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Devenir serviteur de la parole : une anthropologie de la réception de la parole à la lumière d'une lecture sémiotique du récit de la dernière Cène (Luc 22, 1-62)

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Texte intégral

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DEVENIR SERVITEUR DE LA PAROLE

Une anthropologie de la réception de la parole à la lumière

d'une lecture sémiotique du récit de la dernière Cène

(Luc 22, 1-62)

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en théologie

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

FACULTE DE THEOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2011

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Ce mémoire, dans le sillon du tournant anthropologique en théologie, se déploie à partir d'une question principale portant sur les conditions de la réception de la parole dans le sujet. Notre démarche, balisée par le cadre théorique de la sémiotique discursive, s'appuie sur une perspective de renonciation et son sujet insistant sur la dimension intersubjective du langage et sur l'altérité radicale de la parole. Plus spécifiquement, elle propose la lecture sémiotique du récit de la dernière Cène de l'évangile lucanien comme lieu privilégié d'élaboration d'un modèle d'anthropologie structurale visant l'intelligibilité du parcours du Verbe dans la chair. L'enjeu fondamental de cette anthropologie, renvoyant à la structure même du salut, concerne le déplacement du sujet vers une position filiale relative à la parole originaire et à la communion. Cette recherche achève son mouvement dans la mise en interaction de ce modèle anthropologique, référé au « devenir serviteur de la parole », avec ceux des jésuites et psychanalystes lacaniens, Denis Vasse et Michel de Certeau.

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Ce mémoire pourrait être comparable à ces « lieux de transit », dont parlait Michel de Certeau, offrant à la fois le témoignage d'un itinéraire parcouru et l'opportunité de redéfinir un point d'horizon vers lequel orienter les prochains pas. Ainsi, plutôt qu'être un terme en lui-même, il manifeste un point de passage d'où le sens d'un mouvement peut être lu; il est la trace d'un chemin, encore à poursuivre.

D'entrée de jeu, je désire remercier les personnes qui ont soutenu de près ou de loin cette démarche et honorer l'accompagnement qui a porté l'écriture de ce mémoire.

En premier lieu, je désire remercier Mme Anne Fortin, ma directrice de recherche, pour sa disponibilité et sa rigueur intellectuelle. Je lui suis aussi très reconnaissante pour la générosité de son engagement, notamment pour son dévouement dans les laboratoires de lecture sémiotique, qui furent pour moi des lieux importants de formation au sein d'une communauté de recherche dynamique.

À ce sujet, je veux remercier chacun des membres du groupe participant à ces laboratoires: Sylvain, Pamela, Christian, Valérie, Laurence, Céline. Je remercie aussi Olivier Robin, du CAD1R à Lyon, qui, lors de ses séjours au Québec, a généreusement partagé son art de la lecture et son amour de la parole.

De même, je veux remercier mes compagnons de route, qui m'ont encouragée et supportée dans ce projet de rédaction de mémoire: Jonathan, Jocelyne, Emilie, Martine, Maryse, Manon, Anne-Michèle, Caroline ainsi que ma famille et plus particulièrement mes neveux Thomas, Delphine et Hubert. Ces relations, si précieuses, m'ont donné un espace où trouver le Souffle pour aller au bout de cette démarche.

Enfin, je souligne ma reconnaissance envers les organismes donateurs desquels j'ai reçu des bourses de recherche pour ce projet de maîtrise: le CRSH, le FQRSC et l'AFDU.

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Résumé II Avant-Propos III Table des matières V INTRODUCTION GÉNÉRALE 9

1. Le tournant anthropologique en théologie 10

2. La théologie discursive 11 2.1 Le statut du texte biblique 13

2.2 Lire 15 2.3 Le sujet d'énonciation 16

2.4 Un projet théologique orienté vers l'anthropologie structurale 16

3. Le récit de la dernière Cène 18 4. Revue de la littérature 19 5. Structuration du mémoire 20 PREMIÈRE PARTIE: UN CADRE THÉORIQUE 23

Introduction de la première partie 24 Chapitre 1. Parcours historique de la théorie sémiotique 26

1. Un déplacement épistémologique 26 2. Le projet de Ferdinand de Saussure (1857-1913) 27

3. Louis Hjelmslev( 1899-1965) 29 4. Algirdas Julien Greimas (1917-1992) 30

Conclusion 32 Chapitre 2. Fondements théoriques de la sémiotique discursive 33

1. La sémiotique et la Bible. Le Groupe d'Entrevernes 33 2. Une voie d'accès à renonciation. Du figuratif au figurai 34

2.1 Les figures 34 2.2 La dimension figurale des figures discursives 36

3. L'énonciation 37

3.1 Une instance linguistique 37 3.2 Une instance structurelle 38 3.3 Une instance présupposée par le discours 39

3.4 Une instance absente du discours 39 3.5 Une instance de médiation 39 4. Des opérations énonciatives 40

4.1 Le débrayage 40 4.2 La suspension 41 4.3 L'embrayage 41

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5. La question du sujet de renonciation. Le sujet lecteur 41

Conclusion 43 Conclusion de la première partie 44

DEUXIÈME PARTIE: L'ANALYSE DU RÉCIT DE LA DERNIÈRE CÈNE 46

Introduction de la deuxième partie 47 Chapitre 3. Le cadre global de l'évangile de Luc 49

1. Le prologue. Le cadre énonciatif global 49 1.1 Une parole adressée à Théophile 49

1.2 Le lieu d'où écrire 50 1.3 Le lieu d'où lire 51 1.4 Une structure d'accomplissement 52

2. Un récit. Le cadre narratif global 53 2.1 Le programme narratif principal 54 2.2 Un programme narratif secondaire 57 2.3 Articulation des programmes narratifs principal et secondaire 59

2.4 Un paradoxe 61 2.5 Des programmes à reconnaître. La sanction des destinataires 61

3. Le chapitre 22 et l'hypothèse de lecture 67

Conclusion 68 Chapitre 4. Comment Jésus parle-t-il? 70

1. Entoile de fond 71 2. Préparer le lieu où manger ensemble la Pâque (Le 22, 7-13) 72

2.1 Une parole d'envoi. L'enjeu du déplacement 72

2.2 La question du lieu 73 2.3 La réponse adressée aux disciples 73

3. Un prologue au « repas » (Le 22, 14-18) 76 3.1 Le corps filial comme instance d'interprétation de « l'heure » 77

3.2 Le corps désirant 77 3.3 Manger et boire à cette table 81

4. Le Mémorial. Recevoir le corps filial, ou l'instance du don 81

4.1 La figure du pain. La chair et la parole 82 4.2 Le pain rompu et donné, figure à lire du corps filial 85

4.3 La figure du corps filial en attente d'accomplissement. Vers l'émergence des

«fils» 89 4.4 La coupe 94 Conclusion 97 Chapitre 5. Comment les disciples entendent-ils? 99

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2. Les obstacles à l'écoute. La question du lieu (Le 22, 1-6) 101 2.1 La figure de Judas et le phénomène d'osmose 101 2.2 La figure des pharisiens, ou la position du sujet de pouvoir 104

3. Un parcours ponctué de transformations. La figure de Pierre 106

3.1 L'annonce de l'acteur Jésus 106

3.2 Le reniement 109

Conclusion 112 Conclusion de la deuxième partie 114

TROISIÈME PARTIE: DEVENIR SERVITEUR DE LA PAROLE 117

Introduction de la troisième partie 118

Chapitre 6. Refuser la condition désirante. L'identification imaginaire 120

1. Un problème d'espace et de mouvement, la « fixation » 120

2. Le refus de l'Autre 121 3. Le refus de la parole originaire 122

Quelques nuances pour conclure 124 Chapitre 7. Sortir de la fixation. Le débrayage 126

1. L'irruption de l'Autre 126 1.1 L'échec du débrayage à travers la figure des pharisiens 127

1.2 Le débrayage dans la figure de Pierre 129

Conclusion 132 Chapitre 8. Naître comme sujet de la parole originaire. L'embrayage 133

1. L'identification symbolique 133 1.1 La Parole originaire, l'insaisissable qui divise 134

1.2 Devenir sujet de l'écoute 135 2. L'élaboration contingente du discours. Le temps des figures 136

3. Un processus toujours à reprendre. La nécessité du « faire mémoire » 138

Conclusion 139 Conclusion de la troisième partie 140

CONCLUSION GÉNÉRALE 142 1. Un retour sur la démarche 143 2. Limites de ce mémoire 145 3. Un modèle anthropologique et ses déplacements 146

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4. Contributions d'une anthropologie de la réception de la parole à Féco-théologie....l47

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Au XXe siècle, un « tournant anthropologique » s'est effectué en théologie, faisant du sujet humain le socle à partir duquel construire le discours théologique. Karl Rahner, figure pionnière de ce mouvement, affirmait que « la théologie [...] doit être une anthropologie théologique1. » Son projet théologique, enraciné dans le contexte sécularisé et pluraliste de son temps, inscrivit une rupture épistémologique avec la théologie néoscolastique -jusqu'alors dominante dans le milieu catholique- entraînant le passage du paradigme

métaphysique et ontologique au paradigme du sujet. De fait, avec le temps, la théologie néoscolastique avait négligé l'articulation entre ses énoncés théologiques et le geste théologique tout à fait innovateur de leur auteur -Thomas d'Aquin-, aboutissant à un fixisme théologique en partie responsable du « fossé creusé entre la révélation et l'expérience humaine2 ».

