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Posture de recherche et méthodologie

1.3.1. Principes généraux de la théorie ancrée

La théorie ancrée ou théorie enracinée est une posture applicable à toute recherche empirique. Elle se construit à partir des données au travers d’une démarche « artisanale », c'est-à-dire non standardisée du point de vue du choix des concepts d’analyse et des outils de collecte des données.

Glaser et Strauss soulignent la compatibilité entre la théorie ancrée, les recherches qualitatives et les approches comparatives. Ces auteurs, de même que Miles et Huberman (2003), insistent sur le caractère itératif de l'analyse des données qui doit être réalisée en parallèle de leur collecte. Les méthodes de collecte de données sont assez fréquemment renseignées dans les manuels, en revanche, leur analyse a été moins théorisée. Nous retiendrons comme principe général que le traitement progressif des données permet de faire émerger les catégories centrales d’analyse au fil de l’étude.

Ce traitement en continu des données réoriente la suite de la collecte. Ceci ne signifie pas que nous avons conduit l’enquête de terrain sans hypothèses de départ. Au contraire, si notre démarche n’a pas consisté en un « test » des conditions du modèle des IG sur nos terrains, l’enquête a permis de questionner successivement une série d’hypothèses, sur la base de la non-vérification de l’hypothèse précédente (cf. 1.3.3. sur l’abduction). Cette démarche nous a conduit à collecter au départ des données relativement hétérogènes pouvant sembler disparates et à les traiter directement (sous forme de fiches-produits, de tableaux de comparaison entre cadres juridiques, de tableaux de synthèse des fonctions attendues des IG, etc.) ; puis à préciser les questions et le type de données recherchées au fur et à mesure de la stabilisation des hypothèses.

La théorie ancrée se décline en trois formes, discursive, substantive ou formelle. La forme discursive a consisté à traduire en propositions les observations. Les idées directrices apparaissent alors peu à peu, sous la forme de thèmes récurrents dans les observations. La seconde phase, substantive, permet d’identifier les concepts utiles à l’analyse en confrontant les propositions de terrain à la

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littérature. Enfin, la dernière étape consiste à formaliser les résultats pour les rendre plus intelligibles et à proposer un modèle. Cette dernière étape demande de faire de nouvelles comparaisons pour éviter les « faux exemples » ou la généralisation à partir de cas particuliers.

1.3.2. « Le terrain ? C’est ce qui résiste »93, ou l’expérience du modèle

Conduire une recherche empirique et recourir à un « modèle » sont deux démarches qui peuvent sembler contradictoires. Les méthodes de recherches empiriques qualitatives parlent plus volontiers de cadre conceptuel que de modèle et de « propositions » ou « intuitions », plutôt que d’hypothèses. Pour autant, comme nous venons de le voir, la théorie ancrée comprend une étape de modélisation, l’objectif même de la démarche étant précisément de formaliser un modèle pour expliquer les observations issues du terrain.

Nous avons commencé à travailler sur le modèle économique des IG dès le début de la thèse, avant de commencer les enquêtes de terrain (un calendrier des principales étapes de la thèse est fourni en annexe A4.2). Nous avons dans un premier temps travaillé sur la structure du modèle. Nous voulions identifier les niveaux, les dimensions, les objets et les flux à représenter. Comme représenté sur la figure 5, nous avons d’abord pensé un modèle structuré en deux niveaux pertinents (national et local) dans lesquels les IG se construisaient selon trois dimensions (politique, relationnelle et cognitive). Parmi les objets se trouvent la filière (produit, acteurs…), le territoire (ses ressources, coordinations…) et les dispositifs institutionnels dans les deux niveaux. Les flux principaux concernent :

- Le flux du produit : qui est échangé entre acteurs.

- Des flux d’information : signal de qualité sur le produit, flux d’information de nature réglementaire (influence du cadre juridique) entre le national et le local, influences entre les trois dimensions (politique, relationnelle et cognitive) au niveau national.

- Des flux cognitifs : échanges de savoirs entre acteurs locaux et nationaux lors du montage des dossiers d’IG, échanges entre producteurs sur leurs pratiques, entre producteurs et consommateurs, etc.

- Des flux monétaires : entre acteurs dans les transactions au sein des filières, entre le national et le local pour le soutien des démarches d’IG, entre producteurs dans la répartition et l’utilisation des bénéfices (rente).

