donc limités, leur valeur dépend de la rareté. Initialement mise en évidence sur la rareté de la terre en cas de pression démographique ou de chute de fertilité, la rente ricardienne a ensuite été étendue à tout actif stratégique rare détenu par une firme (Arrègle, 1996).

33 Le nom de « rente chamberlinenne » fait référence à la théorie de la concurrence monopolistique de Chamberlin, selon laquelle la différenciation d’un produit positionne - d’où son autre nom de « rente de situation » (Marchesnay, 2006) - la firme sur un marché réduit dans lequel elle est la première entrante et reste en position de monopole (Mekki, 2005) jusqu’à l’arrivée de nouveau entrants. On peut parler de rente quasi-monopolistique car ces marchés de produits différenciés sont en évolution permanente. Pour Perier-Cornet (1990) la notion de rente de monopole s’applique aux systèmes productifs régionaux dans lesquels les acteurs ont mis en place des stratégies de différenciation des produits ; « ces situations s’apparentent en fait à celles qui sont caractérisées, dans la théorie de la firme, par les notions de « concurrence monopolistique » (au sens de Chamberlin, 1953) » (p. 28).

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réduire son (ou leur) offre et bénéficier d’une augmentation du prix, voire pour augmenter directement les prix.

4. La rente schumpetérienne est un type de rente liée au développement de nouveaux actifs, à l’évolution de produits existants ou à la mise au point de nouveaux moyens d’utilisation de produits existants. Une entreprise est alors susceptible de capter des rentes schumpetériennes en faisant évoluer son offre pour la rendre mieux adaptée aux besoins exprimés ou pressentis de ses consommateurs. La rente schumpétérienne provient de capacités d’innovation et d’adaptation.

5. La rente marshallienne se construit grâce à l’exploitation de compétences propres à l’entreprise. Des modes d’organisations particulièrement efficaces permettent de réduire les coûts de productions internes et de dégager des bénéfices supérieurs à ceux réalisés par les entreprises concurrentes34. Des quasi-rentes existent également (Marshall parle de rentes passagères) associées à l’exploitation de ressources internes moins pérennes ou au développement de compétences internes similaires chez les firmes concurrentes.

La notion de rente est donc intimement liée à la rareté de certains actifs. Cette rareté peut être en quelque sorte « donnée », dans le cas de ressources naturelles par exemple (qu’il convient toutefois de mettre en valeur) ; plus généralement, cette rareté est le résultat des opérations de l’entreprise qui transforme les inputs (facteurs génériques de production) en ressources ou actifs spécifiques. Ces ressources créées à partir d’inputs peuvent être de nature humaine, cognitive, technologique, organisationnelle, informationnelle. Leur rareté provient du fait qu’il n’existe pas de marché sur lesquels ces ressources spécifiques puissent s’acheter. L’entreprise, le groupe, les occupants d’un terroir qui les génèrent sont donc les seuls détenteurs de ces ressources.

Les différents types de rentes présentés correspondent à différents moyens possibles de générer des surplus (accès très limité à une ressource, abaissement des coûts, position dominante sur le marché, innovation, organisation). Tous les types de rentes restent temporaires et peuvent disparaître si les entreprises concurrentes développent des produits aux caractéristiques similaires ou des modes d’organisation comparables.

Dans la sous-partie suivante nous appliquons ce concept de rente aux produits de terroir et éclairons les risques qui peuvent entraîner une disparition de la rente.

34 Marshall parle de « surplus du producteur » pour désigner le fait que de firmes peuvent obtenir, sur de courtes durées, des coûts plus bas que leurs concurrents, cette réduction des coûts pouvant être liée à la localisation de la firme ou à ses capacités internes de gestion.

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2.3.3. Rente de qualité pour les produits de terroir et risque de disparition de