Pour sortir de cette impasse, Rahner entrepris un retour à l'originalité du geste de saint Thomas, dégageant ainsi la théologie de son état de sclérose et l'ouvrant aux problèmes spécifiques de la philosophie qui lui était contemporaine. Plus particulièrement, il développa une anthropologie transcendantale à partir de l'analyse kantienne de la Critique de la raison pure, visant à dégager les conditions de possibilité de la réceptivité du salut dans le sujet humain. Ainsi, dans le Traité fondamental de la foi entame-t-il sa réflexion en posant cette question: « Quel type de récepteur suppose le christianisme pour que son message ultime et le plus essentiel puisse simplement être entendu3? » À travers ce geste innovateur, Rahner développa une théologie transcendantale qui renversa la perspective théocentrique habituelle en théologie pour poser les questions à partir du sujet humain, compris comme récepteur potentiel de la Parole de Dieu.

Karl Rahner. « Théologie et anthropologie ». dans Karl Rahner. Écrits théoiogiques. t. XI: Axes théologiques pour demain. Paris. Desclée de Brouwer/MAME. 1970. p. 191.

" Rosino Gibellini. Panorama de la théologie au XXe siècle. Paris. Cerf. 2004. p. 257. ' Karl Rahner. Traité fondamental de la foi. Paris. Centurion. 1983. p. 37.

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Ce mémoire s'inscrit dans le sillage de ce tournant anthropologique en théologie, en l'investissant cependant à partir d'un autre paradigme: le paradigme langagier. Plus particulièrement, cette recherche se situe dans le domaine de la théologie discursive, dont la « démarche s'adosse à la théorie et à la méthodologie de la sémiotique discursive [et où] il est question d'articuler la réflexion théologique à la lecture du texte biblique4. » De fait, la visée de ce travail est de déployer « une anthropologie de la réception de la parole de Dieu5 » et ce, à partir d'une lecture sémiotique du récit de la dernière Cène dans l'évangile de Luc insistant sur la dimension de renonciation et de son sujet. Si la question motivant cette recherche porte sur les conditions de possibilité de la réception de la parole dans le sujet, laquelle est en syntonie avec le point de départ de l'entreprise rahnérienne, le cadre théorique -la sémiotique discursive, dont le projet « est celui d'wwe science de la signification mise en discours dans les textes »- choisi pour y répondre et le geste théologique qu'il induit s'en distinguent cependant.

Cette recherche, située dans le domaine de l'anthropologie théologique fondamentale, comporte ainsi deux objectifs principaux, d'ordre méthodologique. D'une part, situer et comprendre la spécificité de la théorie sémiotique discursive pratiquée au CADIR7 et plus particulièrement, sa perspective sur renonciation et son sujet. D'autre part, maîtriser le pratique de lecture sémiotique et plus globalement, le geste de la théologie discursive.

2. La théologie discursive

Ce mémoire relève de la théologie discursive développée par des sémioticiens du CADIR tels Louis Panier, Anne Fortin, François Martin et Jean-Yves Thériault, laquelle « développe le point de vue de la réception qu'elle analyse comme un pôle de renonciation

4 Louis Panier. La naissance du fils de Dieu. Paris. Cerf. 1991. p. 274. L. Panier. IM naissance du fils..., p. 279.

6 Louis Panier. « Lecture sémiotique et projet théologique ». Recherches de science religieuse [78] 2 (1990). p. 204.

7 Centre pour l'analyse du discours religieux à Lyon, à I"intérieur de la Faculté de théologie de LUniversité catholique de Lyon.

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où il est question du sujet (d'énonciation)8. » L'originalité de ce geste théologique repose notamment sur le nouage entre la lecture sémiotique du texte biblique et l'acte théologique, si bien que « le temps de la lecture, l'ascèse de la lecture [devient] le travail théologique lui-même9 ». Une telle conception des rapports entre lecture sémiotique et théologie s'est développée dans les années 70, au moment où la théorie sémiotique fut pratiquée à partir du corpus biblique. Cependant, « l'histoire des relations entre sémiotique et théologie est plus ancienne; on pourrait montrer comment ces deux disciplines forment un « vieux couple », et comment, dans la tradition théologique occidentale, de S. Augustin à Jungel, la question des signes, de leur fonction et de leur interprétation est à l'horizon de la réflexion théologique1 . » Ainsi, le geste de la théologie discursive porte l'écho de ces théologies qui ont articulé lecture biblique et théologie -telle la pratique de la lectio divina-. L'effet innovateur du projet de la théologie discursive s'explique à partir de la rupture épistémologique survenue au XVIIe siècle entre l'exégèse et la théologie. Depuis, une séparation entre ces deux disciplines fut opérée, si bien que la compréhension spontanée de leur articulation les situe dans « un rapport dualiste et chronologique, opposant une lecture du texte biblique préalable à une interprétation théologique postérieure". »

La théologie discursive permet ainsi de redonner à l'acte de lecture biblique son statut de lieu théologique, « d'écoute d'une altérité, dépassant la compréhension de soi devant le texte, pour que la parole puisse devenir une instance d'altération du soi12 ». Ce déplacement s'appuie sur la théorie sémiotique qui contribue à redéfinir le statut du texte biblique comme discours et conséquemment, la portée de la lecture. Ultimement, c'est la question de renonciation et de son sujet qui rejaillit, comme le « centre de perspective » responsable de la mise en discours de la signification dans le texte. Déployant sa perspective sur renonciation dans l'intersubjectivité du langage, la théorie sémiotique resitue la parole par rapport à un pôle d'altérité radicale. Ainsi, ce cadre théorique devient un ressort privilégié

L. Panier. La naissance du fils... p. 275.

9 Anne Fortin, « Lire et brûler ». dans Anne Fortin et Alain Gignac (dir.). « Christ est mort pour nous ». Etudes sémiotiques. féministes et sotériologiques en l'honneur d'Olivette Genest. Montréal. Médiaspaul. 2005. p. 504.

10 L. Panier. « Lecture sémiotique et projet... ». p. 201. ' ' A. Fortin. « Lire et brûler ». p. 504.

12 Anne Fortin. « De la sémiotique à la lectio divina ». dans Philippe Abadie (dir.). Aujourd'hui, lire la Bible. Exégèses contemporaines et recherches universitaires. Lyon. PROFAC. 2008. p. 161.

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pour élaborer un métalangage théologique visant l'intelligibilité du parcours du Verbe dans la chair.

2.1 Le statut du texte biblique

Cette conception innovatrice de l'acte théologique, lequel rejoint un aspect fondamental de la tradition qui ancre la théologie dans la lecture des Écritures, repose sur une théorie du texte biblique qui le situe comme discours, c'est-à-dire comme une articulation signifiante de figures en fonction d'une instance d'organisation, appelée l'instance d'énonciation. Ainsi, « le texte biblique [n'est] plus un matériau brut à lire puis à interpréter, il [est] déjà théologisé, [...] il [est] structuré, dans son immanence, comme figurativisation théologique.'3 » Cette conception du texte s'enracine dans une distinction préalable entre les plans de la manifestation et de l'immanence qui déploient deux «rationalités, [lesquelles renvoient à] différents modes d'instauration de la cohérence, ou de la signification d'un texte14. » Ces deux rationalités distinguent deux familles sémiotiques: la sémiotique du signe-renvoi et la sémiotique des ensembles signifiants.

La sémiotique du signe-renvoi, aussi désignée comme la sémiotique américaine, « s'attache notamment au mode de production du signe (les schémas inférentiels du raisonnement: déduction, induction, abduction) et à sa relation avec la réalité référentielle par la médiation de "l'interprétant". C'est une sémiotique logique et cognitive, détachée de tout ancrage dans les formes langagières15. » Cette sémiotique se concentre ainsi sur le signe et sur la saisie du sens et ce, dans une logique référentielle. Les figures principales de cette sémiotique sont Charles Sanders Peirce (1839-1914)16 et Umberto Eco (1932-...)17.