93 Citation extraite de Labussière et Aldhuy (2012), « Le terrain ? C’est ce qui résiste. Réflexion sur la portée cognitive de l’expérience sensible en géographie », Annales de géographie, 5 (687-688), pp. 583-599.

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- Des coordinations territoriales par lesquelles les acteurs révèlent, mobilisent, gèrent les ressources territoriales spécifiques, s’organisent autour de projets (tels que l’IG), agissent ensemble. Ces coordinations rassemblent des flux d’information, monétaires et cognitifs.

Préférences des consommateurs

Dimension territoriale

Ressources territoriales spécifiques : aménités, biens publics locaux, paysages, patrimoine, culture,

savoirs, savoir-faire, réseaux…

Coordinations Système de production Redistribution de la rente Rente Produit et signal CAP

Dispositif institutionnel local (organisation, cahier des charges...) Dispositif institutionnel global

(cadre juridique, contrôle, sensibilisation…)

Dimension cognitive Dimension politique Dimension relationnelle Représentations valeurs images symboles normes conventions…

Figure 5 : Première tentative de représentation du modèle IG avant l’enquête de terrain

La figure 5 illustre notre démarche initiale consistant en une vision globale du modèle des IG et mettant un accent particulier sur l’encastrement du modèle dans les structures sociopolitiques, relationnelles et cognitives. Des éléments de structure du modèle étaient identifiés : distinction entre un niveau national et local et leurs articulations, dispositifs institutionnels des IG dans ces deux niveaux mêlant plusieurs dimensions, dimension territoriale caractérisées par des coordinations et des ressources spécifiques. La rente était identifiée comme un moteur du modèle. Les liens entre les dispositifs nationaux et locaux, entre les dispositifs locaux et la rente, ainsi qu’entre la rente et le territoire devaient être précisés.

Le schéma présenté en figure 5 était une première ébauche. Nous pouvons dire aujourd’hui qu’il nous a servi à identifier une première série de catégories d’analyse, très générales. Nous savions que nous ne traiterions pas toutes les catégories, mais il nous importait de fixer une première représentation avant d’aborder le terrain. Le terrain exploratoire (premier passage sur le terrain) qui a démarré le mois

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suivant la production de ce premier schéma a permis d’affiner les catégories et d’en sélectionner certaines. Au retour du terrain exploratoire, une seconde tentative a été réalisée (figure 6).

Nous remarquons que les dimensions politiques, relationnelles et cognitives reflétant l’encastrement et précédemment positionnées au niveau national ont été minorées, car l’enquête exploratoire nous a amené à resserrer notre analyse sur les dispositifs institutionnels des IG, l’étude de l’encastrement apparaissant comme trop ambitieux. Ces trois dimensions restent cependant présentes comme un facteur d’influence dans la catégorie « Consommation, préférences, représentations ».

De nouvelles entrées apparaissent (« politique agricole », « influences extérieures » et « macro-acteurs privés de l’aval ») après avoir émergé du terrain. Nous avons, sur ce schéma, renommé les dispositifs institutionnels en « cadre national IG » et « initiatives locales IG », nous reviendrons ensuite sur les termes dispositifs institutionnels. En désignant le cadre des observations au niveau local sous le terme « initiatives locales IG », nous tentions de traduire un résultat du terrain exploratoire nous indiquant que les dynamiques locales d’IG devaient être analysées de manière à saisir l’ensemble de la dynamique, ce qui suppose de ne pas s’intéresser uniquement à la partie « visible » des IG (cahiers de

Cadre National IG

Initiatives locales IG Politique de mise en

œuvre des IG

Influences extérieures : autres pays, accords internationaux…

Marco-acteurs privés de l’aval des filières

(exportateurs, distributeurs) Consommation, préférences

alimentaires, représentations

Cadre juridique Politique agricole

Producteur s

Filière, acteurs RENTE Territoire, ressources

Figure 6 : Deuxième tentative de représentation du modèle IG (après enquête exploratoire) Consommateurs

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charges, association de l’IG… comme indiqué dans la figure 5). Il apparaissait que l’ensemble du processus, qui impliquait divers acteurs, de nombreux choix et divers enjeux économiques et politiques devait être pris en compte.

