Naître comme sujet de la parole originaire L'embrayage
4. Contributions d'une anthropologie de la réception de la parole à l'éco-théologie
Les enjeux spécifiques d'un contexte mettent en évidence la dynamique de l'altérité et ainsi, ils convoquent au déplacement. En théologie, ces aspects contextuels ont toujours contribué au renouvellement de la réflexion théologique. Ainsi, en son temps, Karl Rahner soutenait que la nécessité d'un « tournant anthropologique » relevait non seulement de « raisons d'espèces foncières provenant de l'essence des choses, c'est-à-dire de la théologie et de son sujet [mais aussi] de raisons contingentes, liées à l'époque actuelle211 [...]». Parmi les multiples défis de notre temps, la question « écologique » s'avère particulièrement préoccupante pour les générations montantes. De fait, elle est au cœur de leurs préoccupations sociales et ainsi, elle convoque les théologiens à un renouvellement nécessaire de la réflexion théologique. De fait, si le contexte social et culturel de l'époque de Rahner imposait un « tournant anthropologique », les aspects contingents de ce temps interpellent à un nouveau déplacement. Mais à quelles conditions et selon quelles modalités un tel déplacement est-il possible, lequel ne se limiterait pas à un travail épidermique pour « verdir » la théologie, mais parviendrait plutôt à renouveler en profondeur les structures du discours théologique?
À cette épineuse interrogation, une multitude de voix s'élèvent et défrichent divers chemins d'interprétation. Il serait intéressant d'investiguer cette réflexion depuis le cadre théorique de la perspective sémiotique, en acceptant néanmoins que cette rencontre -comme toute rencontre d'ailleurs- nécessite au préalable des ajustements et retournements d'ordre fondamental.
Le modèle anthropologique que nous avons dégagé dans ce mémoire permet de penser le rapport du sujet humain à la parole originaire. Il situe le salut du sujet dans le déplacement vers une position filiale relative à la parole de l'Autre et qui ouvre l'horizon de la communion avec les autres. Cette anthropologie dessine ainsi un mouvement de « décentrement212 » du sujet vers l'Autre et les autres, lequel est corrélatif à l'émergence du corps de parole. Cette anthropologie comprend le corps dans une visée relationnelle et rend ainsi possible de dégager l'articulation irréductible entre le corps singulier et le corps collectif: un corps n'est jamais replié sur lui-même, puisqu'il est un espace ternaire de circulation de parole. Ainsi, il est toujours tourné vers l'Autre et les autres, constitué comme un lieu de traversée de la parole de l'Autre, laquelle est toujours « une parole vers, une parolepour2]3 » les autres.
Il semble que ce mouvement de décentrement pourrait être prolongé et élargi afin d'inclure le reste de la « création ». Nous croyons que les préoccupations sociales envers « l'écologie » nous imposent de sortir d'un anthropocentrisme strict, qui néglige un autre partenaire de l'Alliance et qui aujourd'hui se manifeste comme « un autre » devant la communauté humaine. La « création » n'est-elle pas souvent l'oubliée de nos théories et nos théologies? Comment « faire corps » avec la « création », sans tomber dans une vision « cosmique » idéalisée et fantasmatique? Comment pourrait-on penser l'émergence du « corps créationnel215 », en articulation avec celle du corps singulier et du corps collectif?
De tels questionnements engendrent souvent la crainte d'un retour au substantialisme et à l'ontologie. De fait, il semble que plusieurs discours écothéologiques se déploient à partir d'une telle perspective, qui met la notion de « sacré » et de « re-sacralisation » au cœur de
212 Cf. Marco Veilleux. « La dissidence comme pratique de recomposition de la communion ecclésiale ». dans Yvon Métras (dir.). Dissidence, résistance et communion en Église. Montréal, Novalis, 2009, p. 149. 2,3 A. Fortin, « Lire et brûler », p. 514.
214 Nous voulons signifier une prudence, voire même une hésitation, à utiliser ce mot qui demanderait à être défini. Trop souvent, l'utilisation des termes « nature ». « création ». « monde naturel » sont utilisés dans un flou épistémologique. rendant ainsi les discours ambigus. Une recherche plus approfondie serait nécessaire pour employer ces expressions d'une façon réfléchie et rigoureuse, ce que le contexte de ce mémoire ne pennet pas. Nous utiliserons donc ces termes avec les guillemets, pour souligner cette réserve.