13 A. Fortin, « Lire et brûler », p. 504.

14 Jacques Geninasca. La parole littéraire, Paris, PUF, 1997. p. 87. 1 Denis Bertrand. Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan. 2000, p. 8.

16 Parmi ses ouvrages principaux, notons: Écrits sur le signe. Paris, Cerf. 2003: Textes anticartésiens. Paris. Aubier. 1984: Écrits logiques, Paris. Seuil. 1978: Pragmatisme et pragmaticisme. Paris. Cerf, 2002. 17 Parmi ses ouvrages principaux, notons: Sémiotique et philosophie du langage. Paris. PUF. [1998] 2001: Les limites de l'interprétation. Paris. Librairie générale française. [1992] 1994; Lector in fabula. Paris. Grasset. 1985.

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La sémiotique des ensembles signifiants, aussi appelée sémiotique européenne ou « École de Paris», déplace l'unité de base de la signification du signe vers le non-signe: elle entraîne « la dissociation du signe18 » vers la figure. Ce changement s'explique du fait que cette sémiotique « est enracinée dans la théorie du langage et affiche par là sa filiation avec Saussure, ses postulats structuraux et sa conception de la langue comme institution sociale19 ». Cette rationalité sémiotique situe donc la construction de la signification sur le plan de l'immanence du texte, renvoyant à la dimension formelle de la langue. La sémiotique discursive se situe d'emblée dans cette sémiotique des ensembles signifiants. De cette perspective, « le texte manifeste une signification immanente, mais [il] ne la représente pas20. »

Le texte est ainsi abordé comme un « monument de la parole et de la signification qui s'y trouvent inscrites21 » plutôt que comme un document renfermant des objets référentiels. Pour le texte biblique, cela signifie qu'il est d'abord considéré comme « un témoignage de la foi confessée22 », pointant ainsi vers une instance d'énonciation où il est question du sujet. Il « met en scène le rapport de l'humain à la parole de Dieu, dans une parole qui, nous dit la tradition, est elle-même "inspirée"23. » Les textes bibliques sont ainsi des récits mettant en discours les parcours d'acteurs dans un processus de réception de la parole, lesquels supposent la transformation de leur rapport au monde. Dans cette perspective, le texte biblique ne transmet pas un message ni ne rapporte des faits historiques, mais il est « ultime effet de la parole24 ».

Cette conception du texte, en rupture avec celle de la sémiotique du signe-renvoi, déplace la compréhension de l'acte de lecture.

18 L. Panier, « Lecture sémiotique et projet... », p. 205. 19 D. Bertrand, Précis de sémiotique..., p. 8.

20 Louis Panier. « Une pratique sémiotique de lecture et d'interprétation ». Lectio divina 158 (1994). p. 119. 21 L. Panier. « Une pratique sémiotique de lecture... ». p. 116.

22 Louis Panier. « Jésus, le Christ à plus d'un titre ». Lumière et Vie [34] 175 (1985). p. 59.

23 Anne Fortin. L 'annonce de la bonne nouvelle aux pauvres. Une théologie de la grâce et du Verbe fait chair. Montréal. Médiaspaul. 2005. p. 14.

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2.2 Lire

Que signifie donc lire dans la perspective sémiotique si le texte biblique est considéré comme un discours théologisé organisant des figures et ce, en fonction d'une instance d'énonciation?

De la perspective sémiotique, lire signifie d'abord « lire les textes dans le langage, c'est-à-dire dans ce matériau original, signifiant, où quelque chose de l'homme se dit, quelque chose que le discours ne dit pas mais sans quoi il ne dirait rien25. » Plus particulièrement, lire consiste à parcourir les figures mises en discours afin d'élaborer une hypothèse d'organisation du contenu. Lire le texte biblique, ce sera donc repérer les structures profondes de signification qui se déploient dans l'immanence du texte, et ce, à partir des traces laissées dans la manifestation du texte. Ainsi, « lire, interpréter un énoncé, en constituer la cohérence, cela revient à actualiser le texte -dont l'objet textuel n'est encore que la promesse- en vue de le saisir comme un tout de signification, comme un ensemble organisé de relations, autrement dit, comme un discours26. »

L'enjeu de la lecture du texte biblique consiste alors à recevoir l'instance d'énonciation structurée du texte biblique en vue de déplacer le sujet lecteur vers une position de sujet de parole. De fait, « la finalité de la lecture et de l'interprétation y est conçue comme la transformation du lecteur par son acte même de lecture, et ce, en écho à des théologiens et philosophes comme Karl Barth et Rudolph Bultmann pour qui le lecteur est nécessairement modifié par sa lecture des Écritures, jusqu'à Paul Ricoeur pour qui le lecteur doit arriver à "se comprendre devant le texte"27. » Elle permet de comprendre la syntaxe propre au texte biblique, à partir de laquelle il sera possible pour le sujet de parler autrement, processus défini sémiotiquement par le concept d'embrayage.

!5 Jean Delorme, « Lire dans l'histoire - Lire dans le langage ». dans Jean Delorme. Parole et récit évangélique. Paris/Montréal. Cerf/Médiaspaul. 2006. p. 25.

26 J. Geninasca, La parole littéraire, p. 86.

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2.3 Le sujet d'énonciation

Une telle compréhension du texte et de l'acte de lecture renvoie à la question d'une instance d'énonciation où il est question du sujet de renonciation. Le texte biblique atteste la place d'un sujet dans le discours, position d'énonciation à partir de laquelle les éléments discursifs sont articulés dans une structure signifiante. La lecture consiste donc en un processus par lequel le lecteur reçoit cette instance structurée du texte. De fait, lire le texte biblique consiste à découvrir « un "point de vue" de structuration inattendu où le dispositif figuratif du texte devient "parlant" pour un lecteur qui se trouve accordé à la mise en discours28». Ainsi, c'est par et dans la lecture qu'il est question de l'émergence du sujet lecteur, dans la position de l'énonciataire.

D'un point de vue théologique, il serait alors possible de comprendre la lecture comme l'acte par et dans lequel il est question de l'émergence d'un sujet croyant, en tant que celui-ci désigne un sujet se recevant de la parole de l'Autre. L'acte de lecture du texte biblique est ainsi une convocation du sujet à un déplacement vers une position d'énonciataire de la parole, où il est question de « devenir serviteur de la parole29 ».

2.4 Un projet théologique orienté vers l'anthropologie structurale

Ces considérations sémiotiques sur la théorie du texte, de la lecture et du sujet d'énonciation permettent de mieux envisager les incidences de la théorie sémiotique sur un projet théologique. Plus particulièrement, cela nous permet de mieux comprendre en quoi la démarche de la théologie discursive peut « rejoindre l'antique expérience de la lectio divina et [...] établir, à nouveaux frais, la lecture biblique comme un vrai lieu théologique30 ».

" L. Panier. « Lecture sémiotique et projet... ». p. 207. 29 Le 1.2.

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Le texte biblique, mettant en discours un agencement spécifique de figures, désigne virtuellement la position d'un sujet d'énonciation chargé de cette structuration. Le texte biblique, comme discours, pointe vers la question du sujet d'énonciation. Ainsi, « il s'agit alors pour la théologie de répondre à cette référence subjective, référence au sujet humain et au réel, et de s'adosser à une lecture anthropologique de la Bible . » Le projet de la théologie discursive s'oriente alors vers une anthropologie, et plus particulièrement, vers une anthropologie structurale. Elle vise à dégager des structures fondamentales du sujet relevant de différentes positions, dessinant ainsi une véritable « topologie du sujet32 ». Ultimement, cette théologie vise à dégager les conditions de possibilité de la réception de la parole dans la chair et à dégager les structures fondamentales du sujet -sujet croyant-. Toutes ces considérations seront cependant effectuées d'un point de vue linguistique et structural. Ainsi, la notion de chair ne doit pas être confondue avec sa valeur référentielle et empirique, mais elle doit plutôt être resituée dans la constitution langagière du sujet. Dans cette perspective, la chair prise isolément renvoie à une structure binaire qui néglige le pôle du Tiers absent, lequel permet la circulation de la parole. Le processus de la réception de la parole dans la chair désigne ainsi le passage d'une posture d'immédiateté avec la réalité vers une autre, relative à la parole originaire.

Enfin, la théologie discursive visant à dégager une anthropologie de la réception de la parole est convoquée à un dialogue avec d'autres discours anthropologiques qui lui sont contemporains. La rencontre avec les modèles anthropologiques issus de la psychanalyse lacanienne s'est avérée particulièrement féconde.

