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Le cadre global de l'évangile de Luc

2. Un récit Le cadre narratif global

2.5 Des programmes à reconnaître La sanction des destinataires

Les programmes narratifs principal et secondaire furent analysés du point de vue de leur contenu discursif et de leur articulation. Jusqu'ici, nous avions volontairement mis de côté la dimension fondamentale109 de l'énonciation de ces programmes narratifs. Entre l'annonce de la mission et celle du parcours du Fils de l'homme, une constante est repérable et détermine une spécificité dans la manière de parler de l'acteur Jésus, qui convoque l'interprétation des destinataires. Cet acte interprétatif rejoint l'opération de sanction -ou de reconnaissance- de la part des destinataires, qui renvoie à « l'évaluation des actions, cette identification du héros [...] par des acteurs du récit, dont il faudra bien sûr

109 Nous entendons « fondamentale » dans le sens topographique du terme, c'est-à-dire ce qui se trouve au fondement, au fond. Sémiotiquement parlant, la dimension énonciative se situe au niveau le plus profond, auquel on accède en passant par les niveaux narratifs, discursifs, figuratifs.

interroger la valeur et la compétence110. » Nous mettrons en relief comment la modalité énonciative de l'acteur Jésus engage nécessairement l'acte de lecture du destinataire.

2.5.1 Le passage par les Écritures

Les annonces concernant la mission de l'acteur Jésus et le parcours de la figure du Fils de l'homme que nous avons dégagées ont toutes deux la spécificité de renvoyer aux Écritures. Plus précisément, l'acteur Jésus fait constamment le détour par les Écritures pour déployer la signification de ce qu'il fait et de ce qui lui arrive. Cette inscription de la parole de l'acteur Jésus dans une autre parole -en l'occurrence celle des Écritures- crée un effet de « dédoublement du récit, [ouvrant] un second niveau pour le déploiement de ses parcours et pour sa lecture"1. » Ainsi, entre le titre renvoyant à une figure de l'ancien testament et l'acteur Jésus, un écart est maintenu et convoque l'acte de lecture de la part des destinataires. Le titre ne désigne donc pas directement « l'identité » de Jésus, mais « il engage le lecteur dans un travail du sens112 ». Le détour par les Écritures crée un effet de débrayage, ou de distanciation, permettant de médiatiser le rapport au monde par une autre parole. La parole que l'acteur Jésus adresse à ses destinataires -en l'occurrence les disciples- vise cet arrachement à la logique d'immédiateté afin de leur permettre de lire autrement la réalité et ultimement, la mort de l'acteur Jésus. Par ce fonctionnement de la parole, les destinataires sont convoqués à un passage d'une logique binaire d'immédiateté, laquelle aboutit dans la mort, à une logique ternaire ouverte sur le don.

2.5.2 Une écoute dans PEsprit

Cette modalité énonciative inscrivant le passage par les Écritures manifeste une position d'énonciataire spécifique situant le sujet et son acte d'écoute « dans l'Esprit ». Dans ce contexte précis, « l'Esprit» désigne une figure discursive et plus particulièrement, une

110 L. Panier. « Jésus, le Christ.... ». p. 63. 111 L. Panier, « Jésus, le Christ... p. 64. 112 L. Panier. « Jésus, le Christ... p. 65.

figure d'espace manifestant les contours de la position filiale de l'acteur Jésus, d'où l'acte d'écoute de la parole originaire est possible. Le récit évangélique met ainsi en discours une posture fondamentale liée aux conditions de la réceptivité de la parole dans le sujet.

Dès le début du récit présenté au destinataire Théophile dans l'évangile lucanien, la figure de l'écoute du verbe dans la chair est mise en discours à travers la figure de Marie, qui est dite « comblée de grâce ». L'acte de l'écoute est situé au commencement, comme acte premier du sujet destinataire. Il en va ainsi de l'acteur Jésus, qui ne sera mis en acte public de parole qu'au chapitre 4 de l'évangile, après les récits du baptême et des tentations au désert113. Cette disposition discursive suggère que ces récits posent les conditions de l'acte de parole de l'acteur Jésus dans une réception préalable de la parole de l'Autre.