215 Nous faisons ici écho au concept de « communauté créationnelle » développé par Jiirgen Moltmann. Cf. Jiirgen Moltmann. God in creation. An ecological doctrine of creation. London, SCM Press LTD. 1985.
sa réflexion"16. Comment une réflexion éco-théologique pourrait-elle être élaborée d'un point de vue langagier et plus précisément, depuis une approche sémiotique?
Une telle entreprise imposerait sans doute de reprendre la réflexion fondamentale sur l'articulation signifiante entre la perception et le langage. Dans le champ de la sémiotique, de tels réflexions et débats ont cours sur la question de la precedence de la perception ou du langage dans la construction de la signification. De fait, de plus en plus de sémioticiens, dont Jean-Claude Coquet217, se tourne vers la phénoménologie pour inclure l'acte perceptif dans le processus de la signification. Au CADIR, François Martin avait entamé de telles réflexions sur l'articulation entre la perception et la signifiance, notamment dans ses travaux sur le devenir des figures218. Bien que réaffirmant la primauté de la signifiance sur la perception, son geste a ouvert des voies intéressantes pour penser leur articulation. Pour Denis Bertrand, ces débats épistémologiques offrent des points de rencontre et de dialogue demandant à être investigués:
L'éclairage qu'apporte J.-Cl. Coquet en mettant l'accent sur le sujet et les implications de la parole en acte contribue fortement à déplacer le point de vue de la sémiotique sur renonciation. Il réunit les conditions perceptives, sensibles, affectives de la signification avec ses conditions langagières dans l'émergence même du processus signifiant, dans l'événement de la semiosis. La sémiotique structurale quant à elle s'attachait à saisir le processus sémiotique dans son aspect achevé et accompli sous la forme de l'énoncé réalisé. Double
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217 Cf. Jean-Claude Coquet. La quête du sens: le langage en question. Paris. PUF. cl997; J.-C. Coquet (dir.). Nouvelles problématique sur renonciation. Paris. Didier-Érudition. 1996: J.-C. Coquet. Le discours et son sujet. Paris. Klincksieck. 1984: J.-C. Coquet. Phusis et logos: une phénoménologie du langage. Saint-Denis. Presses universitaires de Vincennes. 2007.
approche qui n'implique pas pour autant un antagonisme entre deux paradigmes sémiotiques [...]219
Ces questions entourant l'articulation entre la perception et la signifiance seraient nécessairement à approfondir dans une poursuite éventuelle de cette réflexion.
De même, le vis-à-vis du corpus biblique et d'autres discours théologiques serait fondamental pour cette recherche théologique, afin de comprendre comment ces dimensions y sont articulées. Cependant, ce retour ne doit pas signifier de chercher des réponses dans une tradition qui constituerait un dépôt fixe d'énoncés; le contexte spécifique de l'enjeu écologique appartient à notre époque, et non à celle des générations précédentes. Nous sommes donc conviés à prendre le risque d'un véritable travail d'interprétation et de relecture; donc, à entrer dans le mouvement de la tradition. La tentation serait la fixation, c'est-à-dire « freiner ce mouvement, à le croire devenu inutile ou dangereux, à vouloir fixer l'un de ces "passages" indispensables et à le prendre lui seul pour la vérité dont il n'est qu'un signe220. »
Les communautés croyantes et les théologiens sont donc interpellés à reprendre le chemin de la lecture et de l'écoute afin que la Parole puisse se dire à travers les langages qui leur sont propres. Ultimement, cette démarche porte la promesse de l'émergence d'un corps de parole qui fasse corps avec les défis d'une époque particulière, tel celui que représente aujourd'hui « l'écologie ». Cette entreprise, espérons-le, pourrait ainsi permettre de penser les conditions de l'avènement de ce « corps créationnel ». Si, pour l'instant, les modalités pour y arriver nous échappent encore, les réflexions effectuées dans ce mémoire constituent indéniablement des leviers privilégiés pour lire ce « défi écologique », et ce, afin d'y entendre à quels déplacements peuvent être convoquées la théologie, et plus largement la communauté humaine.
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