La démarche de ce mémoire intégrera aussi ce vis-à-vis avec des modèles issus de la psychanalyse lacanienne. Plus spécifiquement, nous avons opté pour des modèles à la croisée de la psychanalyse lacanienne et de la spiritualité ignacienne. Des ouvrages d'auteurs comme Denis Vasse et Michel de Certeau seront explorés et leurs modèles anthropologiques permettront un nouvel éclairage sur les modèles dégagés dans notre lecture du récit de la dernière Cène.

31 L. Panier. « Lecture sémiotique et projet... ». p. 217. 32 L. Panier. La naissance du fils.... p. 275.

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3. Le récit de la dernière Cène

Pour atteindre notre objectif principal qui est de comprendre et situer la théorie sémiotique et plus particulièrement, sa perspective sur renonciation et son sujet, le récit de la dernière Cène nous est apparu comme un lieu privilégié pour y répondre. De fait, étant donné le statut particulier de ce récit -considéré comme un « centre de perspective » de l'évangile-et son énonciation très particulière convoquant des énonciataires -laquelle stimule encore les recherches de nombreux linguistes et sémioticiens33-, nous avons fait l'hypothèse que ce texte posait les conditions de possibilité de la réception de la parole dans la chair.

Pour construire notre hypothèse de lecture, nous nous sommes notamment appuyés sur les analyses de Louis Panier du récit de la dernière Cène34. Ses travaux nous ont permis de comprendre le dispositif énonciatif mis en discours dans le récit de la dernière Cène.

Bien que les analyses de Louis Panier embrassent les récits des évangiles synoptiques35, nous avons choisi de nous concentrer sur la version de l'évangile selon Luc36. Cette décision fut motivée par l'intérêt que nous avions à articuler ce récit avec le cadre énonciatif global du prologue de cet évangile, lequel met en discours la structuration de l'accomplissement, notamment à travers la figure du « devenir serviteur de la parole 7 ». Cette décision induit à ce travail une originalité par rapport aux analyses de Louis Panier, à travers l'articulation d'un texte spécifique au cadre global de l'Évangile. Ce mémoire a

33 L'étude d'Irène Rosier-Catach demeure un exemple probant de cet intérêt encore actuel pour le récit du dernier repas. Cf. Irène Rosier-Catach. La parole efficace, Paris, Seuil, 2004.

34 Cf. Louis Panier: « Le récit de la dernière Cène. Forme discursive et modèle théologique ». dans Philippe Abadie. Aujourd'hui, lire la Bible. Exégèses contemporaines et recherches universitaires. Lyon. PROFAC. 2008, p. 127-144; « Le signe rompu du corps. Modèles sémiotiques et discours théologiques ». dans Odile Le Guem et Hugues de Chanay (éd.). Signe du corps/Corps du signe. Actes du symposium de Lyon (septembre 2002). L'Harmattan, 2009. p. 123-138: «Le mémorial de l'attente», dans Denis Bertrand et Jacques Fontanille (éd.), Régime sémiotique de la temporalité. Laflèche brisée du temps, PUF, 2006. p. 261-275; « Le pain et la coupe: parole donnée pour un temps d'absence ». Sémiotique et Bible 126 (2007). p. 4-18.

' II analyse et compare les récits des évangiles de Matthieu. Marc et Luc. et y joint aussi le récit de l'eucharistie de la première lettre aux Corinthiens.

36 Nous utiliserons la traduction Osty et Trinquet, qui a l'avantage d'être plus proche du grec. Nous référerons parfois à 1"interlinéaire grec/français.

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donc l'intérêt de créer un jeu de perspective entre le macro -relatif à l'unité globale de l'évangile- et le micro -relatif à l'unité interne d'un texte- et ainsi, de mieux éclairer les structures transversales et fondamentales relatives à ces sujets « devenus serviteurs de la parole38.

4. Revue de la littérature

Pour mener ce projet de recherche, nous avons procédé à une revue de littérature portant sur la théorie et la pratique de lecture sémiotique, d'une part, et plus spécifiquement sur la lecture sémiotique du récit de la dernière Cène, d'autre part.

Dans la revue de la littérature sur la théorie et la pratique de lecture sémiotique, nous avons consulté des ouvrages de référence tels le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage39 de Courtes et Greimas, de même que le Précis de sémiotique littéraire40 de Denis Bertrand. Nous avons concentré notre attention sur le déploiement de la sémiotique discursive du CADIR, entraînant ainsi un parcours visant à retracer l'évolution des travaux qui y ont été effectués. Plus particulièrement, nous avons parcouru les travaux du Groupe d'Entrevernes41 -qui est à l'origine du CADIR- de même que nous avons fait la revue complète du périodique Sémiotique et Bible42. Ce travail nous a permis de dégager le déploiement de la sémiotique depuis les années 70, de même qu'il nous a fait côtoyer différents sémioticiens qui mettent en œuvre de façon singulière cette approche de lecture. Parmi ces auteurs, nous avons choisi de retracer l'œuvre d'une figure importante du CADIR, soit celle de Jean Delorme. À travers l'évolution de ses travaux, nous avons été en mesure de mieux comprendre les développements survenus dans la théorie et la pratique de lecture sémiotique depuis les années 70. Considérant l'insistance de notre projet sur la

39 Joseph Courtes et Algirdas Julien Greimas. Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage. Paris. Hachette. [1979] 1993.

40 Denis Bertrand. Précis de sémiotique littéraire, Paris. Nathan. 2000.

41 Groupe d'Entrevernes: Analyse sémiotique des textes. Introduction, théorie, pratique. Lyon. PUL. 1985: Signes et paraboles. Paris, Seuil, 1977.

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dimension énonciative en sémiotique, nous avons parcouru les travaux de Louis Panier, Anne Fortin et François Martin, qui ont particulièrement développé cette perspective au CADIR.

Pour le sujet plus spécifique de la lecture sémiotique du récit de la dernière Cène, nous avons fait la revue des lectures sémiotiques qui en ont été faites. Les auteurs principaux qui ont été fréquentés sont Louis Panier, Anne Fortin, Jean-Yves Thériault et Olivette Genest. Dans un cadre plus strictement linguistique, nous avons consulté l'ouvrage La parole efficace43, d'Irène Rosier-Catach.

De même, puisque ce projet s'inscrit dans le tournant anthropologique en théologie, nous avons fait la revue des ouvrages de référence qui traitent de l'histoire de la théologie au XXe siècle et plus particulièrement, nous avons retracé les ouvrages fondamentaux de Karl Rahner, figure pionnière de ce mouvement. Enfin, pour les modèles d'anthropologie structurale issus de la culture contemporaine, nous avons fait la revue des écrits de deux auteurs précis, soit Denis Vasse et Michel de Certeau.

5. Structuration du mémoire

Le mémoire se divise en trois parties, portant respectivement sur le cadre théorique, l'analyse du récit de la dernière Cène et enfin, sur une systématisation d'une anthropologie de la réception de la parole à partir des éléments dégagés dans l'analyse.

La partie I a pour objectif de situer et comprendre les principaux jalons de notre cadre théorique, c'est-à-dire la théorie sémiotique discursive et sa perspective sur l'énonciation. Cette présentation se déploie selon deux modalités, renvoyant à deux chapitres distincts. D'une part, dans le chapitre 1, nous retraçons la généalogie de la théorie de la sémiotique discursive. Ce travail implique ainsi un détour par les elaborations linguistiques de

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Ferdinand de Saussure, Louis Hjelmslev et Algirdas Julien Greimas, lesquels tracent les grandes lignes d'une filiation jusqu'à la sémiotique du CADIR, laquelle nous est spécifique dans ce mémoire. Cette généalogie permet notamment de retracer les principales ruptures épistémologiques de la théorie sémiotique, rendant possible une meilleure compréhension de la spécificité de cette approche parmi d'autres approches issues du paradigme langagier. D'autre part, le chapitre 2 déploie les fondements principaux de la théorie sémiotique et plus particulièrement, de sa perspective sur renonciation. Sur un axe historique, l'apport de l'articulation de la théorie sémiotique à la lecture biblique est souligné, notamment à travers le projet du Groupe d'Entrevernes, à l'origine du CADIR à Lyon. Enfin, sur un axe plus théorique, ce chapitre permet de déployer les rouages de renonciation, notamment à travers l'exploration du double statut de la figure et la présentation des différentes opérations relatives à renonciation.