La politique de mise en œuvre des IG émerge comme une nouvelle catégorie d’analyse positionnée en articulation entre le cadre national et les « initiatives locales IG ». Ceci traduit un autre résultat du terrain exploratoire : le cadre national fournit une première indication mais les modalités de mise en œuvre sont à analyser au cas par cas.

Dans le « local », le territoire émerge plus nettement comme une catégorie d’analyse centrale. La délimitation du « territoire » en pointillés verts est évolutive, reflétant le processus de construction territoriale. Enfin, la rente apparaît plus clairement au centre du processus. Elle est située dans le territoire, l’idée de rente de qualité territoriale - que nous ne nommions pas encore à ce stade - était train de devenir une catégorie d’analyse.

Un travail plus spécifique sur la rente et ses diverses « voies d’accès » a également été fait entre les deux passages sur le terrain (figure 7). Nous cherchions à comprendre les différents objectifs avec lesquels les acteurs tentent d’approcher la rente (la créer, la maintenir, la territorialiser…). Nos hypothèses de travail à ce stade de la recherche avaient été reformulées autour de la création et du maintien de la rente.

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Schéma de fonctionnement du modèle des indications géographiques

?

Effet de l’indication géographique sur la rente

Légende :

RQ : Rente de Qualité

RQT : Rente de Qualité Territoriale

(+) : Amplification du processus de qualification en cous

Approche de Rente Processus de qualification Effet de l’IG sur la rente Création ØRQ IG RQ Génération ou renouvellement Maintien RQ IG RQ(+) Protection ou renforcement Ancrage territorial RQ(+) IG RQT Territorialisation

Figure 7 : Travail sur la variabilité des approches de rente

La figure 7 montre l’identification de l’action collective comme une nouvelle catégorie d’analyse. Elle a émergé après le premier passage sur le terrain en analysant la participation variable des acteurs aux dynamiques IG. Une troisième version du modèle a été travaillée au retour du deuxième passage sur le terrain. Les améliorations ont consisté à apporter des précisions sur la structure, les variables et le fonctionnement général du modèle.

Capacité d’action collective Système National IG

(cadre juridique, instruments de mise en œuvre)

Dispositif institutionnel local IG

Approche de rente (pre-IG)

Processus de qualification du produit

Acteurs, filières, territoires

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La structure du modèle : niveaux et dimensions

Le modèle reste structuré en deux niveaux (national et local) et intègre des influences « extérieures » d’autres niveaux (international). Les niveaux sont délimités en fonction des objets, des types d’acteurs en présence, ils comportent des dynamiques internes et entre niveaux. En ce qui concerne les dimensions reflétant l’encastrement des IG, que ce soit au niveau national ou local, nous distinguons désormais deux dimensions :

- relationnelle ou sociopolitique : réseaux, interaction entre les acteurs, pouvoir, stratégies. - cognitive : enjeux sur les connaissances, opinions, préférences alimentaires, valeurs. Les dimensions sociopolitiques et cognitives sont à considérer car elles influencent la construction des IG dans les deux niveaux et permettent d’interpréter certains aspects particuliers de l’émergence des IG en Indonésie et au Vietnam.

La rente reste le moteur du modèle, bien que les situations analysées n’aient pas permis de calculer véritablement des rentes. Les IG analysées sont en émergence, ce qui nous oriente vers une analyse en termes de processus, au croisement entre la qualification du produit et la dynamique territoriale, qui ressortent comme les deux enjeux centraux. Nous proposons alors de nous concentrer sur les processus de qualification territoriale et leurs interactions avec les IG.

Les variables

Nous distinguons deux groupes de variables, les variables classiques d’analyse des filières et des territoires et les variables institutionnelles. Les variables d’analyse des filières et des territoires doivent permettre d’analyser les processus de qualification territoriale, elles comprennent des séries de variables permettant de renseigner :

- Le produit : production, transformation, qualités, réputation, usage du nom… - Les marchés : volumes, prix selon les diverses qualités, conditions de consommation

- Les acteurs privés (dans leur diversité - structures familiales, artisanales, industrielles) et les acteurs publics : leurs savoirs, leurs relations (proximité, organisation) et leurs stratégies vis-à-vis du produit (production, commerciale, marketing, tourisme)

- L’histoire locale du produit, son ancienneté, l’identité régionale, les projets qui ont été conduits autour de ce produit