De fait, le récit du baptême déploie le statut filial de l'acteur Jésus, à partir duquel les événements racontés devront être lus. L'acteur Jésus y est désigné « mon Fils » par un destinateur transcendant la trame narrative du récit évangélique. Le récit du baptême ouvre ainsi un autre plan de signification sur le parcours narratif de l'acteur Jésus, faisant éclater la linéarité du récit pour ouvrir un axe vertical. 11 met en discours la logique ternaire, laquelle pennet la circulation de la parole. Plus précisément, elle situe cette structure ternaire -manifestée au point de vue discursif en termes d'espace- dans l'acteur Jésus. Cet espace ternaire est saturé par la figure de l'Esprit, qui descend « en lui ». Le titre « mon Fils » doit ainsi être entendu à partir de cette structure ternaire, en forme d'amour. Cette parole filiale -« Tu es mon fils, le bien-aimé, en toi j'ai mis tout mon plaisir"4. »- est fondamentalement une parole adressée, une parole d'amour. Cette parole déploie la structure trinitaire de l'Amour d'Augustin qui distingue « trois choses: celui qui aime, ce qui est aimé, et l'amour même"5 »: entre le «je » qui aime et le « tu » qui est aimé, se trouve le tiers « mon plaisir » qui renvoie à l'Amour. Le récit du baptême manifeste ainsi la relation filiale, laquelle renvoie à une structure ternaire du sujet créant un espace relationnel

113 Dans le cadre de ce mémoire, nous ne pouvons fournir une analyse approfondie de cette figure de l'écoute dans l'évangile de Luc. Cependant, nous considérons important pour notre question de déployer, ne serait-ce que partiellement, le statut primordial de l'écoute par rapport à l'acte de parole et les modalités dans lesquelles elle est située dans le récit.

"4 Le 3. 22: Cf. Interlinéaire grec/français.

entre je-tu-il où la parole puisse circuler. Pour le sujet, cette relation filiale implique qu'il se reçoive constamment de la parole de l'Autre et ainsi, qu'il soit délogé des représentations qu'il se forge de lui-même, des autres et de l'Autre. La relation filiale implique pour le sujet une ouverture à la parole originaire, qui est fondamentalement parole d'amour, permettant ainsi l'écoute croyante de la parole. Pour le sujet, cette structure filiale de la relation implique préalablement la foi, comprise comme un contrat fiduciaire entre deux partenaires.

Entre la réception de cette parole filiale, d'une position structurée de façon ternaire, et la prise de parole publique, se situe un temps au désert qui met en discours différentes manœuvres du diable afin de détourner l'acteur Jésus de sa position ternaire -filiale- vers une position binaire -de pouvoir-. Plus précisément, ce récit révèle des logiques qui posent différemment le rapport au manque: l'enjeu concerne l'instance d'interprétation du rapport au manque par l'acteur Jésus. Dans ce récit, deux modalités de parole sont mises en discours, lesquelles construisent deux chemins d'interprétations du rapport au manque et ultimement, révèlent deux positions du sujet. Celle du dia-bolos inscrit un rapport binaire au manque, en le situant sur un registre renvoyant strictement à des objets -nourriture, pouvoir- renvoyant ainsi à l'objectif de le combler. Dans cette logique, la relation filiale est alors détournée vers une stratégie de pouvoir. La parole du diable tente ainsi de travestir la parole filiale, en la coupant de sa structure ternaire et relationnelle pour ne conserver qu'un énoncé devenu un objet de puissance. Cette perversion est mise en discours dans la troisième tentation, concernant les Écritures. Le récit des tentations au désert met en discours la fidélité de l'acteur Jésus à sa position filiale. II ne se laisse pas détourner par les séductions du pouvoir. Il assume parfaitement le statut de «Fils», d'où il est toujours d'emblée situé dans une logique ternaire de radicale ouverture à la parole de l'Autre.

À partir de cette analyse, certes partielle, l'acteur Jésus est d'abord posé comme énonciataire d'une parole émanant d'un énonciateur insaisissable, l'Autre. II est toujours d'emblée situé dans cette structure ternaire de la parole qui constitue le sujet comme un

« espace saturé par l'Amour, portant la filiation"6». Ainsi, les conditions dans lesquelles l'acteur Jésus parle témoignent de l'altérité radicale de la parole de l'Autre, laquelle ne peut être qu'écoutée dans un espace ternaire -relationnel- renvoyant à la figure de l'Esprit. Ainsi en est-il de l'enracinement de la parole de l'acteur Jésus dans l'écoute d'une autre parole, laquelle fut désignée comme une parole filiale. Autrement dit, la parole de Jésus émerge à partir d'une parole reçue dans l'espace que désigne la figure de l'Esprit, qui le nomme « mon Fils, le Bien-aimé ».