La partie II entend présenter l'analyse du récit de la dernière Cène dans l'évangile selon saint Luc. Elle se divise en trois chapitres, structurés en fonction de l'hypothèse de lecture. Le chapitre 3 vise à déployer le cadre global de l'évangile, selon les plans énonciatifs et narratifs du discours. À partir de cette analyse, nous déployons une hypothèse de lecture du récit de la dernière Cène, considérant que ce texte est un « foyer de signification » de l'évangile où se nouent les différents éléments dégagés du cadre global. Cette hypothèse de lecture articule ainsi les éléments narratifs sur le registre énonciatif, situant ainsi l'enjeu fondamental du récit dans les conditions de possibilité du « devenir serviteur de la parole ». Ce programme renvoie aux conditions de possibilité de la lecture du parcours de l'acteur Jésus à partir d'un autre plan de signification -installé par l'acteur Jésus-, où y est désigné l'accomplissement de la figure vétérotestamentaire du Fils de l'homme. Considérant la dimension proprement énonciative de cette hypothèse, l'analyse se déploie selon deux pôles de renonciation: parler et entendre. Le chapitre 4 vise à dégager les conditions de l'acte de parole de l'acteur Jésus. Pour bien comprendre le déplacement auquel l'acteur Jésus convoque ses destinataires, nous avons fait un léger détour par l'analyse d'un texte qui le met en discours, soit le récit de la préparation de la Pâque. L'analyse du récit de la dernière Cène permet de déployer les conditions de l'acte de parole de Jésus et de mieux cerner les contours de sa position de sujet. Enfin, le chapitre 5 entend mettre en relief les

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conditions de l'écoute des destinataires de l'acteur Jésus, en l'occurrence des disciples. Plus particulièrement, ce chapitre entend dégager des éléments du parcours des disciples qui rendront possible leur instauration comme sujet énonciataire. Afin de dégager une perspective plus large sur ce parcours, nous avons intégré le récit du reniement de Pierre, lequel met en discours un passage fondamental relatif au statut du sujet.

Enfin, la partie III entend déployer une anthropologie de la réception de la parole à partir des éléments dégagés dans l'analyse, laquelle met en relief le déplacement -dans lequel il sera question du salut- du sujet vers une position d'énonciataire. Nous le ferons selon deux axes, syntagmatique -relatif au déploiement linéaire et chronologique du récit- et paradigmatique -renvoyant à la dimension proprement structurelle du récit-. Cette anthropologie du sujet de la parole sera présentée à partir des opérations énonciatives du débrayage et de l'embrayage, en fonction de leur mise en discours dans le texte analysé. Enfin, nous articulerons ce modèle anthropologique à d'autres discours anthropologiques. D'abord, nous articulerons le modèle anthropologique déployé par Louis Panier à propos de la logique du péché44 dans son ouvrage Le péché originel. Cette analyse sera pertinente car elle permettra d'enraciner cette anthropologie et le déplacement qu'elle suppose dans une vision globale du salut. Enfin, nous ferons aussi intervenir les modèles anthropologiques de Denis Vasse et Michel de Certeau, lesquels ont la particularité d'être fondés sur la psychanalyse lacanienne et sur la spiritualité ignacienne. Une attention plus particulière sera portée au passage de l'identification imaginaire à l'identification symbolique.

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Dans le cadre de ce projet de mémoire, il importe de présenter en premier lieu la perspective de renonciation à partir de laquelle l'analyse du récit de la dernière Cène sera élaborée. Comme la lecture sémiotique n'est pas une grille de lecture pouvant être appliquée mécaniquement, mais plutôt une « pratique [faisant] droit à ce lecteur qui "joue" avec une méthodologie, et avec des procédures et des méthodes qui médiatisent son rapport au texte45 », un travail de compréhension s'impose avant d'entamer la lecture du texte. De fait, la notion d'énonciation peut demeurer très ambiguë, puisqu'elle revêt diverses définitions selon la perspective dans laquelle elle est élaborée. Ainsi, la théorie de la communication de Jakobson situe renonciation dans l'axe de la parole communiquée d'un émetteur à un récepteur alors que du point de vue de la sémiotique discursive, renonciation est abordée à partir de la linguistique. Cet enracinement induit une épistémologie qu'il importe de déployer pour en comprendre la spécificité.

Ainsi, pour clarifier le cadre théorique à partir duquel cette recherche sera effectuée, un détour s'avère nécessaire pour situer et comprendre, ne serait-ce que rapidement, la logique de renonciation en sémiotique. La présente synthèse vise donc à présenter les principaux éléments de l'approche énonciative du point de vue de la sémiotique, selon diverses avenues. D'un parcours historique visant à dégager la filiation linguistique de la sémiotique jusqu'à l'exposition de la théorie de renonciation elle-même, plusieurs éléments

fondamentaux de la sémiotique énonciative seront dégagés. Plus particulièrement, deux objectifs orientent cette démarche de synthèse. D'une part, il importe de situer d'abord la problématique de renonciation dans un cadre de filiation. Ce travail, exposé dans le chapitre 1, permettra de retracer les elaborations linguistiques qui la fondent, dont le pionnier est Ferdinand de Saussure.

D'autre part, dans le chapitre 2, il s'agit de dégager les principaux jalons théoriques de renonciation, selon les développements qui sont survenus depuis les années 90, au

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CADIR46 notamment. Cette présentation sera de toute évidence très sommaire et partielle; néanmoins elle permettra de mettre en place suffisamment d'éléments pour aborder la pratique de lecture à partir de renonciation.

46 Centre d'analyse des discours religieux, à Lyon, à l'intérieur de la Faculté de théologie de l'Université catholique de Lyon.

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Parcours historique de la théorie sémiotique

La perspective de renonciation est le fruit d'un parcours auquel ont collaboré de nombreux linguistes et sémioticiens. La présente section vise à la situer dans cette histoire, en dégageant les principaux acteurs qui ont permis de la fonder et les éléments théoriques fondamentaux qui permettent de mieux la comprendre.

1. Un déplacement épistémologique

Aborder la perspective de renonciation à l'intérieur du cadre de la sémiotique exige un déplacement épistémologique initial par rapport aux conceptions les plus communes de renonciation qui renvoient à la parole communiquée. En sémiotique, la question de renonciation se pose du point de vue de l'instauration et de la saisie du sens47. Elle précède et dépasse ainsi la dimension de la communication de la parole, sur laquelle se fondent plusieurs autres théories du langage.

La perspective de renonciation en sémiotique est à comprendre en référence aux théories linguistiques dont elle est héritière. Elle repose ainsi sur une théorie de la langue. Ce registre de la langue est distinct de celui de la parole. Cette distinction entre les registres de la langue et de la parole est tout à fait fondamentale. Plusieurs malentendus entre les théories du langage ont leur origine dans cette confusion de registres. En ce qui concerne l'énonciation, selon que nous la considérions du point de vue de la langue ou de la parole communiquée, c'est-à-dire comme structure linguistique ou non linguistique, des théories distinctes se déploient. De fait, plusieurs théories de renonciation issues du paradigme du langage font référence au registre de la parole communiquée, et non de la langue: théorie pragmatique, théorie rhétorique, théorie de la communication, dont la plus connue est celle de Jakobson. Dans cette optique, le langage est réduit à une fonction instrumentale de la

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parole. L'énonciation renvoie à une structure non-linguistique, et elle est située dans une logique référentielle.

Le parcours historique et théorique que nous présentons ici permettra de dégager la spécificité de la perspective sémiotique sur renonciation et de comprendre les enjeux spécifiques qu'elle soulève.

2. Le projet de Ferdinand de Saussure (1857-1913)

Ferdinand de Saussure est reconnu comme le pionnier de la linguistique moderne. L'œuvre de ce linguiste suisse a été très influente, notamment pour les sciences du langage, l'anthropologie, la philosophie ainsi que les sciences sociales en général.

Le point de départ des réflexions de Saussure est la reconnaissance du caractère individuel et unique de chaque acte expressif, qu'il appelle parole. La parole réfère au point de vue de l'exécution. Elle est un « acte individuel et singulier historiquement situé48 » et elle est une manifestation singulière de la langue, marquée par des variations. Ces variations du point de vue de l'exécution et de la substance (parole) permettent à Saussure de poser l'existence d'un registre plus fixe relatif à la forme, soit celui de la langue:

Le fibrage logique de la langue constitue un code profond, peu soumis au changement, garantissant la continuité de la communication langagière [...] C'est ainsi que le code profond incarne une résistance au changement et constitue précisément le cadre rendant possibles les variations superficielles des codes plus visibles49.

48 Louis Panier, « Notes sur renonciation », pro manuscrito. 2009. p. 4. 49 Anne Hénault, Histoire de la sémiotique, Paris. PUF. 1992. p. 34.