- Les ressources territoriales présentes et passées entrant en interaction avec le produit et plus largement, celles mobilisées dans le processus de qualification territoriale

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- Les coordinations entre acteurs du territoire (entre firmes, entre acteurs privés et publics…) afin de produire, vendre, promouvoir, gérer collectivement et individuellement le produit. Les variables institutionnelles doivent permettre d’analyser – en mobilisant également les variables de filières et territoire - les dispositifs institutionnels des IG, dans leurs contenus, leurs conditions de construction et leurs fonctionnements, elles comprennent :

- Des institutions au sens strict : le droit, les cahiers de charges (règles de production, aire, traçabilité…), la procédure d’enregistrement des IG. Ces institutions peuvent s’inscrire dans des organisations (associations de producteurs, coopératives, gouvernements locaux, office de propriété intellectuelle…)

- Le rôle de l’État et les modalités d’action publique sur les IG

- Des variables institutionnelles au sens plus large : confiance entre acteurs, formes de concurrences entres producteurs et capacité d’action collective

- La gouvernance des dispositifs d’IG : prise de décision, représentation et participation des acteurs, territorialisation de cette gouvernance.

On peut souligner que les dimensions sociopolitiques et cognitives se retrouvent dans chacun des groupes de variables et des niveaux. Il n’est pas toujours possible de tracer une limite franche entre ces groupes de variables ; par exemple, le territoire est fait d’institutions, l’État intervient dans les filières, la qualité du produit et sa réputation sont des institutions. Nos guides d’entretiens (cf. 3.2.) ont été construits sur la base de ces différentes variables.

Les conditions de fonctionnement

Sur la base de ce modèle, nous nous posons la question de ses conditions de fonctionnement. Plusieurs conditions apparaissent, liées à la rente et à sa répartition, au consentement à payer des consommateurs, à la réputation du nom et à sa gestion collective, au financement du système… Les investissements nécessaires au fonctionnement du modèle peuvent être financés par la rente (disons, par les acteurs privés et le marché) ou par un soutien de l’État, notamment dans la phase d’émergence du modèle.

Le modèle des IG fonctionne lorsque qu’il permet aux flux de se réaliser, c'est-à-dire lorsque (i) l’on observe des interactions entre acteurs économiques (le produit circule, se vend ; information et connaissance sont accessibles), (ii) que d’autres interactions entre acteurs construisent des institutions permettant de maintenir (éventuellement de renforcer) ces flux et (iii) que ces institutions qualifient le

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produit en lien avec des ressources territoriales. On observe alors une activation du processus de qualification territoriale au moyen de l’IG. Les conditions de fonctionnement du modèle ont fait l’objet de toute la partie 1 et sont reprises dans le chapitre 3, nous ne les détaillerons pas ici.

Nous venons de retracer notre cheminement dans la construction du modèle des IG. Ce modèle a véritablement été un outil plus qu’une finalité. Nous l’avons construit en utilisant des références bibliographiques, nous l’avons confronté et enrichi grâce au terrain et fréquemment actualisé. Les tentatives successives de modélisation nous ont permis de formaliser pas à pas nos observations et de fixer temporairement les résultats obtenus. C’est bien l’expérience du modèle sur le terrain qui a façonné sa structure et son contenu actuels.

En parallèle de la construction du modèle, des reformulations successives des hypothèses ont orienté la collecte des données. Ces reformulations relèvent d’un procédé d’abduction (présenté en annexe A4.3), qui consiste à inférer la meilleure explication possible et à faire évoluer les hypothèses au fur et à mesure de la collecte des données. Tout au long de la progression et de la consolidation de nos hypothèses, la question de recherche a été précisée, non sans introduire une certaine distance entre les observations de terrain et les questionnements. Ce passage à l’abstraction est d’autant plus nécessaire pour une thèse en comparaison. Cependant, choisir la comparaison en économie et préparer un cadre conceptuel adapté, ne suffisent pas à la rendre pleinement « active » d’un point de vue heuristique. Il convient de mobiliser ou, c’est notre cas, de construire un dispositif d’enquête et de traitement des données qui permettra de tirer les avantages de la démarche comparative. Ce dispositif d’enquête est basé sur plusieurs choix méthodologiques que nous allons détailler dans la section suivante.

II. Construction du dispositif d’enquête et choix des