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Naître comme sujet de la parole originaire L'embrayage

3. Un processus toujours à reprendre La nécessité du « faire mémoire »

Compte-tenu de ces conditions de l'acte de parole, le sujet est convié à sortir de ses fixations pour reprendre constamment la route de l'écoute en lui de la parole originaire. Ainsi, le sujet parlant est comparable au sujet spirituel dont Michel de Certeau dit qu'il:

[...] surgit d'un retrait ou d'un retard des objets du monde. II naît d'un exil. Il se forme de ne rien vouloir et d'être seulement le répondant du pur signifiant « Dieu » ou « Yahvé » dont le sigle, depuis le Buisson ardent, est l'acte de brûler tous les signes: Je n'ai de nom que ce qui te fait partir. Le spirituel a pour formule première que de n'être que la décision de partir208.

La convocation au faire mémoire est ainsi une interpellation au déplacement, d'un lieu initial vers « un lieu de plus grande vérité209 », par rapport au désir de l'Autre -lequel cependant n'est pas l'aboutissement de l'itinéraire-. De cette nouvelle position, une lecture peut être élaborée, laquelle se distingue toutefois d'un sens-objet qui serait considéré comme le vrai sens. Ce processus situe le sujet dans un itinéraire inachevé et une condition de nomade: « de commencement en commencement », disait Grégoire de Nysse. La faire mémoire, et plus particulièrement le mémorial qui met en discours l'instance insaisissable du don, resitue le sujet par rapport à cette origine et par le fait même, empêche la fixation.

Ainsi, le sujet humain est toujours convoqué à se resituer par rapport à la parole originaire - laquelle est toujours radicalement autre-, ce qui lui impose au préalable de débrayer des discours dans lesquels il s'est installé. Ce rapport à l'altérité radicale, de laquelle il se reçoit, le situe ainsi dans une position d'où la relation à l'autre est rendue possible. Cela lui

M. de Certeau. La fable mystique, p. 243. M. de Certeau. « L'espace du désir...», p. 119.

permet de relire autrement son présent, mais aussi son passé et ainsi, de redéfinir un horizon vers lequel il choisit d'avancer.

Conclusion

L'opération de débrayage, qui arrache le sujet à ses fixations, crée un espace pour la parole et rend ainsi possible l'émergence du sujet filial, relatif à la parole originaire. Ce processus fut désigné par l'identification symbolique, qui situe la naissance du sujet de la parole par et dans son acte d'écoute de la parole originaire, pôle d'altérité radicale. Une telle structure induit une modalité énonciative spécifique qui relève du discours, c'est-à-dire d'une articulation signifiante de figures en fonction de l'écoute de la parole. Ainsi, le sujet inscrit sa parole dans une autre parole, et ce, par la médiation de son acte d'écoute. Par conséquent, son discours est toujours relatif et provisoire par rapport à l'insaisissable de la parole. Cette condition du sujet de la parole permet ainsi de comprendre l'importance du « faire mémoire », considérant que cette structure désigne le retour à l'écoute de la parole originaire et ultimement, le déplacement du sujet d'un lieu initial vers un autre plus ajusté à son désir fondamental.

Dans ce chapitre, un modèle d'anthropologie structurale fut déployé à partir des éléments dégagés dans l'analyse du récit de la dernière Cène, lequel fut mis en interaction avec d'autres modèles issus de la psychanalyse lacanienne. Plus précisément, dans cette anthropologie, nous avons tenté de mettre en relief les conditions structurales de possibilité de la réception de la parole.

Ce modèle fut présenté comme un itinéraire du sujet, d'une position initiale -associée à une dynamique d'identification imaginaire- vers une position de sujet de la parole -désigné par le processus d'identification symbolique-. Dans ce parcours, l'enjeu principal fut désigné dans les conditions de possibilité du débrayage, lequel arrache le sujet à son état de fixation dans les représentations qu'il s'était forgées de lui-même, de l'Autre, des autres. L'irruption de l'Autre et le passage par la perte qu'elle entraîne furent identifiés comme des modalités permettant cet arrachement du sujet à une illusion de toute-puissance, le resituant ainsi dans un statut désirant. A travers les figures des pharisiens et de Pierre, la dimension de la décision fut mise en relief, laquelle situe le sujet par rapport à une possibilité de refuser ou de consentir au débrayage, ce qui ultimement renvoie à nier ou accepter l'Autre. Deux interprétations de l'Autre furent dégagées, lesquelles induisent deux logiques permettant d'éclairer les positions de refus ou d'ouverture à l'Autre. D'une part, l'Autre peut être interprété comme une menace, installant le sujet dans une logique de peur où l'enjeu est d'éliminer l'altérité: cette logique fut désignée comme la logique du péché. D'autre part, l'Autre peut renvoyer à l'instance de la promesse, inscrivant le sujet dans une logique du don où il se reçoit de la parole de l'Autre. C'est d'une telle position d'énonciataire - renvoyant à la position filiale- que le sujet peut tenir dans l'état de suspension que désigne la posture d'écoute de l'Autre et qu'il peut embrayer sur cette parole originaire qui le déplace.

