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Comment les disciples entendent-ils?

2. Les obstacles à l'écoute La question du lieu (Le 22,1-6)

Ayant ainsi relevé les indices de l'incompréhension des disciples laissés dans le texte, il convient maintenant de s'interroger sur les conditions de leur écoute et ultimement sur les obstacles à leur écoute. Le récit dont nous faisons la lecture présente d'abord et avant tout des acteurs pour qui l'acte fondamental de l'écoute pose problème, pour différentes raisons qu'il nous faudra explorer. Encore une fois, c'est la question du lieu qui ressurgit, comme une clé qui nous permettra de comprendre les différents statuts relatifs au « devenir serviteur de la parole », ou encore, à l'accomplissement « en nous » de la parole.

2.1 La figure de Judas et le phénomène d'osmose

L'analyse du récit de la préparation de la Pâque a mis en lumière que par sa parole, Jésus construisait l'espace de la foi dans les disciples. Il les envoyait sur sa parole, non pas vers une salle en elle-même, mais vers un lieu en eux de la réception de la parole qui rend possible la relation. Avec la figure de Judas, dit du nombre des Douze, cet ordre de la parole est perverti: le Satan, celui qui se met en travers, entre en Judas.

167 Anne Fortin. « Le pauvre, lieu de communion ecclésiale ». Cahiers de spiritualité ignatienne 121 (2008). p. 106.

2.1.1 Judas, « du nombre des Douze »

La désignation de Judas dans le texte en tant que « du nombre des Douze » n'est pas insignifiante. Elle permet, d'une part, de souligner la solidarité des Douze au mouvement qui entraîne Judas vers le lieu du complot des pharisiens et, d'autre part, de comprendre ce qui est mis en jeu dans la trahison de Judas. Encore une fois, la question du lieu se révèle être un point névralgique d'où quelque chose peut être dégagé des obstacles à l'écoute des Douze. Avant de déployer davantage les éléments mentionnés, il convient d'abord de retracer ce que signifie, dans l'évangile selon Luc, la figure des Douze.

La figure des Douze est fondamentalement référée à une parole d'appel et d'envoi: les Douze sont convoqués par la parole Jésus. Bien que chacun soit personnellement appelé, la figure des Douze insiste plutôt sur l'aspect unitif du groupe: les Douze sont rassemblés par la parole de Jésus, autour de lui. Cette figure porte ainsi en elle celle de l'unité dans et par la parole donnée, celle-là même qui appelle et envoie. Elle situe les Douze dans le mouvement de la parole, qui est aussi l'espace du don. Ayant eux-mêmes reçu la parole, ils sont envoyés pour être les « adjuvants du geste du don »168.

Ainsi, en désignant Judas du nombre des Douze, le texte marque un paradoxe: voici que le nombre des Douze, a priori situé dans l'espace du don de la parole, est maintenant participant d'un complot de mort. Par la figure de Judas, le nombre des Douze est marqué par ce travestissement de la parole: du don de la parole pour la vie, la parole est maintenant instrument de complot et de mort. Cette manière de dire laisse aussi suggérer que chacun de ce nombre qui aurait pu occuper la position de Judas. La réaction des disciples à la dernière Cène, lorsque les disciples se demanderont qui parmi eux pourrait bien trahir Jésus, appuie aussi cette proposition: tous en effet étaient enclins à poser ce geste.

La figure de Judas met d'abord en relief une position de sujet, laquelle pourrait être occupée par d'autres acteurs. Elle indique une blessure dans l'ordre de la parole et inscrit

un écueil dans l'unité du nombre des Douze, brisée et divisée -ce que désigne Satan qui entre en Judas, qui deviendra ainsi un espace divisé, disloqué, comme le récit de sa mort dans les Actes des apôtres l'illustrera.

2.1.2 Judas, figure du lieu perverti de la parole

L'unique référence à l'espace dans le passage de Le 22, 1-6 est renvoyée à Judas: « Satan entra dans Judas ». Un effet de saturation est créé par cette mise en discours: l'espace en Judas est comblé par celui qui se divise et se met en travers de la relation. Il est intéressant de comparer la logique dans laquelle se met Judas et celle dans laquelle les disciples sont envoyés par Jésus lors de la préparation de la Pâque. Deux modalités relatives à l'acte de parole sont ainsi dégagées.

Judas s'envoie lui-même et seul, de même qu'il parle de lui-même et seul: il devient à lui- même son propre destinateur. Satan, qui est en Judas, pervertit lui la parole, en le coupant de la precedence de la Parole, et en l'inscrivant dans une logique autre que celle qui porte la figure des Douze. L'action de Satan vise ainsi précisément l'espace de la foi dans le sujet, en venant obstruer l'espace de l'écoute. Ainsi, cela entraîne un refus de la precedence de la parole et la trahison de l'autre.