Ainsi, lorsque l'acteur Jésus annonce à Nazara au chapitre 4: « Aujourd'hui s'accomplit à vos oreilles cette Écriture », en référant au passage du livre d'Isaïe, il se situe dans un acte de lecture et d'interprétation des Écritures du lieu ternaire de la parole, espace auquel renvoie la figure de l'Esprit Saint, c'est-à-dire à partir du lieu ternaire de la relation filiale où il est question pour le sujet de se recevoir de la parole de l'Autre.

2.5.3 Une parole à interpréter

La parole de l'acteur Jésus s'inscrit dans la parole de l'Autre, plus spécifiquement dans la parole filiale. Son acte de lecture et d'interprétation des Écritures manifeste une position d'énonciation spécifique, position filiale relative à la parole originaire. Le programme narratif principal de Facteur Jésus -annoncer la bonne nouvelle du Royaume aux pauvres- est reçu dans ce lieu en tant qu'il est médiatisé par un acte de lecture et d'interprétation des Écritures. De même, la signification du parcours de l'acteur Jésus -intégrant les programmes de trahison, de souffrance, de mort- est construite à partir de la médiation des de la figure vétérotestamentaire du Fils de l'homme, pôle tiers qui décolle sa parole de l'immédiateté brute de la mort. Ainsi, la parole de Jésus convoque les destinataires à l'interprétation de son parcours à partir de cet autre plan de signification relatif à la parole des Écritures et ultimement, à la reconnaissance de l'accomplissement des figures des Écritures en lui. La parole de l'acteur Jésus crée donc un effet de décalage entre la réalité et

sa signification, posant ainsi un espace où le regard posé sur une situation peut être altéré par l'écoute d'une parole qui vient d'ailleurs.

2.5.4 Une structure d'accomplissement

L'évangile selon Luc est encadré par la dynamique de l'accomplissement: accomplissement des figures de l'Ancien Testament dans le corps filial, d'une part, accomplissement dans le corps de l'énonciataire de ces « choses faites», d'autre part. Le lien entre ces deux processus s'articule à partir de l'acteur Jésus, constitué comme figure à lire du corps filial, lequel sera mis en figure à la dernière Cène. Nous pourrions ainsi poser l'hypothèse que le récit de la dernière Cène pose les conditions de cet accomplissement de la figure du corps filial dans le corps des énonciataires. L'enjeu consisterait ainsi dans le déplacement des destinataires dans la position filiale du sujet, et ce, par et dans leur acte de lecture du discours en acte élaboré au dernier repas. Cette instauration du sujet filial poserait les conditions du « devenir serviteur de la parole », renvoyant à la constitution de sujets opérateurs de ce programme secondaire du service de la parole.

La structure de l'accomplissement mise en discours dans le prologue se déploie selon deux processus distincts, mais intrinsèquement liés l'un à l'autre et trouvant leur point d'articulation dans la position de l'acteur Jésus, qui « remplit la place du parfait lecteur des Écritures"7». D'une part, le parcours des figures des Écritures se déploie jusqu'à leur accomplissement dans le corps filial, par la médiation de l'acte de lecture de l'acteur Jésus situé en position d'énonciataire de la parole. Ainsi, occupant la juste place du lecteur de l'ancien testament, il révèle la «position de Dieu, son énonciateur"8 ». D'autre part, l'acteur Jésus, assumant la fonction de médiateur, devient une figure à lire, en attente de s'accomplir dans la chair du lecteur. De ce fait, le destinataire est convoqué à devenir lecteur afin que, par et dans la lecture, il reçoive la position filiale, l'instaurant ainsi comme « Fils ».

F. Martin. « Sortir du... ». p. 14. F. Martin. « Sortir du... ». p. 14.

Le récit de la dernière Cène est un lieu privilégié pour dégager cette structure double de l'accomplissement des figures dans la chair, à l'origine de l'émergence du « corps du sujet de l'énonciation, ou [du] sujet d'énonciation comme corps"9 », distinct du corps physique du sujet empirique. Par excellence, le récit de la dernière Cène est le lieu où l'acteur Jésus institue un discours en acte où chacun est convoqué à devenir « énonciataire » de la parole.

Ainsi, l'accomplissement des Écritures en Jésus induit une « structure de témoignage, qui pose d'abord Jésus comme véritable interprète des Écritures à la suite de qui peuvent se lever des disciples, à leur tour témoins de la parole de leur Maître120. » L'accomplissement aurait ainsi cette particularité qu'elle nécessite aussi un sujet situé dans la position de « pauvre » pour la reconnaître. Le récit de la dernière Cène en déploiera sans doute les conditions.