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Fondements théoriques de la sémiotique discursive

5. La question du sujet de l'énonciation Le sujet lecteur

La perspective sur l'énonciation que nous avons brièvement présentée engendre une conception du sujet d'énonciation. Plus particulièrement, puisqu'il s'agit d'une perspective de l'énonciation orientée vers l'acte de lecture, le sujet d'énonciation réfère au sujet lecteur.

Dans la perspective de la sémiotique énonciative, le sujet de l'énonciation relève d'un poste, d'une position dans le langage: il est une « pure et simple position81 ». Il réfère à un espace linguistique vide. 11 est ainsi fondamental de le distinguer du sujet empirique. Le sujet d'énonciation, comme sujet énonciateur, ne préexiste pas à l'acte de lecture. Tout comme le discours, il est constitué par et dans l'acte de lecture, dont l'opération initial, le débrayage, « le constitue par tout ce qu'il n'est pas82. » Le débrayage inscrit, à même la distance qu'il crée, la possibilité pour le sujet lecteur d'advenir. Il en est la première condition de possibilité. Du point de vue de la lecture, cet acte de débrayage implique la sortie du sujet hors de ses savoirs immédiats et non articulés sur l'objet textuel83. À partir de cet espace ouvert, comparable à un entre-deux, le sujet devient véritablement lecteur dans la mesure où, articulant le discours, il se construit par et dans son acte de lecture. Le débrayage, en produisant un écart, offre « un espace à la parole » et la possibilité de l'embrayage. Le sujet peut se mettre « à parler d'autre chose que de lui-même84 », et à partir d'autre chose.

Cette compréhension du sujet d'énonciation, dont le sujet lecteur est un cas précis, inscrit l'altérité dans le sujet: il y a de l'autre dans le sujet et c'est cela qui le fait être « parlant ». Cet espace en lui, et qui le fait parler, est aussi ce qui l'inscrit dans Fintersubjectivité, ou autrement dit, en fait un être de relation.

Le «je» du discours n'est pas le sujet d'énonciation, mais son représentant dans le discours. Une telle compréhension engendre un décentrement du «je » discursif, qui n'est qu'un mirage du sujet d'énonciation, essentiellement structurel -structure ternaire renvoyant à « je-tu-il »-.

Cette perspective est nettement à distinguer de certaines conceptions, comme la théorie de la communication de Jakobson où l'énonciation n'est considérée qu'à partir de la

81 D. Bertrand. Précis de sémiotique.... p. 52.

82 J. Courtes et A. J. Greimas. Sémiotique. Dictionnaire.... p. 127.

83 Cf. J. Geninasca. La parole littéraire, p. 86-88. II faut distinguer le texte de l'objet textuel. Le texte ne préexiste pas à la lecture.

dimension de la parole communiquée. Dans cette perspective, qui renvoie à la rhétorique, le «je» est alors porteur de l'intention du texte et la signification ne relève que de la dimension consciente de l'individu. Dans cette perspective, la prise en compte de ce qui se tient en amont de renonciation -le pouvoir signifiant de la langue- et du caractère linguistique de l'instance d'énonciation est négligée au profit de la seule parole contrôlée et communiquée par un locuteur.

Conclusion

La rencontre de la sémiotique avec le corpus biblique fut un terreau très fécond pour approfondir la perspective sur l'énonciation. D'une part, les textes bibliques mettent en discours des « déformations cohérentes », qui mettent en échec les logiques référentielle et encyclopédique. De fait, à travers les étrangetés de la mise en discours des figures, la position du sujet dans la langue est manifestée. Ainsi, les textes bibliques reconduisent de façon privilégiée à la question de l'instance de l'énonciation, laquelle est chargée de l'articulation des figures dans les discours par les opérations de débrayage et d'embrayage. Cette perspective se distingue donc de la sémiotique des valeurs, laquelle évacue la question de l'énonciation et de son sujet pour la résoudre au plan narratif, dans l'enjeu de la résolution du manque. La pointe de la signification est ainsi déplacée du côté des dimensions intersubjective et symbolique du langage, lesquelles appellent la question de l'émergence d'un sujet d'énonciation. Ce sujet se distingue du sujet empirique, de même que son mirage dans le discours -le «je »-. Le sujet d'énonciation renvoie à une position dans le langage; il est structuré à partir de l'articulation ternaire entre je-tu-il.

Cette première partie avait pour objectif de présenter les principaux éléments du cadre théorique à partir duquel l'analyse du récit de la dernière Cène sera effectuée, soit la sémiotique énonciative. Pour comprendre la spécificité de cette perspective et les ruptures épistémologiques qu'elle induit par rapport à d'autres approches de la communication, ce travail de compréhension s'est déployé selon deux axes.

Dans le premier chapitre, un parcours généalogique a permis de retracer les elaborations linguistiques à l'origine de la théorie de l'énonciation. Cet exercice a permis de situer la sémiotique énonciative non seulement dans une trame évolutive, mais aussi par rapport à d'autres approches ayant des épistémologies différentes. De fait, en retraçant les éléments principaux élaborées par ses pionniers Saussure, Hjelmslev et Greimas, des points de rupture épistémologique furent dégagés et ce, plus particulièrement par rapport au schéma de la communication de Jakobson. La distinction entre deux dimensions du langage, celle de langue et celle de parole, est sans doute la plus fondamentale du fait qu'elle révèle deux ancrages à partir desquels des perspectives très différentes sur l'énonciation se déploient.

Ayant situé les principaux éléments menant à l'élaboration de la théorie de l'énonciation, un exercice de compréhension fondamentale fut entrepris dans le chapitre 2, et ce, plus spécifiquement à partir des travaux des sémioticiens du CADIR. Leurs recherches, fondées sur la rencontre entre la théorie sémiotique et le corpus biblique, furent un terreau extrêmement fécond pour approfondir la théorie de l'énonciation. De fait, les textes bibliques manifestent de façon privilégiée la dimension figurale des figures, à travers le phénomène de « déformation cohérente ». La mise en discours des textes bibliques impose un déplacement vers l'instance qui organise le discours par opposition à la dimension référentielle ou encyclopédique du récit. Sur ce registre énonciatif, il est question de la position du sujet dans le langage et de la construction de la signification. Bien que l'instance du sujet soit toujours absente du discours, elle y est néanmoins manifestée. II est

ainsi possible pour le sujet lecteur d'en reparcourir les traces dans la lecture et ultimement, de la recevoir afin d'être reconfiguré.