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Pour Saussure, la langue peut être appréhendée du côté de l'immanence du texte. Elle est considérée comme est une institution sociale, qui impose des contraintes et des limites aux individus. La langue est située « au-delà des individus parlants50»: elle les précède et les dépasse en ce qu'elle est constituée des formes de signification issues de la « praxis sociale et culturelle du langage51 », sédimentées au cours de l'histoire. La langue est ainsi à distinguer du langage, « vocable qui recouvre non seulement la classe des langues naturelles, mais aussi beaucoup d'autres systèmes de représentation (représentation visuelle, gestuelle...) et ensembles signifiants (un cortège funèbre, par exemple)52. »

Saussure s'intéresse strictement au registre de la langue, l'isolant du registre de la parole qu'il exclut du champ des études linguistiques. À travers son projet linguistique, il entreprend d'analyser la langue comme un système de signes. Deux conséquences découlent de cette définition de la langue. Saussure élabore une définition du signe, l'unité de base de la langue: « le signe unit non une chose et un nom mais un concept (signifié) et une image acoustique (signifiant)53. » Cette définition du signe entraîne une rupture épistémologique par rapport à une définition du signe qui le caractérise selon une fonction référentielle. De fait, la théorie de Saussure vient remettre en cause la conception du signe-renvoi, où le sens peut être saisi à travers la référence d'un mot à une chose, selon le savoir commun et les représentations référentiel les d'ordre historique, social et culturel. La théorie du signe de Saussure resitue le signe dans une structure linguistique, et ainsi l'extrait d'une logique référentielle nécessitant l'intervention d'éléments extralinguistiques pour la constitution du sens. Ainsi, la théorie du signe saussurienne permet le passage du signe-renvoi aux ensembles signifiants qui désignent, du point de vue de la linguistique, les systèmes à l'intérieur desquels les signes acquièrent une valeur en fonction de leur articulation aux autres signes.

50 L. Panier. « Notes sur l'énonciation ». p. 4. 51 D. Bertrand. Précis de sémiotique... p. 53.

52 Institut national de recherche pédagogique à Lyon. « Définitions. Sémiotique. sciences du langage » [www.inrp.fr] (consulté le 13 avril 2011 ).

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La langue étant un système, le signe n'a de valeur qu'en fonction des réseaux de relation avec les autres signes du système. Le sens provient de l'écart entre deux signes, qui produit un effet de différence: « Dans la langue, il n'y a que des différences sans termes positifs54. » Les éléments du système ne signifient qu'en fonction de leur articulation spécifique avec les autres termes, et non par eux-mêmes. Ces rapports entre les signes peuvent se faire selon deux ordres: l'ordre paradigmatique, renvoyant au registre de la langue, et l'ordre syntagmatique, renvoyant à celui du déploiement logique dans la parole.

3. Louis Hjelmslev (1899-1965)

Hjeimslev est un linguiste danois, inscrit dans la lignée de Saussure. Ses travaux permirent d'ouvrir la linguistique au registre du discours. Si l'œuvre de Saussure avait établi le système de la langue comme strict objet de la linguistique, Hjelmslev la dépassa de sorte à intégrer la dimension de procès de la langue -renvoyant à « l'état de la langue quand elle est mise en discours55 »- à l'origine du discours.

L'apport majeur de Hjelmslev -le plus fondamental pour la sémiotique-, consistera dans le déplacement dans la théorie du signe de Saussure, alors qu'il substitut le couple signifiant-signifié au couple expression-contenu. Cette première distinction est le point de départ d'une démonstration permettant à Hjelmslev de poser deux plans au sein du langage: le plan de l'expression (signifiant) et le plan du contenu (signifié). Bien que ces deux plans soient toujours articulés ensemble dans le discours, ils jouissent d'une autonomie au point de vue de leur organisation: chacun détient une substance et une forme particulières. La contribution spécifique de Hjelmslev, laquelle fut féconde pour la linguistique, est l'affirmation de l'existence d'une forme du contenu: la distinction entre le fond et la forme est dès lors dépassée, puisque le fond (contenu, signifié) a une forme spécifique, indépendante de celle du plan de l'expression.

54 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris. Payot. 1978, p. 166. F. Martin. Pour une théologie de.... p. 167.

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Nous pouvons dégager deux conséquences à cette exposition, fondamentales pour l'entreprise sémiotique. La première entraîne la nécessaire distinction entre sens et signification. Le sens ne peut plus être saisi par le mode cognitif de l'évidence ni par le mode empirique de la perception. En effet, l'analyse du signifié doit se faire à l'intérieur du registre linguistique, cela exigeant qu'elle doive faire abstraction du sens perçu, lequel renvoie à une logique référentielle et non linguistique. Il faut donc analyser le signifié à partir de la corrélation signifiante de la forme du contenu et de la forme de l'expression, opération appelée semiosis.

La seconde entraîne une modification de l'unité de base de la langue: partant de la définition du signe selon Saussure, qui lie un signifiant et un signifié, Hjelmslev propose le concept de figure comme « non-signe », puisque aucune correspondance entre forme du contenu et forme de l'expression n'est possible. Ainsi, cela permet d'élaborer le concept de « chaîne signifiante », puisque la figure, pour devenir signifiante, doit nécessairement être combinée à d'autres figures. De ce fait, ce n'est plus à l'échelle du mot que le processus signifiant s'effectue, mais c'est le texte lui-même qui devient un signe, constitué par la semiosis.

4. Algirdas Julien Greimas (1917-1992)

Algirdas Julien Greimas est un linguiste et sémioticien russe, qui fut un pionnier de la sémiotique littéraire. Il s'inscrit dans le prolongement des études de Saussure et de Hjelmslev, ainsi que des formalistes russes56. Ses contributions sont nombreuses et fécondes, notamment pour le développement de la sémiotique discursive et énonciative. Bien que la perspective de l'énonciation soit demeurée un point aveugle de sa théorie sémiotique, il en élabora tout de même une définition et la situa dans le processus global de

6 Parmi les principaux formalistes russes, nommons: Victor Chklovski. Boris Eikhenbaum. Roman Jakobson. Le plus important pour le développement de la sémiotique est sans contredit Vladimir Propp. qui étudia les contes de la tradition orale. Dans son ouvrage La morphologie du conte (1970). considéré comme un ouvrage phare du formalisme russe, il élabore une théorie du récit. Cf. A. Hénault. « Des formalistes russes aux structuralistes pragois: V. Propp et l'étude des contes de la tradition orale. ». dans Anne Hénault. Histoire de .... p. 78-98.

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la production de la signification. Ces travaux constituent donc un fondement pour la sémiotique énonciative telle que développée et pratiquée au CADIR notamment.

Greimas développe et radicalise la distinction faite par Hjelmslev entre le plan de la manifestation et celui de l'immanence. Selon lui, bien que la signification soit manifestée par le texte-signe -le discours-, elle doit cependant être analysée dans le registre de l'immanence, et plus particulièrement dans les formes de l'immanence. L'objet de la sémiotique se concentre donc sur les structures immanentes du texte, dont les figures sont l'unité de base. Greimas s'enracine ainsi dans la définition de la figure de Hjelmslev, tout en la posant également dans un rapport au monde naturel.

Greimas élabore des modèles abstraits de la signification, relevant du registre de l'immanence: modèles figuratif, discursif, narratif -issu du formalisme russe de Propp notamment- et le modèle Iogico-sémantique. Ces modèles, permettant une approche hypothético-déductive des textes, construisent un schéma généalogique de la lecture du texte-discours. Dans cette approche, l'analyse suit un parcours fixe et défini, commençant d'abord par le registre narratif, pour atteindre ensuite le registre Iogico-sémantique « où il [est] possible de reconnaître les procédures sous-jacentes aux démarches de notre pensée57. » Enfin, l'analyse aboutit à l'élaboration d'un carré sémiotique, qui consiste en la «représentation visuelle de l'articulation logique58» des structures élémentaires de la langue.

Cette sémiotique, dite « objectale59 », bien que présupposant et définissant l'énonciation, l'exclue pourtant de son parcours génératif de la lecture. Comme le dit Jean-Claude Coquet, cette «réflexion sémiotique [...] a misé, à l'époque structuraliste, sur la stabilité, le

57 J. Geninasca, La Parole littéraire, p. 83.

J. Courtes et A. J. Greimas. Sémiotique. Dictionnaire raisonné de.... p. 29.

Nous retrouvons la distinction entre sémiotique « objectale » et sémiotique « subjectale » dans plusieurs ouvrages et articles. Cf. D. Bertrand. Précis de sémiotique... p. 66: Louis Panier, « Sémiotique et études bibliques. Évolutions méthodologiques et perspectives épistémologiques », conférence, pro manuscrito. Congrès de PAISS Destini del Sacro. 23-25 novembre 2007. p. 4: Jean-Claude Coquet. La quête du sens. Le langage en question. Paris. PUF, 1997. p. 219.