Ce processus -relatif au salut- par lequel un sujet est instauré dans la position filiale fut désigné en termes d'identification symbolique, lequel induit la condition fondamentale de

nomade du sujet de la parole. De fait, le rapport à l'Autre, lequel est toujours radicalement autre, inscrit le sujet dans une démarche toujours à reprendre et qui le convoque constamment à se déplacer vers une position de plus grande vérité par rapport au désir fondamental. Le « faire mémoire » et plus encore, le mémorial, convoque le sujet à se resituer constamment par rapport à l'instance de la parole originaire, convoquant le don. Ainsi, il est convoqué à se recevoir de l'Autre -en communion avec d'autres- comme corps filial, compris comme espace ternaire de la circulation de la parole.

Ce mémoire s'est déployé à partir d'une question principale concernant les conditions de possibilité de la réception de la parole dans le sujet. Ce type d'interrogation, ayant pour point de départ la question de la réception et du sujet, a inscrit cette recherche dans la continuité de l'anthropologie théologique, courant largement initié par Karl Rahner dans la première moitié du XXe siècle.

Cette question fut cependant investiguée à partir d'un autre paradigme -le paradigme du langage- et plus précisément, à partir de l'approche de la sémiotique discursive pratiquée au CADIR à Lyon. Ce cadre théorique spécifique déploie une théorie de l'énonciation et de son sujet fondée sur la dimension intersubjective du langage, laquelle inscrit dans une logique ternaire faisant droit à la dimension de l'altérité radicale inhérente à la parole. Ainsi, un tel cadre théorique offrait un levier privilégié pour passer à un métalangage théologique visant l'intelligibilité du parcours du Verbe dans la chair.

De fait, le cadre de la sémiotique discursive, plus particulièrement sa perspective sur l'énonciation et son sujet, a entraîné une série de déplacements du point de vue du statut du texte biblique, de la pratique de lecture et du poste de lecteur. Ultimement, c'est l'acte théologique lui-même qui s'en est trouvé renouvelé, en rétablissant la lecture biblique comme lieu théologique. Une telle démarche théologique, s'appuyant sur une conception du texte biblique comme discours théologisé en fonction d'une instance d'énonciation renvoyant au sujet, s'est concrétisée dans la théologie discursive. Son geste se distingue dans l'articulation de la pratique de lecture du texte biblique consistant dans l'élaboration de modèles de la signification et d'un projet théologique visant la formalisation de ces modèles et leur mise en relation avec d'autres issus de la culture contemporaine. Plus précisément, la théologie discursive se déploie en anthropologie structurale du fait qu'elle déploie des modèles d'organisation relatifs à l'instance d'énonciation structurée du texte- discours -renvoyant au poste du sujet- que le lecteur reçoit par et dans son acte de lecture.

Notre projet de recherche avait deux objectifs principaux, d'ordre méthodologique. D'une part, nous voulions situer et comprendre la théorie sémiotique, plus précisément la sémiotique discursive. La première partie y a répondu, en dégageant la filiation linguistique de cette théorie et en déployant ses principaux fondements théoriques, plus particulièrement sa perspective sur l'énonciation et son sujet. Ce travail nous a permis de comprendre la spécificité de cette théorie sémiotique, par rapport à d'autres théories issues du paradigme du langage, tel le schéma de la communication de Jakobson. Son enracinement dans la linguistique, impliquant une prise en compte de la dimension proprement langagière du texte, induit une rupture épistémologique avec d'autres approches qui n'intègrent pas la dimension de la langue pour ne considérer que la dimension de la parole communiquée.

D'autre part, nous voulions nous exercer au geste de la théologie discursive, lequel implique la maîtrise de la pratique de lecture sémiotique, de même que l'exploration d'autres modèles anthropologiques. L'articulation de la deuxième partie -l'analyse du récit de la dernière Cène- et de la troisième partie -formalisation d'un modèle anthropologique de la réception de la parole- donne forme à ce projet théologique.

L'objet textuel choisi pour ce projet visant à dégager une anthropologie structurale de la réception de la parole fut le récit de la dernière Cène, et ce, du fait de son énonciation très spécifique et de son statut particulier au sein des évangiles synoptiques et dans la tradition chrétienne. Nous avons fait le pari que ce récit mettait en discours de façon privilégiée les conditions de possibilité de la réception de la parole dans la chair et conséquemment, qu'il proposait un modèle de l'énonciation et de son sujet. Les analyses de Louis Panier sur le récit du dernier repas furent une source principale sur laquelle nous nous sommes appuyés afin de formuler notre hypothèse de lecture.

Plus précisément, nous avons choisi de travailler avec le récit de la dernière Cène de l'évangile selon Luc pour deux raisons principales. D'une part, nous voulions lire ce récit en considérant son intégration dans un discours plus global -l'évangile lui-même-, lequel dispose des enjeux énonciatifs et narratifs transversaux donnant des leviers d'interprétation.

En ce sens, le choix de l'évangile lucanien s'est appuyé sur l'intérêt de son prologue -lequel met en discours une structure de l'accomplissement- pour notre question de recherche portant sur les conditions de possibilité de la réception de la parole. L'analyse du prologue a permis de mettre en relief des structures énonciatives auxquelles le récit de la dernière Cène répondait. Ce détour fut un tremplin vers la formulation de notre hypothèse de lecture.

D'autre part, la version lucanienne du récit de la dernière Cène fut choisie du fait de son insistance sur la dimension du désir, laquelle est tout à fait centrale dans les modèles anthropologiques issus de la psychanalyse lacanienne. Considérant l'objectif de mise en interaction du modèle anthropologique dégagé à partir de notre lecture du récit de la dernière Cène avec les modèles des jésuites psychanalystes Denis Vasse et Michel de Certeau, cette structure relative au désir a offert une plate-forme intéressante pour cet exercice.