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Naître comme sujet de la parole originaire L'embrayage

1. L'identification symbolique

Dans l'identification imaginaire, le sujet confond son identité avec les représentations qu'il s'en forge. Le débrayage a pour fonction l'arrachement à l'identification imaginaire afin de se recevoir de la parole de l'Autre, dynamisme structural qui fut désigné dans l'émergence du sujet filial. Ce processus renvoie à l'identification symbolique, par lequel un sujet est arraché à une logique binaire du rapport possessif au monde pour être instauré dans une logique ternaire relative à l'ordre symbolique du langage. La structure de la filiation

renvoie précisément à cette dynamique où le sujet advient de la relation à un Autre, l'inscrivant ainsi dans un mouvement où il « est en se défaisant de lui-même199. »

1.1 La Parole originaire, l'insaisissable qui divise

L'analyse du chapitre 22 de Luc a permis de mettre en lumière une logique d'identification imaginaire, de laquelle était solidaires les pharisiens et les Douze. Ce régime de signification aboutit à un fantasme de toute-puissance qui appelle le refus de l'Autre, et ce, d'abord au sein du sujet lui-même. Le moi conscient se prétend dans un voir et un savoir absolus, qui enferme dans une logique de totalité close.

Or, à travers les conditions de parole de l'acteur Jésus, l'altérité radicale du désir et de la parole est resituée dans le sujet, inscrivant ainsi un espace qui échappe constamment au savoir du moi conscient. Ainsi, comme l'écrit Denis Vasse, « la parole nous divise et nous naissons de la frontière subjective où viennent à s'articuler savoir et vérité200. » Dans sa parole, l'acteur Jésus inscrit toujours un écart entre son dit et ce qu'il vise -le hors-discours, considéré comme le corps du sujet de l'énonciation-, si bien qu'aucune saisie du sens n'est jamais possible. Plutôt, à travers sa parole, il convoque ses destinataires à devenir

énonciataire de la parole et ce, par et dans leur acte d'écoute. L'acteur Jésus est absolument sujet de la parole de l'Autre, si bien qu'il est la figure à lire du Verbe du Père. II est d'abord un espace ternaire, où la parole originaire circule dans une liberté totale. L'acteur Jésus est le seul pour qui cette écoute de l'Autre ne bute à aucune défense ni limite. En assumant pleinement l'altérité radicale de Dieu, il révèle que dans l'origine se situe le don. Ainsi, il permet de construire l'espace de la foi dans les sujets, lequel permet de tenir dans la condition désirante qui convoque incessamment à reprendre le chemin de l'écoute de

199 Karl Rahner. Le courage d'être prêtre, Paris, Desclée de Brouvver. 1969. p. 83. Il aurait été très intéressant d'approfondir les familiarités de cette anthropologie du sujet de la parole relative à la dimension de renonciation avec l'anthropologie transcendantale déployée par Rahner. notamment à travers le concept d'expérience transcendantale. Le cadre limité de ce mémoire ne nous permet pas de déployer plus amplement cette réflexion, qui d'ailleurs a déjà été ciblée par d'autres sémioticiens. dont Louis Panier. Cf. Louis Panier. La naissance du fis... p. 354.

l'Autre. Aussi longtemps que la promesse de vie n'a pas retenti dans la chair du sujet, l'acte d'écoute demeure angoissant à l'extrême, puisque l'Autre est considéré comme une menace.

L'acteur Pierre fait l'expérience de l'altérité de la parole originaire lors de son reniement: « Il se ressouvint de la parole du Seigneur, qui lui avait dit201 [...] » À travers cette mise en discours, Pierre est révélé à lui-même par l'Autre. Il se reçoit d'un Autre qui parle en lui, le faisant naître comme sujet de l'écoute.

1.2 Devenir sujet de l'écoute

Depuis l'analyse du cadre global de l'évangile de Luc, il fut mis en lumière que l'acteur Jésus est d'abord situé dans une position d'énonciataire de la parole des Écritures. L'acte de l'écoute est donc premier en l'acteur Jésus, dont la spécificité tient au fait d'être réalisé dans un « espace saturé par l'amour (l'énonciation), porté par la filiation (l'énoncé) », c'est-à-dire depuis une position filiale: « Tu es mon fils, le bien-aimé, en toi j'ai tout mon plaisir. »

Dans la figure des pharisiens, comme dans celles de Pierre et de Judas, la parole est située en première instance et se caractérise du fait qu'elle est énoncée à partir du lieu de leur prétention à tout-savoir et tout-pouvoir: leur parole n'est que leur propre parole. L'opération de débrayage, telle qu'elle est mise en discours dans le parcours de Pierre, vient le resituer dans la position fondamentale et primordiale d'énonciataire de la parole.

Bien que dans le récit du reniement, l'acteur Pierre soit situé dans l'espace de l'écoute de la parole dans la chair, ce n'est qu'à la Pentecôte qu'il sera instauré comme sujet dans ce lieu, avec les Onze. De fait, ce n'est qu'avec le don de l'Esprit Saint qu'il est possible pour les disciples, comme destinataires, d'embrayer sur une autre parole qui les déplace et d'être

201 Le 22.61.

ainsi instaurés comme sujets dans la position filiale. L'Esprit Saint tient lieu de l'Autre qui surgit en fracturant le temps pour ouvrir des espaces nouveaux dans les sujets et entre eux. De cet espace, relatif à la mémoire, les destinataires deviennent énonciataires par et dans leur relecture du parcours relatif à la vie et la mort de l'acteur Jésus. À la Pentecôte, les disciples reçoivent une autre instance de relecture: l'instance filiale. C'est à partir de cette écoute nouvelle, dans l'Esprit, qu'il est question de « devenir serviteur de la parole. » Ici, « écouter, c'est être délivré de ce que l'on sait par soi-même des choses et des êtres203 » pour recevoir une parole de l'Autre qui déplace le sujet. C'est par et dans cet acte d'écoute que le sujet de la parole émerge, lequel déloge la part consciente du sujet humain de sa toute-puissance.

Ce processus renvoie à celui de l'identification symbolique, qui « se laisse entendre dans la chute de l'imaginaire par la parole, là où l'homme est appelé par son nom. Dans l'origine. Dans l'Esprit204. » Ainsi, le sujet se découvre à travers la différence, interdisant conséquemment une saisie définitive de son identité. Le sujet humain est un sujet ouvert sur l'infini, en constante marche vers le mystère qu'il demeure pour lui-même du fait qu'il répond d'un Autre qui est toujours radicalement autre en lui.