Cette modalité de la parole fait contraste avec celle qu'instaure Jésus avec l'envoi des disciples pour la préparation de la Pâque, qui précisément inscrit dans le rapport originaire à la parole. Alors que Jésus construit l'espace de la foi en la parole donnée en les disciples, Judas fait figure de ce refus de la precedence de la parole, en s'envoyant lui-même, seul, pour travestir la parole. Ainsi, d'un rapport à la parole qui permet la création des liens, la figure de Judas met en discours une autre position commune à tous les humains, qui en fait un instrument de contrôle et de puissance, qui ultimement aboutit à la mort.

2.2 La figure des pharisiens, ou la position du sujet de pouvoir

On ne peut dire des pharisiens qu'ils sont des opposants, puisque leur agir est déjà porté par la parole. Par son rapport constant aux Écritures, Jésus parle d'une façon ternaire, laquelle permet de sortir du régime binaire bon-méchant. Ainsi, de ce point de vue, l'action des pharisiens révèle plutôt une certaine condition anthropologique. L'accomplissement désigné à la dernière Cène, et qui appelle celui du parcours du Fils de l'homme, concerne précisément cette condition de l'être humain qui le met en position de sujet de pouvoir. Pourtant, du lieu de l'ardent désir de Jésus, pur amour, absolument rien n'est condamné ni même cette position. Elle est plutôt assumée puis transformée par le don inaliénable de l'amour de Dieu.

2.2.1 Un paradoxe

Le cadre temporel du récit est celui de la fête de la Pâque, qui fait mémoire de Dieu qui libéra le peuple de l'esclavage en Egypte. Situé ainsi par rapport à une fête qui célèbre le don de la vie par Dieu, le complot de mort des pharisiens crée un effet de contraste à travers lequel résonne un grand paradoxe: comment comprendre que les chefs religieux, au temps qui célèbre l'action salvifique de Dieu, soient ceux qui manigancent la mort de ce Jésus dont la parole libère ceux qui l'accueillent?

2.2.2 Une écoute menaçante

Dans le contexte du chapitre 22, ce n'est pas ce que dit Jésus qui dérange les pharisiens, mais l'effet de sa parole adressée dans ceux qui la reçoivent, rendu visible par le mouvement de retour vers le temple, chaque jour, pour l'écouter. De fait, « ils craignaient le peuple169 », qui est situé dans un acte d'écoute de l'enseignement de Jésus. Ils ont peur de cette écoute et de l'altérité qu'elle suppose, de l'espace qu'elle ouvre et qui libère le

peuple, notamment de leur contrôle. Les pharisiens voient donc les traces de la réception de la parole de Jésus dans le peuple, ce qui sème en eux la terreur et la haine.

Ainsi, à défaut d'entendre, ils voient l'effet de sa parole en ceux qui l'accueillent, lequel leur est d'autant plus menaçant qu'ils ne peuvent l'empêcher de parler, sinon en complotant pour le faire mourir. Croyant faire taire Jésus en le tuant, ils lui dressent plutôt la table afin qu'il adresse l'ultime parole à l'humanité, révélant ainsi non seulement ce qui gît au plus profond du cœur de l'humain, mais aussi l'altérité radicale de Dieu inscrivant la primauté absolue du don.

2.2.3 L'intolérable altérité et le fantasme du tout. Un problème d'espace

À travers cette mise en discours, les pharisiens sont situés dans une posture de refus de l'altérité que révèle Jésus. De fait, cette manifestation de l'Autre, même si elle crée la vie en ceux qui s'y rendent accueillants, devient une menace pour eux au point où leur instinct les pousse à comploter pour la mort de ce Jésus, dont la parole efficace dérange l'ordre établi. Il semble qu'aux yeux des pharisiens, Jésus le Nazaréen ne soit pas une personne autorisée à parler du Père et de son Royaume. C'est là leur objet de connaissance, eux qui sont docteurs de la loi et qui croient maîtriser les Écritures.

Ainsi, les pharisiens ne se situent pas comme énonciataires potentiels de l'enseignement de Jésus. Sa parole glisse sur leur prétention à détenir les clés de l'enseignement des Écritures et sur leur mépris à l'égard de ce Nazaréen. Puisqu'ils sont figés dans leurs représentations de Dieu, qui les conforte dans leur illusion de pouvoir et de contrôle, ils ne sont pas disponibles pour recevoir la parole, laquelle suppose un rapport à l'Autre. La seule écoute dont ils sont capables n'est que pure stratégie, afin de mieux le piéger.

2.2.4 Servir la parole ou se servir par la parole. La parole instrumentalisée

Les pharisiens sont en position de sujets de pouvoir. Ils se placent en contrôle d'une parole dont ils seraient les possesseurs. Ainsi, Dieu est enfermé dans les images et les représentations qu'ils se sont forgées. Pour eux, la parole est au service de leur désir de pouvoir et de contrôle. Ce refus du désir de l'Autre, qui engendre le fantasme de la toute- puissance, c'est-à-dire le refus que l'autre soit autre, qu'il y ait de l'altérité, au lieu d'être au service de la Vie du peuple. « Ils cherchaient comment le tuer »: leur désir est orienté vers la mort de l'autre, pour ne pas perdre leur pouvoir auprès du peuple.

3. Un parcours ponctué de transformations. La figure de Pierre