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discontinu, l'aspectualité, l'élimination des références énonciatives60. » Une autre approche dite « subjectale », initiée notamment par J.-C. Coquet et Jacques Geninasca, allait tenter d'intégrer les processus énonciatifs dans l'analyse des discours. Ce sera les débuts d'une sémiotique de renonciation, qui trouvera un écho important dans l'espace de la rencontre entre la sémiotique et le corpus biblique.

Conclusion

Dans ce chapitre, des éléments fondamentaux de la généalogie de la sémiotique énonciative furent mis en relief. D'entrée de jeu, des points de rupture épistémologique ont été soulevés, notamment du fait de l'enracinement dans une perspective linguistique arrachant la définition du signe à la logique référentielle pour la resituer dans un axe strictement langagier. Ce tournant initié par Saussure a donné lieu à des elaborations qui, peu à peu, ont déplacé la question du sens et de la signification dans la dimension formelle du langage. Hjelmslev distingue deux plans dans le langage, le plan de l'immanence de celui de la manifestation, ne se correspondant pas. Alors que d'autres approches ne s'en tiennent qu'au plan de la manifestation, Hjelmslev se concentre plutôt sur le plan de l'immanence du langage. Ce déplacement entraîne une redéfinition de l'unité de base de la signification à travers le « non-signe » -la figure-, renvoyant à la forme du contenu. Cependant, jusqu'à Greimas, l'instance chargée de l'articulation des figures dans le discours -l'énonciation-demeure comme un point aveugle de la théorie sémiotique. Ce n'est qu'avec Coquet et Geninasca que la dimension énonciative, telle qu'elle avait été définie par Greimas, est assumée. La rencontre de la sémiotique et du corpus biblique s'inscrira dans le sillon de ces travaux et contribuera d'une façon originale à l'élaboration de la théorie de renonciation en sémiotique.

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Fondements théoriques de la sémiotique discursive

Nous avons présenté les principaux jalons théoriques qui sont au fondement de la perspective de renonciation en sémiotique. Après la linguistique de Saussure et la théorie sémiotique Greimas, nous présentons maintenant l'apport de la pratique de lecture du corpus biblique poursuivie par le Groupe d'Entrevernes, qui s'officialisa ensuite dans la création du Centre d'analyse des discours religieux (CADIR), à Lyon.

1. La sémiotique et la Bible. Le Groupe d'Entrevernes

Au début des années 70, des étudiants de Greimas commencèrent à se réunir afin d'appliquer la théorie sémiotique à la lecture des textes bibliques. Jusqu'alors, l'exégèse et les études bibliques étaient marquées par le paradigme de l'histoire61. Du groupe qui se forma, nommé le Groupe d'Entrevernes, se trouvaient notamment Jean Calloud, Jean Delorme, Louis Panier,... Il leur sembla que leur pratique de lecture sémiotique du corpus biblique venait déplacer la théorie sémiotique de Greimas ou du moins éveiller des potentialités qui jusqu'alors étaient demeurées dans l'ombre. De fait, les textes bibliques qu'ils étudièrent présentaient des caractéristiques particulières que nous exposons brièvement ici, mais que nous développerons plus loin.

D'une part, il leur sembla que la notion de discours n'était plus suffisante pour rendre compte de la spécificité des textes bibliques, spécialement les récits de rêves et de visions, et les récits-paraboles. Ceux-ci présentent souvent des « déformations cohérentes62 », renvoyant à une organisation de figures qui apparaît déformée et incohérente par rapport à l'ordre du monde et du langage. Ecartant la voie de la résignation à l'absurdité des textes bibliques, ils cherchèrent plutôt du côté de renonciation, c'est-à-dire de l'instance qui

61 Cf. J. Delorme. « Lire dans l'histoire...», p. 22-23.

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organise le discours. Ils élaborèrent donc la notion de débrayage figuratif, qui permettait le passage du figuratif au figurai, terme développé par Geninasca.

D'autre part, ce passage du figuratif au figurai, ouvrant la perspective de l'énonciation, souleva la question du sujet de renonciation. Si la « déformation cohérente » des textes bibliques les arrachait à l'ordre du monde et à la cohérence du langage, ils pointaient donc vers la position d'un sujet dans le langage.

Les recherches et la pratique de lecture qui se développèrent par la suite au CADIR permirent de poursuivre les réflexions sur les questions soulevées. Ce n'est que dans les années 90 qu'une perspective de renonciation se formalisa, et que des modèles en furent proposés. Cette section vise à présenter les principaux éléments de la théorie de l'énonciation, du point de vue de la sémiotique discursive.

2. Une voie d'accès à l'énonciation. Du figuratif au figurai

L'analyse des textes bibliques fut un catalyseur qui stimula de nouvelles elaborations théoriques en sémiotique, notamment en ce qui concerne le statut des figures dans le discours. La résistance que le corpus biblique exerça sur la théorie sémiotique de Greimas fut l'occasion de découvrir de nouvelles perspectives, jusqu'alors situées dans un point aveugle des elaborations théoriques du linguiste russe63.

2.1 Les figures

Dans la brève généalogie de la perspective de renonciation qui fut présentée, deux moments principaux de l'élaboration de la notion de figure furent identifiés.

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D'une part, Hjelmslev élabora la première définition de la figure comme unité de base du discours et comme « non-signe ». De fait, le linguiste danois déplace la théorie du signe de Saussure en distinguant deux plans autonomes au langage: le plan de l'expression (signifiant) et le plan du contenu (signifié). Bien que ces deux plans soient toujours articulés, du fait de leur autonomie, ils ne correspondent jamais exactement l'un à l'autre. Ainsi, au signe de Saussure en tant que lien d'un signifiant à un signifié, Hjelmslev substitue le « non-signe », ou la figure, qu'il situe dans une chaîne signifiante. Ce n'est que dans l'articulation des figures les unes aux autres qu'elles deviennent signifiantes.

D'autre part, Greimas s'inscrit dans cette définition de la figure, mais en précise une caractéristique supplémentaire dans sa théorie sémiotique: les figures sont issues du monde naturel. Elles sont des unités du discours, relevant de la forme du contenu, qui représentent le monde naturel, sans toutefois le reproduire.

François Martin, sémioticien du CADIR, reprend dans sa thèse doctorale64 cette « double origine » et en pousse plus loin l'idée. Il situe les figures au carrefour des trois ordres que sont le monde, le langage et le sujet humain. Comme l'affirme Greimas, elles sont instituées sur la base d'éléments du monde, connus par le savoir encyclopédique. Toutefois, les figures ne renvoient pas à ces éléments du monde selon une logique référentielle: elles sont constituées d'une matière langagière, signifiant la médiation de la langue qui toujours « parle le monde et lui impose sa propre forme65. » Le langage n'est pas la copie du monde, mais plutôt une représentation symbolique du monde.

Le rapport des figures au troisième ordre -le sujet humain- est repérable dans l'enchaînement des figures, lorsque s'opèrent des déformations telles que le savoir encyclopédique et la connaissance de la langue qui deviennent insuffisants pour en comprendre la logique. Ces déformations, qui indiquent « la cause du sujet parlant66 » dans le discours, font apparaître le pôle de renonciation.

64 François Martin. Pour une théologie de la lettre. L 'inspiration des Écritures. Paris. Cerf. 1996. 516 p. 65 F. Martin. Pour une théologie.... p. 90.

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2.2 La dimension figurale des figures discursives

La pratique de lecture des textes bibliques est un lieu privilégié d'où peut être abordé la perspective de renonciation. De fait, le corpus biblique manifeste souvent des enchaînements figuratifs déformés, convoquant le lecteur à un déplacement de registre. Les textes bibliques, faisant achopper les lectures qui se réclameraient de l'ordre du monde ou du langage, permettent de découvrir le statut proprement discursif des figures et de penser l'instance qui les organise.

Mises en discours, les figures ont un statut de signifiant, c'est-à-dire qu'elles ne renvoient à aucun signifié codé, mais produisent de la signification en fonction de leur articulation. La question qui se pose alors concerne les conditions de saisie de la signification du texte lors de la lecture. Deux modalités ont été développées pour y répondre.

La première voie résout la question de la saisie de la signification en reconstituant le signe saussurien, c'est-à-dire en liant la figure, comprise comme signifiant, à un signifié qui lui correspond exactement. Plus précisément, le plan figuratif du discours renvoie à un plan plus profond, celui du thématique, où le signifié est à décoder. Chercher la signification se fait ainsi en découvrant le thème sous-jacent du discours, et plus précisément la valeur thématique, le signifié, auquel renvoient les figures. Cette « saisie thématique des figures67 » implique l'assomption de la notion de valeur. D'une part, celle-ci renvoie à la définition saussurienne selon laquelle le signe n'acquiert sa valeur, c'est-à-dire sa signification, qu'en fonction de sa relation avec les autres signes du même système. D'autre part, la notion de valeur désigne, selon le modèle narratif, « la nature de l'objet » désiré, qui motive la quête d'un sujet. L'enjeu est la conjonction ou la disjonction du sujet à l'objet de valeur. Cette perspective nommée sémiotique des valeurs, laquelle propose un « modèle général de manque/liquidation du manque68 », fut toutefois confrontée à travers la pratique de lecture du corpus biblique.

67 F. Martin. Pour une théologie..., p. 140.

68 Louis Panier. « Sémiotique et études bibliques à Lyon ». conférence, pro manuscrito. Colloque de Lyon La Bible et la guerre, la non-violence. 16-17 mars 2007. p. 4.

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L'autre modalité, laquelle s'est surtout développée à travers les recherches effectuées au CADIR sur les textes bibliques, a maintenu le statut de signifiant des figures et a plutôt investi le pôle de renonciation pour les interpréter. De fait, les textes bibliques déplacent l'enjeu de la quête de l'objet-valeur vers celui de la dimension relationnelle impliquée dans Fintersubjectivité. Les enchaînements figuratifs ont dès lors été redirigés vers l'instance d'énonciation qui les organise. Le cadre théorique de ce mémoire s'enracine dans ce choix épistémologique, qui ouvre la voie à la sémiotique de l'énonciation.

3. L'énonciation

La dimension figurale des figures discursives nous permet de rebondir sur l'énonciation, en tant qu'instance linguistique69 qui opère la mise en discours. Les réflexions sémiotiques autour de la perspective de l'énonciation se concentrent sur les conditions qui rendent possibles les processus de la constitution de la signification et son analyse dans les discours. Plus spécifiquement, les recherches ont permis de développer « une théorie de l'énonciation orientée vers l'acte de lecture et vers le statut du sujet qu'il présuppose70. » Quelques éléments sont présentés, lesquels permettent de mieux saisir la spécificité de renonciation dans la perspective de la sémiotique du CADIR.

3.1 Une instance linguistique

L'énonciation, du point de vue de la sémiotique, relève du registre de la linguistique, et plus particulièrement de l'immanence du langage. Il faut ainsi éviter de la concevoir dans une logique empirique qui renverrait à un sujet locuteur. Elle relève plutôt d'un modèle

69 Cf. J. Courtes et A. J. Greimas. Sémiotique. Dictionnaire..., p. 127. Nous référons ici à la distinction faite dans l'article « Énonciation ». entre les conceptions de l'énonciation linguistiques et extra-linguistiques. 70 L. Panier, « Sémiotique et études bibliques à Lyon », p. 8.

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théorique et abstrait, que l'on ne peut réduire à la communication (expression) d'un sujet (Jakobson) ni à un acte de langage (Austin).

3.2 Une instance structurelle

L'énonciation est fondamentalement structurale et plus spécifiquement, elle est une « structure ternaire immanente au langage71. » Au fondement de renonciation se trouve ainsi Fintersubjectivité, saisie sur un plan linguistique, comprenant toujours une relation entre «je-tu-il». Cette structure intersubjective convoque la dimension symbolique du langage référant à l'état figurai des figures, c'est-à-dire à leur nécessaire et incontournable mise en discours par une instance d'énonciation. Cette instance organise l'acte de langage comme une circulation de la parole entre «je-tu-il», mettant ainsi en relief les deux positions que sont l'énonciateur et l'énonciataire. Or, ces deux instances ne sont « pas comme des lieux de savoir (émetteur et récepteur) dans la transmission des messages, mais comme des pôles d'altérité présupposés par le discours en acte72. » L'énonciation prend ainsi les traits de la parole adressée d'un «je» à un «tu», par la médiation d'un tiers absent, le « il ». Il est alors possible de parler de la « trinité de la langue naturelle [...] inscrite dans notre condition d'être parlant . »

Du lieu de la théologie, cette structure ternaire de renonciation devient un point de basculement vers un « métalangage trinitaire » puisque la forme du «je-tu-il » devient « la forme la plus spontanée, la plus dépouillées, la plus simple de la trinité74 ». Pour la pratique qui nous intéresse -la lecture du texte biblique-, cette prise en compte de la structure ternaire de l'énonciation oriente l'acte de lecture vers l'attention à la modalité de la circulation de la parole dans le texte, entre «je-tu-il ». Nous expliciterons davantage plus loin.

71 Anne Fortin. « Faire circuler la parole dans l'espace public ». dans Gilles Routhier et Marcel Viau (dir.). Précis de théologie pratique, Bruxelles/Montréal. Lumen Vitae/Novalis. 1997. p. 300.

72 Louis Panier. « Figurativité. mise en discours et corps du sujet ». Sémiotique et Bible 114 (2004). p. 48. 73 Dany-Robert Dufour. Les mystères de la Trinité. Paris. Gallimard. 1990. p. 17.

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3.3 Une instance présupposée par le discours

Déjà Greimas, en posant le texte comme une organisation signifiante, c'est-à-dire comme un discours, avait logiquement présupposé une instance d'énonciation dont la fonction serait d'opérer l'articulation et la mise en discours des figures. Bien qu'il n'intègre pas la dimension énonciative dans son schéma généalogique de la lecture, il en élabora tout de même une définition.

3.4 Une instance absente du discours

Si l'instance d'énonciation est ce qui soutient le discours et l'organise, elle est cependant absente du discours. Elle est donc à la fois ce qui rend possible le discours, et ce qui s'en absente. Le discours est la « manifestation de l'énonciation75 », c'est-à-dire de cet acte qui produit et structure le discours. Il en porte seulement les traces.

3.5 Une instance de médiation

Greimas définit l'énonciation comme une instance linguistique de médiation entre les structures virtuelles de la langue et le discours. Il la situe ainsi en rapport avec ce qui s'y trouve en amont, c'est-à-dire la dimension de compétence discursive des structures virtuelles de la langue, et ce qu'on y retrouve en aval, soit le discours référant à la dimension de parole. L'énonciation est à la fois « le foyer et l'acte76 » qui assure ce passage de la langue au discours, par une appropriation individuelle et unique de la langue. L'instance d'énonciation est donc le centre et l'opération -qui sont en fait des opérations-par lesquels se constitue la signification, manifestée opérations-par le discours.

Cette conception de l'énonciation comme instance assurant la mise en discours de la langue est ainsi tout à fait distincte des points de vue sur l'énonciation qui la réduisent à la

É. Benveniste, Problèmes de....\.2,p. 80. 1 L. Panier. « Notes sur renonciation ». p. 6.

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parole communiquée. Comme le dit Benvéniste, l'énonciation, «c'est l'acte même de produire un énoncé et non le texte de l'énoncé77 [...] » On ne peut donc pas la limitera une théorie de la communication qui négligerait la dimension fondamentale de l'instauration de la signification par un sujet lecteur relatif à la parole.

4. Des opérations énonciatives

L'énonciation est un acte à propos duquel plusieurs opérations peuvent être distinguées. Parmi celles-ci, nous en retenons trois78: le débrayage, la suspension et l'embrayage.

4.1 Le débrayage

Greimas définit le débrayage comme « l'opération par laquelle l'instance de l'énonciation disjoint et projette hors d'elle, lors de l'acte de langage et en vue de la manifestation, certains termes liés à sa structure de base pour constituer ainsi les éléments fondateurs de

l'énoncé-discours79.» Le débrayage renvoie à un moment où l'instance d'énonciation prend et pose à distance d'elle des éléments liés à sa structure fondamentale. Cette opération de débrayage est une condition à l'instauration du sujet d'énonciation et du discours.

Toutefois, l'écart que le débrayage induit entre le sujet d'énonciation et sa projection dans un discours -le «je » du discours ou le sujet énoncé- est irréductible. En ce sens, Greimas considère l'opération de débrayage dans l'acte de langage comme une schizie (coupure) créatrice à la fois du sujet d'énonciation et du discours. Cette coupure implique notamment

77 É. Benvéniste. Problèmes de... v. 2. p. 80.

78 Michel de Certeau. La fable mystique. XVIe-XYlle siècle. France. Gallimard. 1982. p. 225. 79 J. Courtes et A. J. Greimas. Sémiotique. Dictionnaire... p. 79.

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